1983(1) : Des outils aux machines : les premiers pas de la mécanisation de l’agriculture aux XVIIIe et XIXe siècles (résumé)

Tapuscrit n°1-26 (10 feuillets) daté d’août-septembre 1983. Mots-clés : mécanisation, cheval, véhicule, tarare, semoir, machine à battre, moissonneuse, charrue, fil de fer barbelé, écrémeuse. [1983(1).pdf]

Des outils aux machines : les premiers pas de la mécanisation de l’agriculture aux XVIIIe et XIXe siècles (résumé)

François Sigaut

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

1. LA PLACE DE LA MECANISATION DANS L'EVOLUTION GENERALE DE L'AGRICULTURE.

11. On a coutume, depuis plus de cinquante ans, d'appeler révolution agricole l'ensemble des transformations techniques, foncières, sociales, etc., qui ont donné naissance à l'agriculture actuelle des pays tempérés. Pour mieux apprécier l'importance réelle de cette « révolution », on peut essayer de lui donner sa place réelle par rapport aux autres transformations que l'agriculture a connues depuis les origines : c'est l'objet du tableau 1.

12. Deux conditions préalables à la « révolution agricole » ont été l'utilisation intensive du cheval, et celle du véhicule, dans les travaux des champs et dans les transports. Jusqu'en plein XIXe siècle, ces conditions ne se trouvent réunies qu'en Europe, et même dans quelques régions seulement de l'Europe.

Il faut bien voir que jusqu'en 1930 ou 1940 (1950 en France), c'est sur l'emploi presque exclusif du cheval, et non des moteurs thermiques, que repose la première vague de mécanisation. La machine à vapeur ne joue un rôle appréciable que dans le battage. Mais même là, il semble qu'on ait eu tendance à exagérer son importance.

13. Bien entendu, 'la « révolution agricole » ne se résout pas à la mécanisation et à la motorisation qui lui succède. D'autres innovations, techniques et non techniques, ont une importance comparable. On peut également essayer de les énumérer afin d'apprécier à sa plus juste valeur l'importance relative de la mécanisation :

  • innovations techniques

    • d'ordre mécanique, accroissent principalement la rapidité et l'efficacité du travail (machines, moteurs, mais aussi aménagements des bâtiments)

    • d'ordre biophysique ou biochimique, améliorent principalement la qualité et la conservation des produits (appertisation, pasteurisation, froid, ensilage, atmosphère contrôlée, etc.)

    • d'ordre biologique ou génétique, accroissent surtout les rendements physiques (fertilisation, alimentation des animaux, sélection, pesticides, médecine vétérinaire, etc.)

  • innovations non techniques

    • dans l'organisation foncière

    • dans le financement, la commercialisation, la protection contre les accidents et les calamités, etc.

    • dans l'organisation du travail et les rapports sociaux à l'intérieur de l'exploitation, de la famille…

    • dans l'élaboration et la transmission des connaissances, etc.

La mécanisation, toutefois, intervient souvent comme condition nécessaire à la mise en œuvre des autres innovations. Par exemple : l'appertisation et le sertissage des boîtes de conserve, le froid et les machines frigorifiques, etc. Les développements de la fertilisation, de l'emploi des pesticides, etc., sont impensables sans machines.

14. Si on excepte le moulin à eau (60 av. J.C.), les deux premières machines agricoles proprement dites sont le tarare et le semoir. Toutes deux apparaissent au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.

Le tarare inaugure une lignée d'innovations qui vont gagner de proche en proche les diverses opérations d'après-récolte, et jusqu'à la récolte elle-même : machine à battre, puis moissonneuses.

Parallèlement, le premier brevet pour un nouveau modèle de charrue, devant être fabriqué en série, est pris en Angleterre en 1730.

Dans le domaine de la production animale, la mécanisation commence beaucoup plus tard. Deux exemples : le fil de fer barbelé (1875-1880) et l'écrémeuse centrifuge (1878).

