2008(2) : « Découvrir Lacombe ».

Version non publiée de l’avant-propos de Mariage, famille et parenté selon Paul Lacombe…

DÉCOUVRIR LACOMBE

Paul Lacombe (1834-1919) est aujourd’hui un parfait inconnu. Son nom ne dit rien à personne (1). Il y a des auteurs qu’on dit oubliés ou méconnus parce qu’on ne les lit plus, mais on se rappelle au moins qu’ils ont existé, ce qui permet de les redécouvrir de temps à autre, quand l’actualité sommeille un peu. Lacombe, lui, a été banni de notre passé avec l’efficacité sans faille imaginée par Orwell dans 1984 : il n’existe plus, il n’existe pas, il n’a jamais existé. Voilà pourquoi il s’agit, non de le redécouvrir comme tant d’autres, mais de le découvrir, comme s’il était notre contemporain, comme s’il venait de publier son premier livre.

J’ai trouvé La famille dans la société romaine un jour de septembre 1999, dans une librairie où j’avais cherché refuge contre l’averse qui commençait à tomber. Avec sa couverture défraîchie, le livre faisait tache au milieu des ouvrages neufs. Le nom de Lacombe m’était connu depuis quelques mois par l’intermédiaire de Henri Berr, qui le citait souvent, et toujours avec admiration. Certes, l’histoire de la famille ne m’inspirait guère, et celle de la société romaine pas davantage. Mais le livre ne coûtait que 100 F; au pire, j’y trouverais quelques détails intéressants sur un auteur assez original pour avoir osé penser que « l’histoire des techniques ne serait pas l’histoire universelle, mais à coup sûr la plus universelle des histoires, puisque l’homme de tous les temps a été en grande masse un ouvrier » (2).

Quand je me mis à feuilleter l’ouvrage, ce fut un enchantement. Je crois bien l’avoir lu tout d’une traite, comme un roman policier. Qu’on me pardonne ces détails personnels, mais comment le dire autrement ? Comme tant d’autres, je vivais depuis longtemps dans l’idée que la parenté était ce qu’on avait inventé de plus ennuyeux dans le champ de l’anthropologie. En deux heures, j’avais complètement changé d’avis. Oublié le formalisme des schémas qui ne renvoient qu’à d’autres schémas, toujours plus abstraits. La parenté selon Lacombe met en scène des êtres humains, et qui vivent. Des êtres de chair et de sang, poussés par leurs besoins et leurs désirs, forcés d’inventer des solutions toujours nouvelles pour vivre ensemble dans l’infinie diversité des situations…

Est-ce à dire que le livre n’est qu’un roman ? Ce serait oublier que l’intrigue n’est pas une fiction, mais une argumentation précise, serrée, directe - on est tenté de dire impitoyable, tant elle fait peu de place aux idées reçues et aux facilités rhétoriques. Lacombe n’a pas d’inhibitions. Il va droit au but, sans ménager rien ni personne, sans s’inquiéter des convenances qu’il bouscule au passage avec juste ce qu’il faut d’ironie. La rigueur s’allie chez lui à la liberté de penser, parce qu’elles sont au service l’une de l’autre. Et c’est sans doute pour cela que lire Lacombe a un effet aussi roboratif. Sa science est joyeuse, non par dessein mais par nature, parce qu’elle offre le plaisir partagé de l’invention.

Comment a-t-on pu oublier Lacombe ? Disons d’abord qu’il n’a pas été le seul dans son cas. Alfred Espinas (1844-1922) a subi un sort assez semblable, et on en vient à se demander combien d’autres victimes gisent encore dans les placards des sciences sociales. Martine Ségalen souligne que le handicap de Lacombe a été de n’appartenir à aucune école : c’est assurément dans cette direction qu’il faut aller pour comprendre ce qui a pu se passer. Et en l’occurrence, il semble bien que l’école dite sociologique fondée par Durkheim dans les années 1890 doive être mise en cause. Espinas et Lacombe eurent de l’estime, voire de l’admiration, pour les nouveaux « sociologistes ». Ceux-ci ne leur ont pas rendu la pareille, et sans doute ne le pouvaient-ils pas sans se dédire. Car dans la mesure où Durkheim et ses fidèles prétendaient fonder une sociologie « scientifique », il leur fallait bien rejeter comme non scientifique ce qui s’était fait avant eux.

