2011(5) : « Pour un état des lieux sur l’histoire de l’agriculture en France »

Tapuscrit n°7-6 daté du 19 septembre 2011 (16 feuillets) : versions 1 et 2 portant la même date.  [2011(5).pdf]

 

Pour un état des lieux

sur

L’HISTOIRE DE L’AGRICULTURE EN FRANCE

 

Depuis une bonne vingtaine d’années, l’histoire de l’agriculture est, en France, l’objet d’un intérêt nouveau. Notamment dans les milieux professionnels, qui auparavant n’y voyaient guère que folklore ou passéisme. Les causes de cet intérêt semblent claires : depuis cent-cinquante ans, les agricultures des pays dits développés ont connu des bouleversements absolument sans précédents. Les progrès sont allés toujours s’accélérant et dans la plupart des domaines, jusqu’à la fin des « trente glorieuses » (Fourastié), quand leur rythme a commencé à se ralentir. Si on veut vraiment comprendre les agricultures d’aujourd’hui, il faut s’interroger sur la nature et l’ampleur de ces bouleversements, leurs effets, leurs causes, etc., bref tout ce qui a produit une réalité qui était à peine imaginable au sortir de la seconde guerre mondiale.

Dans le milieu paysan lui-même, le tournant se situe dans les années 1970. Il y a eu à partir de 1972-1975 une multiplication extraordinaire de collections d’outillages et de matériels agricoles « anciens », c’est-à-dire tombés hors d’usage. Il y aurait aujourd’hui de l’ordre de 1200 collections et musées d’agriculture en France, chiffre qui peut surprendre mais qui n’est pas tellement élevé si on considère qu’il ne représente guère plus qu’une douzaine d’unités par département. Et à cet égard, la France n’est pas un cas exceptionnel. Les autres pays dits développés (Europe, Amérique du Nord), en ont en proportion au moins autant.

D’autres initiatives sont apparues dans les années 1990 : la mission Archorales à l’INRA, créée par Denis Poupardin, et l’AEHA (Association pour l’Etude de l’Histoire de l’Agriculture au XXe siècle), fondée par Michel Cointat. Il existe aujourd’hui des Comités d’Histoire à l’INRA (en voie d’extension au CIRAD) et à FranceAgriMer, pour l’ONIC et les autres Offices par produits. Le but de ces Comités ─ recueillir les témoignages de ceux qui, à différents niveaux, ont joué un rôle dans le développement agricole des dernières décennies ─ répond à une nécessité évidente. Mais il est clair aussi que pour diverses raisons, juridiques entre autres, ces témoignages ne pourront être utilisés en toute liberté que par les historiens futurs. C’est là une difficulté véritable Tant les responsables administratifs que le public profane peuvent avoir du mal à comprendre qu’autant d’efforts soient faits pour des résultats qui ne seront disponibles que dans un avenir plus ou moins éloigné.

Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer, bien au contraire. Mais cela veut dire que le moment est peut-être venu de procéder à un état des lieux. Où en sommes-nous ? Quelles sont nos connaissances, et surtout nos ignorances ? Y a-t-il des urgences identifiables et peut-on les hiérarchiser ? Quel(s) public(s) doit-on chercher à atteindre? Etc. C’est à certaines de ces questions que je vais tenter de répondre ici.

Deux remarques préalables me semblent toutefois nécessaires.

La première concerne le terme histoire. Qu’ils soient récents ou anciens, tous les faits sociaux sont inscrits dans une chronologie déterminée, et en ce sens ils relèvent tous de l’histoire. Mais ils relèvent aussi de la géographie, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie…, et c’est presque toujours à l’ensemble de ces disciplines que je ferai référence en parlant d’histoire. Cette diversité est un fait qu’il n’est pas question de contester. Mais il faut reconnaître que pour le profane, qui cherche simplement à se documenter, c’est une cause non négligeable de complications. Car chaque discipline a son langage, ses codes, ses modes, ses taches aveugles, etc., autant de clefs dont le maniement, pour le non-initié, ne va pas de soi. La problème est que les réalités de l’agriculture sont si diverses que lorsqu’il s’agit d’histoire (au sens large) tout le monde est en quelque mesure non-initié, même et peut-être surtout les spécialistes lorsqu’ils sont amenés à sortir de leurs spécialités.

Ce qui me conduit à ma seconde remarque, qui est elle-même une question. Comment se fait-il que dans le milieu universitaire, certains thèmes de recherche aient autant de succès, alors que d’autres sont pratiquement ignorés ?

