2011(1) : “Echange et sexes”

Première version du paragraphe intitulé « L’échange entre les sexes », publié dans Comment Homo devint faber, pp.173-184. Fichier informatique daté du 3/2/2011.

Échange et sexes

Avant de tenter d’y répondre, il n’est peut-être pas inutile d’opérer un bref retour sur les notions d’échange et d’entraide, et plus exactement sur les termes qui nous servent à désigner ces deux notions. Dans leur acception usuelle, en effet, ces termes s’appliquent à des conduites humaines, ce qui suppose chez les agents des motivations à priori fort différentes de celles qui interviennent dans le monde animal. Le problème est le même que pour les mots hiérarchie, partage, etc. Ce ne sont pas les mots eux-mêmes qui sont condamnables, mais leur extension abusive. Cela dit, comment faire, ou plutôt comment dire ? Le langage courant ne nous offre pas de solution et on comprend facilement pourquoi : chez nous humains, l’entraide et l’échange sont indissociables des motivations psychologiques qui les sous-tendent. Reste donc à recourir aux néologismes. Ceux qui me sont venus à l’esprit sont hétéropraxie et sympraxie, le premier pour désigner simplement le fait que des individus d’une même espèce s’adonnent des tâches différentes, le second pour désigner le fait qu’ils s’adonnent ensemble à des activités semblables.

Je ne suis pas sûr que ces termes s’avèrent assez utiles pour entrer dans l’usage. Mais tels que je viens de les définir, ils ont du moins l’avantage de ne pas comporter de connotations fâcheuses. Qu’il y ait une relation nécessaire entre hétéropraxie et échange, c’est l’évidence, mais l’emploi de deux termes différents permet de ne pas confondre les deux choses et d’éviter les hypothèses implicites, notamment sur le sens des causalités. On peut en dire autant du couple sympraxie et sympathie. Le premier terme désigne un ensemble de comportements, sans impliquer d’hypothèse sur l’existence ou non des affects auxquels le second fait référence. On imagine mal que la sympathie puisse apparaître ex nihilo dans des espèces où la sympraxie serait tout à fait inconnue. On imagine encore plus mal que la sympathie puisse être absente dans les espèces où la sympraxie prend des formes aussi élaborées que l’entraide (proprement dite) ou l’apprentissage. Il reste que la relation entre les deux n’a rien d’automatique et que l’emploi de deux mots distincts peut nous aider à clarifier nos idées à ce sujet.

Qu’en est-il chez les primates ? Il ne semble pas que ni la sympraxie ni la sympathie y soient beaucoup plus développées que chez les autres mammifères. Dans les espèces qui ne pratiquent pas l’hétéropraxie, il n’y a pas d’autre base que la hiérarchie au développement du lien social. Les modes de vie possibles s’échelonnent donc nécessairement entre ces deux solutions extrêmes que sont la solitude ou la hiérarchie. Il va de soi que dans les espèces solitaires, la sympraxie est réduite au minimum ; elle n’intervient que temporairement, dans les rapports entre parents et jeunes ou, occasionnellement, lors de regroupements saisonniers. Dans les espèces sociales, c’est le fonctionnement des hiérarchies qui lui fait obstacle. On a vu ce qu’il en était chez les babouins, les capucins et les chimpanzés. Les cas opposés des orangs-outans et des bonobos ne font que confirmer cette hypothèse. On a parlé de paradoxe à propos des orangs-outans, parce que malgré leur mode de vie solitaire, ce seraient les plus « intelligents » des anthropoïdes, ou du moins les plus proches de nous sous ce rapport1 ; les bonobos, au contraire, sont les plus « sociaux » des anthropoïdes. Or en liberté, ni les uns ni les autres ne font usage d’outils, alors que leur comportement en captivité montre qu’ils en seraient capables2. La seule interprétation possible, me semble-t-il, c’est que du point de vue de l’action outillée, la hiérarchie a le même effet que la solitude, même si c’est par des voies contraires. La solitude réduit les relations entre individus, donc leurs possibilités d’apprentissage. La hiérarchie accapare leurs capacités d’attention, au détriment de leurs activités « techniques ».

Solitude et hiérarchie sont donc les deux termes d’un dilemme devant lequel se sont trouvés tous les primates, comme d’ailleurs les autres mammifères. Comment les humains, et eux seuls, ont-ils réussi à y échapper ?