2. DU TARARE A LA MOISSONNEUSE-BATTEUSE.

21. L'examen de la chronologie (Tabl. 2) montre que tout se passe comme si l'innovation mécanique, ayant commencé par la dernière des opérations d'après-récolte, la mouture, avait ensuite remonté la filière, jusqu'à la récolte elle-même. L'innovation vient de l'amont, ici de la meunerie.

L'importance du tarare tient au fait que, plus de dix-sept siècles après le moulin, il est la première machine réellement nouvelle qui intervient dans le processus de production agricole et alimentaire.

22. La plus ancienne mention incontestable du tarare en Europe se trouve dans les Mémoires de l'Académie des Sciences, en 1716. Mais des documents autrichiens font allusion à l'appareil dans la région de Murau (Styrie) à partir de 1692. En Chine, le tarare est représenté dans un traité d'agriculture du XIVe siècle, mais il existe certainement dès la dynastie des Han (avant 200 ap. J.-C.).

L'antériorité évidente du tarare en Chine a conduit depuis longtemps certains auteurs à faire l'hypothèse d'un emprunt de l'Europe à la Chine au début du XVIIIe siècle. Mais il semble au contraire que les Européens (les Suédois en particulier) n'ont commencé à s'intéresser au tarare chinois qu'après son apparition en Europe. De toutes façons, l'hypothèse « chinoise » ne fait que reculer l'invention, elle ne l'explique pas.

 

23. Les conditions de l'apparition du tarare paraissent plus intéressantes à examiner. En voici quelques-unes :

  • le tarare est beaucoup plus utile à la préparation des grains vêtus (orge, épeautre, riz…), qu'il faut décortiquer avant de les moudre, qu'à celle des grains nus (blé) ; d'où sa localisation en Chine du Sud surtout, et en Europe, le rôle probable des Pays-Bas, grand centre de consommation d'orge mondé ;

  • le ventilateur centrifuge est attesté depuis le livre d'Agricola, De re metallica (1556) ; il servait alors à ventiler les galeries de mines en Allemagne ; or, la Styrie est une région minière et métallurgique importante ;

  • la pratique d'agiter l'air en criblant le grain (à l'aide d'une toile, etc.) est attestée en Angleterre dès le XVIIe siècle, et çà et là en Extrême-Orient ; en Angleterre, on a aussi utilisé pour cela une sorte de ventilateur centrifuge sans carter (un simple cylindre à manivelle pourvu de pales ou de toiles).

C'est dans ces directions qu'il faut chercher à comprendre l'apparition du tarare, que ce soit en Extrême-Orient ou en Europe.

24. En Angleterre comme en France, le tarare vient très probablement des Pays-Bas, et il ne commence à se répandre vraiment que vers 1750 ou 1760. Il est plus que probable que sans le succès du tarare, il y aurait eu moins de tentatives pour mettre au point une machine à battre. Une des premières est due à un certain Du Quet (Machines approuvées par l'Académie des Sciences, 1722) six ans après le « premier » tarare (1716). Par la suite, les inventions, souvent farfelues, se multiplient. Mais c'est seulement en 1786 que la première machine réellement fonctionnelle est construite, en Ecosse, par George Meikle, sur le modèle réalisé auparavant par son père Andrew.

Or, le grand-père James Meikle avait été envoyé aux Pays-Bas par son « maître » (Lord Fletcher) en 1710, pour y apprendre à fabriquer les moulins à faire de l'orge perlé. Il semble que ces moulins étaient munis de ventilateurs ("fanners").

25. Dans le domaine du nettoyage du grain proprement dit, l'innovation ne reprendra qu'au XIXe siècle, avec les trieurs (Vachon, Pernollet, etc.). Cf. la communication de MM. Gendron et Biscara.

26. Une fois « inventée », la machine à battre se répand rapidement dans toutes les régions industrielles – alors que dans les régions purement agricoles, la résistance des ouvriers lui fait obstacle (émeutes dans le sud de l'Angleterre). Et bien entendu, ce succès même suscite une nouvelle vague d'inventions et de réinventions, qui restent à étudier sérieusement.