Je ne prétends pas apporter de réponse complète à cette question. Il me semble cependant qu’une bonne part de l’explication est à chercher dans les mécanismes assez pervers qui conduisent de la liberté intellectuelle au corporatisme. En théorie, la liberté de recherche est un principe intangible. Mais les chercheurs ne sont pas de purs esprits. Ils ont besoin de moyens matériels et surtout d’une reconnaissance sociale que seul le milieu académique peut leur apporter. Or pour trouver une place dans ce milieu, il faut tenir compte des traditions (des modes, des tabous…) de la discipline qu’on aura choisie. C’est, si je puis me permettre, la question prioritaire de légitimité. On me répondra sans doute que tout cela est naturel et qu’aucune autre solution n’est concevable. C’est vrai, mais il n’en reste pas moins que pour les chercheurs qui s’intéressent à certains thèmes (l’histoire des techniques, un exemple au hasard…), il y a là un véritable handicap. Le corporatisme universitaire restreint la liberté des chercheurs d’une façon d’autant plus efficace que tout se passe de façon parfaitement spontanée, sans pression visible de l’extérieur1.

J’ai conscience de la gravité de cet assertion, d’autant plus que je n’ai pas les données précises qui permettraient de la prouver. Mais les faits sont têtus. L’histoire agraire, l’histoire rurale, appelons-là comme un voudra, a produit depuis un siècle une masse considérable d’écrits. Comment se fait-il que dans cette masse, on trouve si peu de choses sur des thèmes aussi essentiels que la mécanisation de l’agriculture, les théories et les pratiques de fertilisation ou de protection des cultures, etc. ? Je suis prêt à accepter toutes les explications qu’on voudra. Mais pour l’instant, je n’en vois pas d’autres que celle-ci : ces thèmes ne relèvent pas des habitudes, des traditions intellectuelles qui sont celles des historiens professionnels, ils sont donc de facto illégitimes. Une illégitimité d’autant plus difficile à combattre qu’elle ne résulte évidemment d’aucune décision formelle.

Les historiens ont-ils le monopole des « bonnes » questions ? Certains d’entre eux, et non des moindres, ont répondu par la négative. « L’histoire est un cadre vide », dit quelque part E. Leroy-Ladurie. Ce qui signifie qu’il n’y a pas d’histoire en soi, il n’y a d’histoire que de ceci ou de cela. Ce qui implique toujours un choix, et un choix qui doit être explicite et justifié. Ce qui implique surtout, ajouterai-je, que les historiens acceptent de prendre en compte des questions posées par d’autres qu’eux-mêmes. C’est en tous cas, me semble-t-il, une des condition nécessaire au bon fonctionnement des coopérations que l’AEHA ou les Comités d’histoire tentent de mettre en œuvre.

 

II

Ces préliminaires étant posés, venons-en à ce qui est l’objet propre de cette note. Peut-on envisager un état des lieux dans un domaine aussi vaste et divers que l’histoire de l’agriculture ? Est-ce possible, est-ce souhaitable et comment s’y prendre ? Il va de soi que les réflexions qui suivent ne sont qu’une base de discussion.

Tout d’abord, il me semble nécessaire de distinguer deux point de vue différents. On peut, soit partir de l’existant et chercher à établir un bilan des connaissances, soit partir d’une série de questions et chercher quelles réponses leur ont été données, ce qui peut aboutir à un bilan des ignorances. Je reconnais que cette distinction est un peu artificielle. Mais dans la pratique, je ne crois pas qu’il soit inutile de s’interroger explicitement sur nos ignorances. Dans les deux cas, bien sûr, tout commence par des bibliographies. La bibliographie ne suffit pas, mais elle est une base indispensable sans laquelle il n’y a que propos en l’air.

La première démarche  l’inventaire de l’existant  est relativement classique, aussi en dirai-je peu de chose. On part des disciplines constituées, l’histoire, la géographie, la sociologie, etc., qui ont chacune des revues et des ouvrages de référence à partir desquels on peut élaborer, de proche en proche, des bibliographies quasiment exhaustives sur tel ou tel sujet, surtout à l’aide des outils informatiques actuels. La principale difficulté est probablement l’abondance. Que faire d’une bibliographie de dix ou vingt mille titres ? Il existe certes des moyens de s’y orienter (mots-clés…). Mais quoiqu’on fasse, ces moyens seront toujours insuffisants. Nous avons tous, je pense, fait l’expérience de trouvailles tout à fait inattendues dans des écrits tout à fait étrangers au sujet que nous traitions. Aussi raffinés soient-ils, les instruments d’orientation bibliographique nous laisseront toujours de larges places d’incertitude, avec le risque de laisser croire le contraire aux utilisateurs.