C’est une remarque incidente due à Pierre Clastres qui, je crois, nous montre la voie vers une solution. « La société primitive est, en son être, indivisée, écrit-il dans “Archéologie de la violence” 3. […] Hors celle qui relève des sexes, il n’y a en effet dans la société primitive aucune division du travail : chaque individu est en quelque sorte polyvalent, les hommes doivent tous faire tout ce que les hommes doivent savoir faire, toutes les femmes savent accomplir les tâches que doit accomplir toute femme… ». Ce tableau peut paraître trop simple pour être tout à fait vrai. Il prête aussi le flanc à l’objection classique selon laquelle on ne peut pas qualifier de « primitives » des sociétés observées il y a tout au plus deux ou trois siècles. Malgré tout, Clastres nous propose une idée essentielle, qui est que dans l’espèce humaine, l’hétéropraxie « primitive » (dans la mesure où on n’en connaît pas de plus ancienne) serait apparue entre les hommes et les femmes. Ce propos de Clastres ne fait d’ailleurs que corroborer et généraliser une remarque qu’avait faite C. Lévi-Strauss vingt ans plus tôt. « On peut généralement affirmer, écrit-il dans “La Famille”4, que parmi les tribus dites primitives, il n’y a pas de célibataires pour la simple raison qu’ils ne pourraient pas survivre. […] Et à vrai dire, dans une société où règne la division du travail entre les sexes […], un célibataire n’est réellement que la moitié d’un être humain. »

La formule est forte, mais je crois qu’il faut la prendre à la lettre. L’exception humaine n’est pas si exceptionnelle que cela, finalement. Chez les humains aussi, l’hétéropraxie s’est développée sur la base de différences d’ordre physiologique. Ce qui change tout, c’est que ces différences existaient déjà, puisque c’étaient celles qui distinguaient les deux sexes. Dans toutes les autres espèces sociales, la différence première, fondamentale, est celle qui s’instaure entre sexués et « neutres ». Et c’est chez les neutres qu’apparaîtront éventuellement des spécialisations plus poussées, avec les adaptations morpho-physiologiques concomitantes. Dans l’espèce humaine, l’évolution s’est faite dans un sens radicalement différent. Ce sont les deux sexes qui se sont spécialisés l’un vis-à-vis de l’autre. De ce fait, tous les individus restent sexués, il n’y a pas de « neutres ». Sont donc exclues les adaptations physiologiques à des tâches différentes qui caractérisent les espèces eusociales. Les individus de chaque sexe restent semblables les uns aux autres. Et d’un sexe à l’autre, sont également exclues les différences incompatibles avec les nécessités de la sexualité et de la reproduction.

En d’autres termes, les humains n’ont pas seulement « réinventé » l’hétéropraxie sur le mode eusocial classique, comme l’ont fait les rats-taupes ; ils l’ont réinventée sur une base absolument nouvelle, inconnue ailleurs dans le monde animal, qui est la différence entre les sexes. Hommes et femmes ne sont plus seulement des partenaires indispensables pour la reproduction, ils sont des partenaires indispensables pour leur subsistance. Ils sont « utiles les uns aux autres quant à la recherche des besoins de la vie », pour reprendre les termes de Leroy (1768).

Si ces remarques ont quelque fondement, cela veut dire que la répartition des activités entre les sexes est la seconde des innovations fondamentales qui ont donné naissance à l’espèce humaine ─ la première étant le partage de l’expérience. Ce qui pose immédiatement une nouvelle question : y a-t-il un rapport entre ces deux innovations, ou sont-elles indépendantes l’une de l’autre ? J’y reviendrai, mais je voudrais auparavant dire un mot sur le fait que la répartition des activités entre les sexes n’est que très peu prise en compte dans les théories courantes de l’hominisation.

Cette dernière affirmation pourra d’ailleurs étonner. N’y a-t-il pas, sur ce sujet, une littérature abondante, surtout depuis que le féminisme a pris, dans les sciences sociales, la place que l’on sait ? C’est tout à fait vrai, et cette littérature est même aujourd’hui tellement abondante qu’il est devenu impossible d’en dresser un bilan un peu complet. Je dois dire pourtant que pour ce que j’en connais, les questions qui sont évoquées ici n’y sont guère traitées. Ni Clastres ni Lévi-Strauss, pour reprendre les deux auteurs que je viens de citer, ne paraissent avoir cherché à développer leur réflexion sur ce sujet ; leurs remarques, si suggestives soient-elles, ne sont faites qu’en passant, dans des raisonnements qui visaient d’autres buts. Et il me semble que cette attitude est représentative d’un manque d’intérêt tout à fait général.