27. Une autre voie, tout à fait différente, est celle de la mécanisation du dépiquage, technique traditionnelle depuis plusieurs millénaires dans les pays méditerranéens. Il s'agit de rouleaux de différentes formes qu'on fait tourner sur l'aire, tirés par des animaux, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un manège (lequel peut alors être actionné par une roue à eau).

C'est en Suède, à· partir de 1730, que ce courant d'innovations a eu le plus d'importance. En France, on assiste également à une progression considérable du rouleau à dépiquer vers le nord, surtout dans l'Ouest où il dépasse la Loire. Mais la chronologie exacte du mouvement reste mal connue.

28. Le succès de la machine à battre stimule à son tour les « inventeurs » de machines à moissonner. Des projets commencent à sortir dès 1786. En 1803, la Highland and Agricultural·Society d'Ecosse propose un prix. Des machines sont essayées dès 1805. Ce sera toutefois en 1827-1828 que la première moissonneuse vraiment fonctionnelle sera construite par Patrick Bell, étudiant en théologie (toujours en Ecosse). Mais la machine de Bell ne sera vraiment fabriquée en nombre qu'à partir de 1851, par Crosskill, pour répondre à l'offensive commerciale de Hussey et surtout MacCormick. Tentative sans avenir, car la barre de coupe de Bell, faite de ciseaux, était trop fragile et peu efficace.

29. Ensuite, les choses vont très vite. C'est en 1855 que commence la production en grande série de MacCormick. Mais un prototype de moissonneuse-batteuse est mis au point dès 1836, et de leur côté, les Australiens inventent en 1843 le stripper, moissonneuse-batteuse simplifiée, sans barre de coupe, et pouvant fonctionner avec trois chevaux seulement. Mais l'emploi de ces machines ne peut sortir des zones méditerranéennes, car on ne sait pas conserver le grain en vrac hors de ces zones (Australie, Californie, etc.). Ailleurs, il faut se résoudre au détour laborieux et tardif de la javeleuse, puis de la lieuse, qui permettent de conserver le grain en gerbes. Dans les régions à étés humides (Europe au nord des Alpes, Midwest…), la « chaîne du vrac » ne sera possible que bien plus tard.

 

3. LE SEMOIR.

31. L'invention du semoir moderne revient incontestablement à Jethro Tull, gentleman-farmer du Centre-Sud de l'Angleterre (Berckshire). Tull décrit son semoir dans The Horse-Hoing Husbandry, publié en 1731 ; il y affirme avoir fabriqué son premier appareil fonctionnel en 1701. Pour mettre au point la partie essentielle de cet appareil, la boîte de distribution. ("seed-box"), il affirme également s'être inspiré… de la boîte de distribution du vent dans les tuyaux d'orgue ("sound-board").

32. Tull a eu cependant des prédécesseurs, dont le plus célèbre est l'Espagnol Locatello (ou l’Italien Locatelli ?) en 1670. On cite aussi un autre Italien, jésuite de Brescia, du nom de Lana-Terzi, et l'Anglais John Worlidge en 1669. Il ne semble pas que Tull ait eu connaissance de ces « inventions ».

33. Dans presque toute l'Europe, la technique de semis prédominante à l'époque était le semis à la volée, les semences étant recouvertes soit par un dernier labour, soit par un hersage. Mais les pois, les fèves, le maïs, etc., étaient semés en lignes (derrière l'araire ou la charrue) ou même en poquets, ce qui impliquait davantage de façons d'entretien par la suite. Ce système semis en lignes ou en poquets + sarclages était également appliqué au blé dans certaines régions de France (Massif armoricain) et d'Angleterre. Il exigeait beaucoup moins de semences, mais beaucoup plus de main-d'œuvre. Il semble que l'objectif principal de Tull et de ses prédécesseurs ait été de sortir de cette alternative, c'est-à-dire de trouver une machine permettant d'économiser autant de semences que dans le semis en lignes ou en poquets, sans utiliser davantage de main d'œuvre que dans le semis à la volée.