Une autre limite de la démarche par disciplines est qu’elle ne prend en compte que les écrits appartenant à des disciplines académiques bien étables. Or il y a, si je puis dire, un avant et un à-côté. On a parfois tendance, par exemple, à considérer que l’histoire agraire en France commence avec Les Caractères originaux…de Marc Bloch (1931). En fait, il y a eu auparavant une production non négligeable, qu’on peut faire commencer avec la préface de l’abbé Grégoire à la réédition de 1804 du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres, voire avec les deux articles introductifs des abbés Tessier et Bonnaterre dans le premier volume de la série « Agriculture » de l’Encyclopédie méthodique (1787). On peut leur préférer les Études sur…la classe agricole… en Normandie au Moyen Âge, de Léopold Delisle (1851), mais peu importe. Le fait est que longtemps avant Marc Bloch, il y a eu une tradition d’histoire agraire, qui a son intérêt. On peut la critiquer autant qu’on veut, à condition de ne pas l’ignorer.

 La situation est encore plus problématique dans le domaine de l’ethnologie et de la sociologie. En dépit que quelques exceptions, ces disciplines ne sont entrées à l’Université qu’après la seconde guerre mondiale. Mais cela ne veut pas dire que rien n’existait avant. Simplement, c’étaient des écrivains et des journalistes qui faisaient de l’ethnologie comme M. Jourdain faisait de la prose. Les représentants les plus célèbres de cette tradition sont George Sand, Erckmann-Chatrian, Eugène Leroy, Émile Guillaumin… Mais d’Edmond About à Émile Zola, en passant par René Bazin, Louis Pergaud ou Émile Souvestre, la liste s’allonge d’autant plus qu’on s’éloigne des célébrités. À titre indicatif, je citerai Joseph de Pesquidoux, auteur, entre 1922 et 1936, d’une série d’ouvrages (Sur la glèbe, Chez nous, Le Livre de raison, La Harde…) où il décrit les activités des paysans du Gers avec une précision étonnante ; ou encore le vendéen Jean Yole, qui ajouta à ses romans paysans une véritable étude sociale (Le Malaise paysan, 1929).

Cette tradition ne s’est d’ailleurs jamais vraiment interrompue. Le Sucre, de Georges Conchon, relate l’histoire d’une des bulles spéculatives les plus spectaculaires du XXe siècle (on en a tiré un film). L’Agricultrice d’Anne-Marie Crolais (1982) est l’autobiographie d’une syndicaliste femme, à une époque où cela n’allait pas encore de soi. Et Fiers d’être paysans, La JAC en Vendée, par un syndicaliste et un journaliste, Roger Albert et Gilles Bély (2010) raconte par le menu ce qui est devenu un véritable mythe.

Il y a évidemment à prendre et à laisser dans toute cette littérature, mais encore une fois le problème n’est pas là. On n’a pas le droit de critiquer sans connaître, et pour connaître il faut bien commencer par des bibliographies.

 

III
 

Voilà pour la première approche, par disciplines. Venons-en à la seconde, par questions ou par thèmes : que trouve-t-on sur tel ou tel sujet ?

Un préalable ici (je me répète, mais tant pis) est que toutes les questions sont également recevables en droit. Car pour écarter une question, il faut avoir montré qu’elle était sans intérêt, ce qui implique au moins un début d’examen. Or ce préalable a une conséquence fâcheuse, qui est que les questions possibles sont innombrables. Comment faire ?

Dans la pratique, chacun se débrouille comme il peut, en fonction de ses intérêts propres, mais aussi des traditions, des modes, etc. de son milieu d’accueil Et il est évident qu’on ne changera pas grand-chose à cette situation avant longtemps. Je crois pourtant qu’il peut être utile de repérer, d’identifier nos ignorances, d’essayer de comprendre leurs causes et, peut-être, d’y remédier. Je propose, pour restreindre un peu le champ des questions, de partir de celle-ci : que savons-nous des innovations qui, depuis environ deux siècles, ont fait les agricultures actuelles des pays dits développés (Europe, Amérique du Nord…) ? Étant entendu que parmi les effets de toutes ces innovations, il y en a un qui est absolument déterminant : l’augmentation de la productivité. En deux siècles, les rendements physiques (en grande culture) ont été multipliés par un facteur de l’ordre de 10, et la productivité du travail par un facteur compris entre 100 et 1000 (suivant les tâches)2. C’est énorme. C’est véritablement une révolution, à laquelle on ne voit aucun précédent dans l’histoire ni dans la préhistoire. Mais contrairement à d’autres révolutions, trop souvent imaginaires, celle-ci n’est guère représentée dans notre historiographie.