Il y a à ce manque d’intérêt des raisons sans doute assez diverses, mais je n’en retiendrai que deux. La première est le caractère absolument banal, pour nous humains « modernes », de l’échange. Notre vie quotidienne est organisée de telle façon qu’il n’y a pas une seule de nos actions, aussi élémentaire soit-elle, qui ne mette en jeu une cascade d’échanges innombrables, au sens propre du terme. Nous marchons avec des chaussures : combien d’échanges successifs a-t-il fallu pour en fabriquer une paire ? La question paraît absurde, et la seule idée d’une enquête pour y répondre paraîtrait ridicule. Or cette absurdité signifie quelque chose. Elle signifie, me semble-t-il, que l’échange a pris dans nos sociétés une place tellement fondamentale ─ donc banale ─ qu’il nous est devenu extraordinairement difficile de nous représenter des sociétés où il ne va pas de soi ─ ce qui est pourtant une condition nécessaire pour pouvoir se poser le problème de son existence.

La seconde raison est en quelque sorte incluse dans la première, mais elle se situe à un niveau moins général, ce qui ne lui donne peut-être que plus de poids : c’est l’existence des métiers. Dans les sociétés primitives, nous ont dit Clastres et Lévi-Strauss (parmi bien d’autres), il n’y a pas de métiers, seuls les deux sexes ont des activités différentes. Dans les sociétés modernes, il existe toujours une répartition des activités entre les sexes, même si elle est de plus en plus contestée. Mais s’y sont ajoutés depuis longtemps d’autres modes de répartition, dont celui des métiers. Depuis quand ? La question est si rarement posée en ces termes que le lecteur ne s’étonnera pas de ne pas obtenir de réponse. Disons que les premiers « artisanats » sont probablement apparus, sinon avec la métallurgie, du moins avec des techniques qui ne l’ont précédé que de quelques siècles. À l’échelle de la préhistoire, c’est tout récent. À celle des humains d’aujourd’hui, c’est un passé disparu depuis trop longtemps pour avoir laissé des traces dans nos consciences. Dans nos sociétés modernes, en tous cas, les métiers existent depuis trop longtemps pour que leur non-existence soit pensable sans des efforts particuliers. Ce qui nous rend donc presque impensables les sociétés dans lesquelles la seule répartition des activités était entre les sexes. Nous pouvons reconnaître intellectuellement l’existence de telles sociétés, mais nous avons le plus grand mal à nous représenter la vie quotidienne qu’on y menait. C’est en tous cas par cette difficulté que je suis tenté d’expliquer le relatif silence de l’anthropologie sur le problème qui nous occupe.

Cela dit, revenons à notre question de tout à l’heure. Nous sommes en présence de deux innovations fondamentales, le partage de l’expérience et la répartition des activités entre les sexes. Se sont-elles produites indépendamment l’une de l’autre, ou ont-elles été en relation dès le début ?

La seconde réponse semble plus vraisemblable que la première, quoique pas assez, me semble-t-il, pour permettre d’en décider définitivement. La solution se trouvera sans doute dans une étude comparative approfondie des procédés d’apprentissage. Il y a un premier apprentissage (maternel, parental) qui est commun aux animaux et aux humains, c’est celui qui commence à la naissance et dure jusqu’à ce que le jeune ait acquis la maîtrise de ses automatismes corporels ; la mère (les deux parents parfois) y jouent le rôle principal. Et il y en a un second, propre aux humains, dont il est difficile de dire quand il commence, même si ce commencement est souvent marqué par des rites, et qui durera jusqu’à la fin de l’adolescence. Or ce second apprentissage diffère beaucoup du premier. Il en diffère notamment par le fait que ce ne sont plus les parents qui jouent le rôle principal, que filles et garçons sont séparés et suivent des « programmes » différents, etc. Dans les deux cas, cependant, le but est le même : les jeunes doivent acquérir les savoir-faire propres à leur sexe, tant pour gagner l’estime de leurs aînés et de leurs pairs que pour devenir des partis désirables pour l’autre sexe. Ces deux finalités sont indissociables. Il n’est pas déraisonnable de faire l’hypothèse qu’elles sont pour beaucoup dans la différence que font les humains entre réussite et résultat, car c’est dans un environnement de ce genre que le plaisir de la réussite a pu devenir un avantage évolutif réel.