34. Dans les agricultures basées sur le semis à la volée, les rendements à la semence sont en effet particulièrement faibles – de 3 à 7 ou 8 pour 1 en moyenne – et leur comparaison avec le rendement maximum observable d'un seul grain isolé – qui peut atteindre 4 000 pour 1 – pose inévitablement la question de l'efficience de la méthode. Quelle est la proportion de graines semées qui germent vraiment ? Faut-il semer plus clair ou plus épais dans les meilleurs sols  ? Quel est le rôle du tallage  ? De telles réflexions reviennent régulièrement dans les textes agronomiques depuis l'Antiquité. Mais Tull est le premier sans doute à les reprendre avec toutes les ressources de la pensée scientifique de son temps. Il cite Newton (dont la pensée est encore toute alchimique) et Boyle entre autres, et élabore une véritable théorie de la nutrition des végétaux, intimement liée à l'ensemble des pratiques nouvelles qu'il préconise.

35. Cet ensemble de pratiques, la « nouvelle agriculture », qui sera le point de départ des travaux de Duhamel du Monceau, comprend essentiellement :

  • le labour en billons ou sillons de quatre raies (pratique absolument traditionnelle),

  • le semis en lignes, au semoir,

  • des façons d'entretien entre les lignes aussi nombreuses que possible avec une petite charrue qualifiée de « houe à cheval » (horse-hoe),

  • diverses modifications dans la date et les modalités des façons culturales, dans le détail desquels on ne peut pas entrer ici.

Il semble toutefois que Tull ait élaboré son système lentement et progressivement, en réponse aux questions posées par l'usage de son semoir. Une étape importante dans cette élaboration est son voyage en France et en Italie, en 1711-1714 (pour raisons de santé). C'est l'observation des façons culturales à l'araire dans les vignobles de Sète et Frontignan qui le convainc de l'intérêt de travailler le sol en cours de végétation pour une culture à cycle long (il insiste sur ce point) comme le blé d'hiver.

Mais au départ, c'est pour des raisons toutes différentes que Tull met au point son semoir. Il s'installe dans une ferme en 1699, à une époque où, dit-il, les ouvriers prétendaient dominer leurs maîtres. Pour se « libérer » de cette domination, il entreprend de mettre toutes ses terres en sainfoin, dont les graines sont rares, C'est pour surmonter les difficultés des semis du sainfoin (où il retrouve du reste la « mauvaise volonté » de ses ouvriers), qu'il met au point son semoir.

36. Comme dans le cas du tarare, toutefois, il existe pour le semoir un problème de l'antériorité de l'Asie, et d'un transfert éventuel de la technique de l'Extrême-Orient à l'Europe. En 1752, Duhamel du Monceau consacre un chapitre de son Traité de la culture des terres à l'usage du semoir en Chine, qu'il trouve assez analogue à la « nouvelle culture » de Tull.

Mais là encore, la chronologie suggère que les Européens n'ont été capables de « voir » le semoir en Chine qu'à partir du moment où ils étaient en train de l'inventer eux-mêmes.

37. Le semoir, à deux ou trois rangs, existe dans la Chine du Nord (la Chine du blé) très probablement depuis le début de notre ère, comme le tarare (lié, lui, au riz, donc en Chine du Sud). On retrouve un semoir à nombreux rangs, jusqu'à 12, en Inde, pour l'éleusine, le sorgho, et les millets en général ; le semoir indien est localisé dans les régions non littorales (c'est-à-dire non rizicoles) du Deccan, il est attesté depuis le début du XIXe siècle seulement, mais est sans aucun doute beaucoup plus ancien. Dans les régions rizicoles d'Extrême-Orient, le semoir est sans objet puisque le riz est semé à la volée en pépinière et repiqué.