En gros, bien sûr, tout le monde ( ?) sait que les engrais, les machines, les pesticides, la sélection génétique, etc., ont été des déterminants essentiels. Mais il y a eu aussi le crédit, les organisations professionnelles et syndicales, l’enseignement et la recherche, le droit, les politiques agricoles, etc., etc. Autant de domaines si importants et si complexes que personne, je crois, ne peut prétendre en avoir une vue d’ensemble à la fois complète et précise. Je ne fais pas exception, et si je me suis risqué à esquisser un semblant de liste (en annexe), c’est uniquement « pour voir » et pour lancer la discussion. Il est évident que seul un travail collectif pourra permettre d’arriver à quelque chose de plus satisfaisant. Pour autant, je ne crois pas que l’exercice soit tout à fait inutile, dans la mesure où il peut aider chacun à mieux situer les questions qu’il se pose.

Selon les thèmes, les situations sont extrêmement contrastées. Dans quelques cas, l’initiative d’une personnalité a créé une véritable dynamique ; je rappellerai seulement l’action de Jean Boulaine pour l’agronomie, ou de Michel Boulet pour l’enseignement agricole. Mais je voudrais citer trois autres exemples, qui représentent à mon sens trois situations caractéristiques : le machinisme, la protection des cultures et les engrais.

L’histoire du machinisme agricole est aujourd’hui animée par des professionnels et des collectionneurs. Ces derniers sont nombreux, passionnés, compétents, ils savent s’organiser et mettre les moyens qu’il faut lorsqu’un sujet les intéresse vraiment. Le résultat est un foisonnement extraordinaire d’initiatives. Je ne dirai rien des collections elles-mêmes, ni des foires ou des fêtes (Caussade, Vierzon…) où les collectionneurs se rencontrent et font marcher leurs machines devant un public qui, depuis quarante ans, continue à en redemander ! Mais un autre résultat est le foisonnement également extraordinaire des publications. J’avais évalué il y a quelques années à une bonne centaine le nombre de titres disponibles dans les librairies spécialisées (en trois langues, allemand, anglais et français). Il faut y ajouter les revues : il y en a au moins quatre ou cinq en France, et qui ont l’air de se porter fort bien. De toute évidence, l’histoire du machinisme agricole est une affaire qui marche. Mais qui, paradoxalement ( ?) ne semble pas intéresser du tout les historiens professionnels. (Sur ce point précis, j’aimerais bien être réfuté).

À l’opposé du machinisme, il y a la fertilisation et la protection des cultures. Pourquoi à l’opposé ? Parce qu’il n’y a pas de collectionneurs d’engrais, et encore moins de produits phytosanitaires. Et comme il n’y a toujours pas d’historiens, il n’y a rien. Ou plus exactement, il n’y a que des exceptions comme l’Histoire de la protection des cultures de 1850 à nos jours, par C. Bain, J.-L. Bernard et A. Fougeroux (2010). Je pense personnellement le plus grand bien de ces exceptions, mais tout ce que j’en pense ne peut pas faire qu’il ne s’agisse pas d’exceptions, entourées de vide en quelque sorte. Et ce vide est lui-même une exception française. En 1935, la Revue de Pathologie végétale et d’Entomologie agricole publiait un Supplément consacré au Cinquantenaire de la bouillie bordelaise. Mais il avait fallu deux lettres, l’une venue du Danemark, l’autre d’Irlande, pour que les responsables se décident à cette célébration bien modeste (la brochure compte 72 p !).

Je crois, j’espère du moins, que ces exemples suffiront à faire comprendre mon propos. Un inventaire de la bibliographie par questions ne sera pas chose facile, ne serait-ce que parce qu’il risque de blesser certaines susceptibilités. Ce n’est pas une raison pour y renoncer. Simplement, on l’aura compris, ce tableau ne pourra être le résultat que d’une entreprise collective, au sens le plus large du terme. Chaque branche professionnelle a un passé qui lui est propre, et ce passé pose des questions qui ne peuvent pas être imaginées de l’extérieur. Cela ne veut pas dire que ces questions « internes » n’ont d’intérêt qu’en interne, bien au contraire. Cela veut dire que dans l’élaboration des questions, les expériences vécues par les uns et les autres sont une base irremplaçable, et que si les historiens n’en tiennent pas compte, on n’avancera pas.