Cette stratégie bien connue, qui consiste à s’affirmer contre quelque chose ou quelqu’un, est vieille comme le monde. Cela ne l’empêche pas de continuer à fonctionner comme si elle était nouvelle, et on est toujours un peu surpris de constater combien d’âmes sont assez simples pour s’y laisser prendre. En l’espèce, elle a créé une situation qui dure encore. Personne ne se réclame plus de Durkheim et de ses Règles, du moins au premier degré. Mais personne non plus ne prend la peine de remettre en cause la fiction qui fait de lui le fondateur de la sociologie scientifique en France. Or comme, par définition, le fondateur est le premier de sa lignée, il suit que le passé des sciences sociales reste coupé en deux : il y a un avant et un après Durkheim.

Nous avons beau savoir qu’avant Durkheim, il y a eu Montesquieu, Tocqueville ou Le Play, pour ne citer qu’eux. Ce n’est pas la même chose. Nous les regardons comme des précurseurs, des individualités d’exception, dont les idées ont été incorporées dans les doctrines plus récentes lorsqu’elles étaient vraiment valides. Ils appartiennent à l’histoire des idées ou à la culture générale, pas à la tradition professionnelle des sciences sociales, celle où chaque discipline trouve les éléments qu’elle croit constitutifs de son identité. Si on admet cette distinction, peut-être la disparition de Lacombe devient-elle moins mystérieuse. Un Tocqueville (1805-1859) ou un Le Play (1806-1882) avaient acquis leur renommée vingt ou trente ans avant que l’effet Durkheim ne commençât à se manifester. Lacombe et ceux de sa génération sont tombés au mauvais moment.

On peut aussi penser que tout opposait la science de Lacombe, faillible et inventive, à la science impeccable et compassée de Durkheim. Lacombe accepte sans trouble le risque de se tromper, inhérent à toute recherche véritable. Il sait d’instinct que « la méthode c’est le chemin, après qu’on l’a parcouru » (3). Durkheim, lui, commence par fixer a priori les règles d’une méthode qu’il conçoit comme définitive. Cette conception, chère aux philosophes – elle remonte par Kant à Descartes, pour ne pas parler des Anciens – est le plus sûr moyen de paralyser l’esprit de recherche, qu’elle prive de son droit à l’erreur. En revanche, elle offre une illusion d’infaillibilité qui est pour beaucoup dans la force et l’attrait des doctrines.

Il est donc bien naturel que l’histoire ait tranché en faveur de Durkheim, qui proposait une doctrine, et ignoré Lacombe, qui ne proposait qu’une recherche. Et on nous trouvera sans doute bien présomptueux de remettre ce jugement en question. Ce n’est pas une raison pour renoncer.

 

(1) A ma connaissance; le seul ouvrage récent où Lacombe soit mentionné est Henri Berr et la culture du XXe siècle, par A. Biard et al. (Paris 1997, Albin Michel et Centre International de Synthèse). Mais il n’y est cité que comme un des nombreux collaborateurs de Berr, sans originalité particulière.

(2) Ce passage, daté du 22 octobre 1914, est cité par Henri Berr dans « La main et l’outil », préface à J. de Morgan, L’humanité préhistorique (Paris 1921 : XV-XVI), republiée dans En marge de l’histoire universelle (Paris 1954, I : 37). Dois-je préciser que ma spécialité est l’histoire des techniques ?

(3) La paternité de cette « boutade » est attribuée par Dumézil à Marcel Granet ; voir Mitra-Varuna, 1948, p. 12.