38. Mais la pratique du semis en lignes, à l'aide, d'un araire muni d'un tube-semoir, est encore beaucoup plus ancienne. Elle est attestée en Mésopotamie plus de 2 000 ans avant notre ère. Elle a subsisté çà et là au Proche-Orient jusqu'à nos jours (Palestine, Yémen, Erythrée…), ainsi qu'en Inde, dans la plaine indo-gangétique (sauf l'Est rizicole). Mais l'araire-semoir est totalement inconnu à l'Ouest d'une ligne Palestine-Yémen, notamment dans les pays méditerranéens (y compris l'Egypte) et en Europe.

Dans cette perspective étendue à l'ensemble de l'Eurasie, par conséquent, le problème n'est pas celui du semoir, mais bien celui du semis à la volée. Le semis à la volée n'est rien moins qu'une pratique primitive en effet. Il implique force, adresse, et un long entraînement pour le semeur. Et son coût élevé en semences n'est acceptable que si la main-d'œuvre qu'il épargne est encore plus chère.

Il est étrange de constater combien les pratiques de semis sont peu connues en histoire des techniques, alors qu'elles sont au centre même des systèmes de culture.

 

4. LA CHARRUE.

41. La charrue n'est pas une « machine » au sens habituel du terme, et on ne peut parler de « mécanisation » à son propos qu'en ce qui concerne sa fabrication, ou son adaptation à la traction mécanique. Mais l'époque qui voit naître les deux premières machines agricoles proprement dites, le tarare et le semoir, voit aussi se produire une très importante « première » dans le domaine de la charrue : l'obtention, en 1730, d'un brevet pour la fabrication d'une nouvelle charrue par Joseph Foljambe et Disney Stanyforth. C'est ce modèle qui restera connu pendant plus d'un siècle sous le nom de « charrue de Rotherham » (une localité près de Sheffield, où Stanyforth avait ses ateliers). Le contrat entre Foljambe (l'inventeur et le fabricant des pièces en bois) et Stanyforth (le financier et fournisseur des pièces en fer) fait état d'une production de 300 charrues par an. Ce qui implique déjà une fabrication en série, à partir de pièces standardisées.

42. Techniquement, il est difficile d'apprécier en quoi exactement la charrue de Rotherham était nouvelle. Pour tout un ensemble de raisons :

  • le modèle primitif n'est connu que par des dessins rares et peu précis (la forme des versoirs, par exemple, est à peu près impossible à restituer sur la base de l'iconographie antérieure à l'apparition du dessin industriel moderne) ; en outre, ce modèle a pu changer dans le temps, dans la mesure où, l'entreprise de Stanyforth n'ayant pas duré longtemps, la charrue de Rotherharn réintégra par la suite la construction artisanale, et devint « traditionnelle » dans tout le nord de l'Angleterre ;

  • les charrues antérieures à la Rotherham dans la région de son invention sont encore plus mal connues ; tout ce qu'on sait d'elles est qu'il s'agissait de charrues sans avant-train (swing-ploughs) à structure quadrangulaire ; il est possible que ce type de charrue, répandu dans tout l'Est et le Nord de l'Angleterre (de l'East Anglia à l'Ecosse) doive quelque chose à l'influence hollandaise ;

  • ce qu'on connaît plus mal encore, pour ne pas dire pas du tout, c'est la géométrie des labours à cette époque ; or, c'est par rapport à elle seule que l'efficience d'une charrue peut être appréciée.

43. Sur le plan économique toutefois, les choses sont claires. Avant la Rotherham, les charrues de la région exigeaient des attelages nombreux, souvent mixtes (bœufs et chevaux), donc une à trois personnes en plus du conducteur de la charrue pour diriger les animaux. Avec la Rotherham, un homme seul pouvait labourer avec deux ou trois chevaux, soit une économie de moitié, voire des deux tiers, sur les coûts.