 

IV

 

Il me reste à conclure, ou plutôt à résumer un propos sans doute trop long. Je le ferai en énumérant simplement les points qui me paraissent essentiels pour une discussion.

1° En matière d’histoire de l’agriculture, un état des lieux est-il souhaitable ? Est-il possible ?

2° Si on répond par l’affirmative, la première chose à faire sera d’établir des bibliographies. Cela ne suffira évidemment pas, mais la bibliographie est le seul moyen de ne pas discuter dans le vide ou dans l’abstrait, c’est-à-dire de dépasser les subjectivités..

3° Ces bibliographies supposeront deux procédés différents mais complémentaires : (i) partir de ce qui existe ( = inventaire des connaissances), et (ii) partir des questions ( = inventaire des ignorances).

4° L’inventaire de ce qui existe est une démarche classique. Il suffira de ne pas oublier qu’avant et à côté de la littérature universitaire, il y a ou il y en a eu d’autres (romans, mémoires, essais…) dont l’apport peut n’être rien moins que négligeable.

5° L’inventaire par questions pose des problèmes plus difficiles. Il faut poser en principe que toutes les questions possibles sont légitimes, jusqu’à ce qu’on ait prouvé qu’elles sont sans intérêt. Les historiens (au sens large) n’ont pas le monopole des « bonnes » questions. Pour les construire, la contribution des non-historiens (professionnels, collectionneurs) est indispensable.

Compte tenu de tout cela, il semble que la meilleure méthode serait de procéder par spécialités professionnelles. J’ai cité quelques exemples. Établir une base de références bibliographiques dans les cas les plus favorables ne semble pas un objectif démesuré. Et l’expérience acquise devrait permettre, de proche en proche, d’aller plus loin, jusqu’à ce qu’une proportion significative du domaine soit couverte. On disposera alors d’éléments concrets pour orienter d’éventuelles recherches.

On trouvera en annexe, I) un essai d’inventaire des questions, et II) quelques références bibliographiques destinées à compléter les exemples donnés ci-dessus.

 

F. Sigaut
Le 19 septembre 2011

 

 

Annexe I. ESSAI D’UNE LISTE DE QUESTIONS

 

1. Questions d’ordre technique et scientifique.

a) Le machinisme (au sens large) : façons culturales, récoltes, transports et manutention, etc. Mais aussi : conservation, conditionnement et première transformation des produits, traitement des animaux, etc.

b) La fertilisation (au sens large également) : aspects proprement scientifiques (physiologie végétale, science du sol…). Aspects pratiques : production, commerce et utilisation des engrais, répression des fraudes, etc.

c) La protection des cultures et des animaux. Aspects scientifiques (chimie, microbiologie…). Production, commerce et utilisation des produits phytosanitaires.

d) Génétique et sélection végétales et animales.

e) Organisation des terroirs (chemins, parcellaires, clôtures…) et aménagements fonciers (irrigation, remembrement…).Habitat, bâtiments d’exploitation et architecture ? Réseaux divers (de l’adduction d’eau à Internet).

f) Etc.

 

2. Questions d’ordre juridique et institutionnel.

g) Des coutumes aux lois, le code rural. Contrats d’exploitation et de travail. Qui sont les propriétaires fonciers, comment gèrent-ils leurs propriétés ? Etc.

h) Crédit, assurances, retraites, protection sociale des agriculteur

i) Enseignement, recherche, formation professionnelle. Publications.

j) Produits et marchés, répression des fraudes, marques, AOC…

k) Organisations professionnelles, coopératives, syndicats…

l) Etc.

 

3. Questions relatives aux rapports sociaux, aux modes de vie

m) Changements géo- et démographiques. Migrations de travail, notamment saisonnières. Exode rural. Dé- et relocalisation des productions. Effets directs et indirects de l’urbanisation.

n) Changements dans les modes de travail. Nature des tâches et psychologie du travail (ergonomie). Répartition des tâches entre hommes et femmes, entre exploitants, salariés, entreprises extérieures. Travail à temps partiel, travail saisonnier…

p) Changements dans les modes de vie. Villages, familles, maisonnées. Les activités quotidiennes, les fêtes…

 

4. Etc.

 (Une dernière fois : cette liste de questions est très criticable, mais elle n’a pas d’autre but que d’inciter à la discussion.)