Il est et il restera sans doute longtemps impossible de savoir quand ce second apprentissage est apparu dans notre espèce, et quelles étapes ont été franchies dans son évolution. Ce qui le signale à notre attention malgré toutes ces incertitudes, c’est que nous n’avons pas d’autre choix. Nous n’avons pas d’autre point de repère qui puisse nous aider à comprendre comment les humains sont sortis de l’alternative solitude/hiérarchie. L’action outillée n’y suffisait pas à elle seule, nous avons vu pourquoi. Il a fallu que d’autres facteurs interviennent, susceptibles de fractionner ou de desserrer la hiérarchie, de façon à limiter son emprise sur les individus. Les relations hiérarchiques, rappelons-le, concernent en premier lieu la sexualité. Dans les sociétés animales, la domination signifie d’abord le monopole (au moins apparent) des rapports sexuels, les non-dominants sont, soit exclus, soit réduits à l’état de « neutres », tolérés pour les services matériels qu’ils rendent.. Un système d’échanges réguliers entre les individus de l’un et l’autre sexe est, à mon sens, le seul modèle relationnel susceptible de concurrencer le modèle hiérarchique sur son propre terrain. C’est du moins le seul qui soit à notre disposition pour essayer de comprendre comment celui-ci a pu perdre son monopole dans l’espèce humaine.

Il me paraît difficile d’aller plus loin. Le second apprentissage suppose évidemment le prolongement de l’enfance par une phase d’adolescence de plusieurs années, ce qui implique des changements d’ordre génétique – de même que le plaisir de la réussite. Ces changements sont-ils connectés d’une façon ou d’une autre ? On peut aussi se demander si le développement des échanges entre les sexes n’a pas eu, au départ, quelque analogie avec les activités de parade qu’on connaît dans certaines espèces d’oiseaux, où le mâle s’efforce de séduire les femelles en faisant étalage, non pas de sa force, mais de son habileté à construire le plus « beau » nid possible, enrichi des décorations les plus extraordinaires… Frédéric Cuvier fut peut-être un des premiers à observer la décroissance de l’intelligence avec l’âge chez certains singes, dont il rend compte ainsi : « … l’intelligence était nécessaire quand la force n’existait pas, et quand celle-ci est acquise, toute autre puissance perd son utilité5 ». Par suite de quelles circonstances la force a-t-elle cessé de supplanter l’intelligence chez les adultes dans l’espèce humaine ? C’est en ces termes, me semble-t-il, que le problème se pose.

Les humains primitifs n’étaient sans doute pas tellement plus intelligents que leurs cousins anthropoïdes. Ce qui a fait la différence, leur différence, c’est qu’ils ont trouvé de nouveaux emplois à leur intelligence, parmi lesquels – pourquoi pas ? – celui de « séduire » le sexe opposé. Or si on se rappelle que les moyens de séduction d’un sexe à l’autre deviennent assez naturellement des objets de compétition à l’intérieur de chaque sexe, on comprend que cela puisse conduire à une valorisation générale des actions intelligentes Encore une fois, je n’affirme pas que cette hypothèse est vraie, je dis seulement que je n’en vois pas d’autre…

 

[source : ordinateur perso/sous-dossier Sigaut/Echange et sexes.doc - dernière modification : 3 février 2011]

1 « The red ape paradox », par Elaine Morgan (New Scientist, 7 mars 2009 : 26-27) Tous les orangs-outans ne sont pas solitaires. On en a observé dans une petite région de Sumatra qui vivent en groupes et qui utilisent parfois des outils, ce qui les rapproche des chimpanzés (Van Schaïk 2004, 2006).

2 Les gorilles ressemblent assez aux bonobos à cet égard.

3 Libre, 1977, 1 : 156.

4 Article paru en anglais en 1956, republié par R. Bellour et C. Clément dans Textes de et sur Claude Lévi-Strauss (Gallimard 1979, pp. 105-106) ; passage souligné par moi.

5 Cité dans Flourens 1845, p. 85. Il est possible que l’opposition force/intelligence ait une réalité biologique. On a observé que les grands singes seraient, à poids égal, quatre fois plus forts que les humains. Cela s’expliquerait par le fait que ces derniers sont capables d’une diversité et surtout d’une précision beaucoup plus grandes dans leurs gestes, ce qui impliquerait des muscles plus nombreux et moins puissants avec des systèmes d’inhibition réciproque plus développés (Walker 2009).