Ce gain considérable de productivité est un des éléments essentiels de la première « révolution agricole » anglaise. Mais il faut observer qu'il n'a intéressé que certaines régions (ici : le Nord-Est). Car le Sud de l'Angleterre avait déjà depuis longtemps des charrues à avant-train beaucoup plus efficientes, par rapport auxquelles la Rotherham ne représentait pas d'amélioration décisive. On observera la même chose en France, où par exemple la Dombasle aura beaucoup plus de succès, semble-t-il, dans l'Ouest et le Midi que dans le Bassin parisien, déjà équipé de « bonnes » charrues traditionnelles.

44. La plus célèbre des charrues inspirées de la Rotherham est celle de l'Ecossais James Small (1740-1793). Sa fabrication en manufacture commence en 1763. Elle est beaucoup mieux connue que celle de Rotherham, grâce au livre que lui a consacré son inventeur, et à toutes sortes de sources contemporaines (y compris une iconographie abondante et de qualité). La plus ou moins grande originalité de Small par rapport à la Rotherham est un sujet de discussions. Mais il semble indiscutable que Small s'est livré à de nombreux essais pour « optimiser » la forme des pièces travaillantes (étudiant l'usure sur des modèles en bois tendre). Il est également l'auteur d'innovations dans le régulateur, et dès 1780, il commence à fabriquer certaines pièces en fonte (versoir et frayon).

La charrue de Small sera diffusée et étudiée dans toute l'Europe. Elle inspirera notamment très directement C.J.A. Mathieu de Dombasle (concurremment avec la charrue flamande).

45. Parallèlement aux nouveaux modèles de charrues, plus ou moins standardisés et à leur fabrication en série (point sur lequel nous sommes très mal informés), la seconde moitié du XVIIIe assiste au développement d'une autre innovation : les concours de labours.

D'après un de leurs principaux promoteurs en France, le ministre François de Neufchâteau, les premiers concours de labour auraient eu lieu en Grande-Bretagne dès 1766, puis en Suède en 1773, puis en Suisse, en Russie… En France, le premier « concours de charrues » (et non de labour) au niveau national a lieu en l'An XII (1803 ou 1804), le quatrième en 1807.

46. Mais c'est en Amérique que commencera vraiment la fabrication des charrues en grande série, à l'échelle industrielle. Et cette fabrication est liée à l'ouverture à la colonisation agricole des grandes Plaines du Midwest.

En l'absence d'instruments spécialement adaptés, en effet, le défrichement de la Prairie (ou plus exactement le second labour, de seconde année, après le défrichement proprement dit) se heurtait à de grosses difficultés. Toutes les charrues « bourraient » au point qu'il fallait les nettoyer tous les trois ou quatre mètres.

En 1837, John Deere met au point un modèle de charrue « auto-nettoyante », dans laquelle l'ensemble soc-versoir est fait d'une seule pièce d'acier à courbure spécialement étudiée. Il fabrique 1.000 charrues par an en 1847.

 

5. LE FIL DE FER BARBELE et L’ECREMEUSE CENTRIFUGE.

51. Le fil de fer barbelé est aujourd'hui un des éléments les plus banals de notre environnement. Or, cette banalité n'a guère plus d'un siècle, et son apparition a eu des répercussions d'une importance que nous n'imaginons plus.

La mise au point des clôtures en barbelé a donné lieu à 470 brevets aux Etats-Unis, dont 455 (91%) entre 1874 et 1894. Voilà pour la banalité ! Les différents modèles de barbelé sont dans ce pays un objet de collection, et il en a éfait un catalogue (Barbs, Prongs, Points, Prickers and Stickers, par R.T. Clifton, 1970), qui recense 992 articles !

Quant aux conséquences, il suffira de rappeler que pour la mise en valeur de l'Ouest des Etats-Unis, le barbelé a joué un rôle comparable à celui de l'éolienne ou même du chemin defer.

52. L'écrémeuse centrifuge, mise au point à la même époque par le Suédois De Laval, a eu des conséquences tout à fait comparables sur la production animale et sur nos habitudes alimentaires.