 

 

Annexe II. QUELQUES TITRES ANTÉRIEURS À 1930

 

 

Histoire rurale en général

La thèse d’A.-J. Bourde (SEVPEN, 1967) donne une petite centaine de titres parus avant 1930 et traitant de l’histoire de l’agriculture. Cette liste est-elle exhaustive ? Sans doute pas, mais on ne peut en faire grief à Bourde, dont ce n’était pas le but. Cette liste peut être un point de départ utile. Le hasard m’a permis de trouver quelques titres qui sauf erreur de ma part n’y figurent pas, comme ceux-ci :

Eugène Bonnemère, Histoire de l’association agricole et solution pratique, 1850.

Isidore Pierre, Fragments d’études sur l’ancienne agriculture romaine, 1864.

Georges Cusson, Origines et évolution du ministère de l’agriculture (thèse doct. en sciences politiques et économiques), 1926

 

Histoire du machinisme

Ici au contraire, la bibliographie est surabondante, je n’y reviens pas. Quelques exemples :

R. Carillon, Du bâton à fouir à la moissonneuse-batteuse, CNEEMA 1973, Etudes n° 380 et 383.

C. Ampillac & B. Salvat, Tracteurs agricoles de France (1910-1960), éd. E.P.A., 1993.

J. Noulin, Moissonneuses et batteuses en France, éd. E.P.A., 1995.

D. Pascal, Tracteurs de chez nous, éd. MDM, 1993.

M. Williams, Histoire des tracteurs. Plus de 200 modèles cultes (trad. de l’anglais, l’éd. française est de 2006).

G. Martin, Histoire du matériel de motoculture, éd. E.T.A.I., 2003.

 

Encore une fois, il ne s’agit que de quelques exemples parmi une multitude d’autres. R. Carillon (un des responsables du CNEEMA à l’époque) et J. Noulin sont des professionnels, les autres titres sont des ouvrages de ou pour collectionneurs. Une liste un peu complète prendrait des pages, mais ce qu’il faut souligner surtout, c’est que cette littérature est internationale. Les tracteurs, les machines en général, sont de fabrication allemande, américaine, anglaise, italienne, tchèque…, et même parfois française, et les collectionneurs n’hésitent apparemment pas à se procurer les documents qui les intéressent, dans quelque langue que ce soit. J’ajoute, toujours à titre d’exemples, trois titres de revues qui se trouvent assez facilement : Tracteurs passion et collection (depuis 2007), Tractorama, TracteurRetro

 

Pour un état des lieux

sur

L’HISTOIRE DE L’AGRICULTURE EN FRANCE

 

Depuis une bonne vingtaine d’années, l’histoire de l’agriculture est, en France, l’objet d’un intérêt nouveau. Notamment dans les milieux professionnels, qui auparavant n’y voyaient guère que folklore ou passéisme. Les causes de cet intérêt semblent claires : depuis cent-cinquante ans, les agricultures des pays dits développés ont connu des bouleversements absolument sans précédents. Les progrès sont allés toujours s’accélérant et dans la plupart des domaines, jusqu’à la fin des « trente glorieuses » (Fourastié), quand leur rythme a commencé à se ralentir. Si on veut vraiment comprendre les agricultures d’aujourd’hui, il faut s’interroger sur la nature et l’ampleur de ces bouleversements, leurs effets, leurs causes, etc., bref tout ce qui a produit une réalité qui était à peine imaginable au sortir de la seconde guerre mondiale.

 

Dans le milieu paysan lui-même, le tournant se situe dans les années 1970. Il y a eu à partir de 1972-1975 une multiplication extraordinaire de collections d’outillages et de matériels agricoles « anciens », c’est-à-dire tombés hors d’usage. Il y aurait aujourd’hui de l’ordre de 1200 collections et musées d’agriculture en France, chiffre qui peut surprendre mais qui n’est pas tellement élevé si on considère qu’il ne représente guère plus qu’une douzaine d’unités par département. Et à cet égard, la France n’est pas un cas exceptionnel. Les autres pays dits développés (Europe, Amérique du Nord), en ont en proportion au moins autant.

