2008(7) : « Le piège des mots »

Tapuscrit n°6-32 daté du 19 mars 2008 (2 feuillets). Pioche-tournée, volant-faucille, jachère, Atlas linguistiques et ethnographiques. Destiné au Guide AFMA ?

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LE PIÈGE DES MOTS

 

 

 

 

 

 

 

L’outil que nous appelons aujourd’hui une pioche s’appelait autrefois une tournée. Il y en avait plusieurs modèles, dont les plus courants étaient la tournée auvergnate et la tournée savoyarde, peut-être parce que les terrassiers venus d’Auvergne et de Savoie étaient particulièrement nombreux (au début du XIXe siècle). Quant à la pioche proprement dite, c’était une houe à fer long et étroit. La tournée était en somme un outil double ou à deux fers, fer de pioche d’un côté et fer pointu de pic de l’autre (bien qu’il y eût d’autres combinaisons).

 

Quand et pourquoi le mot pioche a-t-il changé de sens et pris la place du mot tournée ? Probablement vers la fin du XIXe siècle, bien qu’on ne puisse pas le dire avec précision. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu un changement de sens, et que si on n’en tient pas compte, on risque de comprendre de travers les textes anciens, et même parfois des textes pas si anciens que ça ! On objectera peut-être que prendre une pioche pour une tournée est une faute bien vénielle. La question est de savoir si on cherche à comprendre ou non. Si on veut vraiment comprendre, chaque détail compte. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que le diable est dans les détails.

 

On lit souvent, par exemple, que « le volant est une grande faucille ». Rien n’est plus faux. D’abord parce qu’il y a des faucilles de toutes tailles, dont les plus grandes sont aussi grandes que les plus grands volants. Mais surtout parce que le volant ne se manie pas du tout comme une faucille. Avec celle-ci, on coupe une poignée de tiges préalablement saisies de la main gauche (si on est droitier) en tirant l’outil vers soi et de gauche à droite. Avec le volant, les tiges à couper ne sont jamais prises à poignée ; tout au plus sont-elles parfois (pas toujours) rassemblées et inclinées vers la gauche à l’aide d’un crochet tenu de la main gauche. Le volant est « lancé », dans un geste plus ample et plus violent que la faucille et qui va en sens contraire, de droite à gauche. Le volant est en fait actionné comme la sape ou la faux, et malgré les différences de forme, il est beaucoup proche de ces deux outils que de la faucille proprement dite ; le volant et la sape sont en somme des faux à une seule main. Leur tranchant est toujours lisse, alors que celui des faucilles est le plus souvent denté. Enfin, le volant ne peut couper que près du sol, comme la sape et la faux, alors qu’avec la faucille, on coupe à la hauteur qu’on veut, entre 5-10 et 80 cm suivant les usages et les circonstances. Dans une grande partie de la France, la moisson à la faucille laissait des chaumes hauts, qu’on récoltait à part, quelques semaines après la moisson proprement dite.

 

Mais la plus désastreuse des confusions de vocabulaire est probablement celle qui a été faite à propos de la jachère.

 

L’acception actuelle de ce terme est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la rappeler. Appliquée aux agricultures d’avant le XXe siècle, elle est complètement, radicalement, absolument fausse. La jachère (ou guéret, sombre, somard, versaine, etc.), ce n’est pas une terre qu’on laisse « reposer ». C’est au contraire une terre labourée, et labourée plusieurs fois de suite, classiquement à partir d’avril-mai et jusqu’en octobre, popur la préparer aux semailles d’automne. Il y avait au moins trois labours de jachère et souvent davantage, sans parler des façons auxiliaires (émottages, hersages, etc.). Chaque labour avait son nom propre (par exemple : lever les jachères ou jachérer ; biner ; rebiner, tiercer, recasser… ; et enfin labourer à blé ou labourer à demeure). Et chaque labour différait des autres, ce qui fait que dans beaucoup de régions, on utilisait plusieurs modèles différents d’araire ou de charrue, qui avaient aussi chacun leur nom propre…

 

On mesure la complexité de tout cela. Mais cette complexité est un fait. Ou bien on se contente de dire que les paysans labouraient leurs champs, point final. Ou bien on veut vraiment comprendre ce qu’ils faisaient et ce qu’ils disaient, et il n’y a pas d’échappatoire. Il faut entrer dans le détail des mots et des choses.

 

Les Dictionnaires patois sont évidemment une grande ressource, mais ils sont à utiliser avec prudence dans la mesure où ils ne vont pas toujours jusqu’à préciser exactement la localisation des mots qu’ils donnent. Or le sens peut changer d’un canton, voire d’une commune à l’autre. Le mieux est de se reporter aux Atlas linguistiques et ethnographiques de la France par régions, dont la publication a commencé vers 1950 et n’est pas tout à fait achevée aujourd’hui (mais certains d’entre eux sont en ligne).

 

Il y a aussi quelques ouvrages techniques, comme Nous labourons (Nantes, 2007, Centre d’Histoire du Travail) ou La troublante histoire de la jachère (Dijon, 2008, QUAE/Educagri)…

 

 

 

 

 

François Sigaut Le 19 mars 2008