Avant elle, en effet, la production du beurre exigeait qu'on laisse monter la crème un jour ou deux dans la laiterie, ce qui impliquait un luxe de précautions extraordinaire (quant à la température, et surtout à la propreté de celle-ci) si l'on voulait éviter les fermentations indésirables. Aussi la fabrication du beurre était-elle extrêmement coûteuse en main d'œuvre, donc extrêmement limitée en quantité. Aucune étude précise n'a été faite sur ce sujet, semble-t-il. Mais les textes du XVIIIe siècle donnent l'impression que la production du beurre était inconnue dans de nombreuses régions où on la considère aujourd'hui comme parfaitement « traditionnelle » (la Bretagne par exemple, à l'exception de deux ou trois microrégions comme La Prévalaye, un faubourg de Rennes). La production familiale est difficile à évaluer. Mais il semble bien, en tous cas, que la production commerciale était très limitée. En Normandie par exemple, deux régions seulement alimentaient le marché parisien : le Pays de Bray, et le Bessin.

Avec l'écrémeuse, le beurre va devenir un produit courant, et la géographie de sa production va être complètement bouleversée. Il faut aussi tenir compte des autres innovations dans le matériel et les techniques de la laiterie au XIXe siècle. Mais c'est une histoire à peu près inconnue.

 

CONCLUSIONS

L’histoire de la mécanisation de l'agriculture commence un peu avant 1700. Sa première phase, celle des inventions si l'on veut, s'achève vers 1830-1840. En 1840, pratiquement toutes les grandes inventions de machines dans la céréaliculture sont faites (y compris la moissonneuse-batteuse), et une deuxième phase va commencer : celle de leur fabrication industrielle, en très grande série. Au cours de la première phase, presque tout s'est passé en Europe ; la deuxième sera principalement américaine.

Naturellement, les inventions ne cessent pas après 1840, bien au contraire ! Mais elles n'ont plus ce caractère de nouveauté inouïe, absolue, qu'elles avaient auparavant. On les attend, en quelque sorte, et la société est désormais organisée et pour les susciter, et pour les diffuser.

Dans cette chronologie générale, toutefois, il faut tenir compte de différences entre les pays. Au XVIIIe siècle, l’avance de l'Angleterre est évidente, au XIXe siècle celle de l'Amérique. Mais un pays comme la Suède se trouve toujours plus ou moins dans le peloton de tête. La contribution de la France apparaît par contraste singulièrement modeste. Est-ce simplement parce qu'elle a été beaucoup moins étudiée que celle des autres pays ? Ou ce retard est-il réel ?

Ce qui est certain, c'est que les industries agricoles et alimentaires ont joué un rôle essentiel dans le développement de pays comme l'Angleterre, les Etats-Unis, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suède, etc. Rien de semblable en France, semble-t-il. Pourquoi ?

Mais l'histoire nous conduit aussi à nous interroger sur l'avenir. En cette fin de XXe siècle, nous avons derrière nous trois siècles de progrès continuels, et toujours accélérés, de l'agriculture. Allons-nous continuer sur cette trajectoire ? Il y aura certes encore des progrès, et importants. Mais à quel rythme ? On continue à perfectionner la moissonneuse-batteuse. Mais pouvons-nous imaginer une machine qui soit à la moissonneuse-batteuse ce que celle-ci a été à la faucille et au fléau ? Ou dans le domaine de la laiterie, pouvons-nous imaginer quelque chose qui soit au froid artificiel, ou à l'écrémeuse, ce que ces techniques ont été à la laiterie traditionnelle ? Nous sommes habitués au changement, au point de ne plus pouvoir imaginer l'avenir sans lui. Mais le plus grand changement auquel nous avons à faire face n'est-il pas justement le ralentissement du changement ? Les pays développés sont en crise depuis le début des années 1970. Or, c'est précisément vers 1970 que la mécanisation et la motorisation de l'agriculture dans les pays développés s'achèvent. Est-ce une simple coïncidence ?

 

Août-septembre 1983