 

D’autres initiatives sont apparues dans les années 1990 : la mission Archorales à l’INRA, créée par Denis Poupardin, et l’AEHA (Association pour l’Etude de l’Histoire de l’Agriculture au XXe siècle), fondée par Michel Cointat. Il existe aujourd’hui des Comités d’Histoire à l’INRA (en voie d’extension au CIRAD) et à FranceAgriMer, pour l’ONIC et les autres Offices par produits. Le but de ces Comités ─ recueillir les témoignages de ceux qui, à différents niveaux, ont joué un rôle dans le développement agricole des dernières décennies ─ répond à une nécessité évidente. Mais il est clair aussi que pour diverses raisons, juridiques entre autres, ces témoignages ne pourront être utilisés en toute liberté que par les historiens futurs. C’est là une difficulté véritable Tant les responsables administratifs que le public profane peuvent avoir du mal à comprendre qu’autant d’efforts soient faits pour des résultats qui ne seront disponibles que dans un avenir plus ou moins éloigné.

 

Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer, bien au contraire. Mais cela veut dire que le moment est peut-être venu de procéder à un état des lieux. Où en sommes-nous ? Quelles sont nos connaissances, et surtout nos ignorances ? Y a-t-il des urgences identifiables et peut-on les hiérarchiser ? Quel(s) public(s) doit-on chercher à atteindre? Etc. C’est à certaines de ces questions que je vais tenter de répondre ici.

Deux remarques préalables me semblent toutefois nécessaires.

 

La première concerne le terme histoire. Qu’ils soient récents ou anciens, tous les faits sociaux sont inscrits dans une chronologie déterminée, et en ce sens ils relèvent tous de l’histoire. Mais ils relèvent aussi de la géographie, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie…, et c’est presque toujours à l’ensemble de ces disciplines que je ferai référence en parlant d’histoire. Cette diversité est un fait qu’il n’est pas question de contester. Mais il faut reconnaître que pour le profane, qui cherche simplement à se documenter, c’est une cause non négligeable de complications. Car chaque discipline a son langage, ses codes, ses modes, ses taches aveugles, etc., autant de clefs dont le maniement, pour le non-initié, ne va pas de soi. La problème est que les réalités de l’agriculture sont si diverses que lorsqu’il s’agit d’histoire (au sens large) tout le monde est en quelque mesure non-initié, même et peut-être surtout les spécialistes lorsqu’ils sont amenés à sortir de leurs spécialités.

 

Ce qui me conduit à ma seconde remarque, qui est elle-même une question. Comment se fait-il que dans le milieu universitaire, certains thèmes de recherche aient autant de succès, alors que d’autres sont pratiquement ignorés ?

 

Je ne prétends pas apporter de réponse complète à cette question. Il me semble cependant qu’une bonne part de l’explication est à chercher dans les mécanismes assez pervers qui conduisent de la liberté intellectuelle au corporatisme. En théorie, la liberté de recherche est un principe intangible. Mais les chercheurs ne sont pas de purs esprits. Ils ont besoin de moyens matériels et surtout d’une reconnaissance sociale que seul le milieu académique peut leur apporter. Or pour trouver une place dans ce milieu, il faut tenir compte des traditions (des modes, des tabous…) de la discipline qu’on aura choisie. C’est, si je puis me permettre, la question prioritaire de légitimité. On me répondra sans doute que tout cela est naturel et qu’aucune autre solution n’est concevable. C’est vrai, mais il n’en reste pas moins que pour les chercheurs qui s’intéressent à certains thèmes (l’histoire des techniques, un exemple au hasard…), il y a là un véritable handicap. Le corporatisme universitaire restreint la liberté des chercheurs d’une façon d’autant plus efficace que tout se passe de façon parfaitement spontanée, sans pression visible de l’extérieur3.

 

J’ai conscience de la gravité de cette assertion, d’autant plus que je n’ai pas les données précises qui permettraient de la prouver. Mais les faits sont têtus. L’histoire agraire, l’histoire rurale, appelons-là comme on voudra, a produit depuis un siècle une masse considérable d’écrits. Comment se fait-il que dans cette masse, on trouve si peu de choses sur des thèmes aussi essentiels que la mécanisation de l’agriculture, les théories et les pratiques de fertilisation ou de protection des cultures, etc. ? Je suis prêt à accepter toutes les explications qu’on voudra. Mais pour l’instant, je n’en vois pas d’autres que celle-ci : ces thèmes ne relèvent pas des habitudes, des traditions intellectuelles qui sont celles des historiens professionnels, ils sont donc de facto illégitimes. Une illégitimité d’autant plus difficile à combattre qu’elle ne résulte évidemment d’aucune décision formelle.

 

Les historiens ont-ils le monopole des « bonnes » questions ? Certains d’entre eux, et non des moindres, ont répondu par la négative. « L’histoire est un cadre vide », dit quelque part Emmanuel Leroy-Ladurie. Ce qui signifie qu’il n’y a pas d’histoire en soi, il n’y a d’histoire que de ceci ou de cela. Ce qui implique toujours un choix, et un choix qui doit être explicite et justifié. Ce qui implique surtout, ajouterai-je, que les historiens acceptent de prendre en compte des questions posées par d’autres qu’eux-mêmes. C’est en tous cas, me semble-t-il, une des conditions nécessaires au bon fonctionnement des coopérations que l’AEHA ou les Comités d’histoire tentent de mettre en œuvre.

 

II

 

Ces préliminaires étant posés, venons-en à ce qui est l’objet propre de cette note. Peut-on envisager un état des lieux dans un domaine aussi vaste et divers que l’histoire de l’agriculture ? Est-ce possible, est-ce souhaitable et comment s’y prendre ? Il va de soi que les réflexions qui suivent ne sont qu’une base de discussion.

 

Tout d’abord, il me semble nécessaire de distinguer deux points de vue différents. On peut, soit partir de l’existant et chercher à établir un bilan des connaissances, soit partir d’une série de questions et chercher quelles réponses leur ont été données, ce qui peut aboutir à un bilan des ignorances. Je reconnais que cette distinction est un peu artificielle. Mais dans la pratique, je ne crois pas qu’il soit inutile de s’interroger explicitement sur nos ignorances. Dans les deux cas, bien sûr, tout commence par des bibliographies. La bibliographie ne suffit pas, mais elle est une base indispensable sans laquelle il n’y a que propos en l’air.

 

La première démarche  l’inventaire de l’existant  est relativement classique, aussi en dirai-je peu de chose. On part des disciplines constituées, l’histoire, la géographie, la sociologie, etc., qui ont chacune des revues et des ouvrages de référence à partir desquels on peut élaborer, de proche en proche, des bibliographies quasiment exhaustives sur tel ou tel sujet, surtout à l’aide des outils informatiques actuels. La principale difficulté est probablement l’abondance. Que faire d’une bibliographie de dix ou vingt mille titres ? Il existe certes des moyens de s’y orienter (mots-clés…). Mais quoiqu’on fasse, ces moyens seront toujours insuffisants. Nous avons tous, je pense, fait l’expérience de trouvailles tout à fait inattendues dans des écrits tout à fait étrangers au sujet que nous traitions. Aussi raffinés soient-ils, les instruments d’orientation bibliographique nous laisseront toujours de larges places d’incertitude, avec le risque de laisser croire le contraire aux utilisateurs.

 

Une autre limite de la démarche par disciplines est qu’elle ne prend en compte que les écrits appartenant à des disciplines académiques bien étables. Or il y a, si je puis dire, un avant et un à-côté. On a parfois tendance, par exemple, à considérer que l’histoire agraire en France commence avec Les Caractères originaux…de Marc Bloch (1931). En fait, il y a eu auparavant une production non négligeable, qu’on peut faire commencer avec la préface de l’abbé Grégoire à la réédition de 1804 du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres, voire avec les deux articles introductifs des abbés Tessier et Bonnaterre dans le premier volume de la série « Agriculture » de l’Encyclopédie méthodique (1787). On peut leur préférer les Études sur…la classe agricole… en Normandie au Moyen Âge, de Léopold Delisle (1851), mais peu importe. Le fait est que longtemps avant Marc Bloch, il y a eu une tradition d’histoire agraire, qui a son intérêt. On peut la critiquer autant qu’on veut, à condition de ne pas l’ignorer.

 

La situation est encore plus problématique dans le domaine de l’ethnologie et de la sociologie. En dépit de quelques exceptions, ces disciplines ne sont entrées à l’Université qu’après la seconde guerre mondiale. Mais cela ne veut pas dire que rien n’existait avant. Simplement, c’étaient des écrivains et des journalistes qui faisaient de l’ethnologie comme M. Jourdain faisait de la prose. Les représentants les plus célèbres de cette tradition sont George Sand, Erckmann-Chatrian, Eugène Leroy, Émile Guillaumin… Mais d’Edmond About à Émile Zola, en passant par René Bazin, Luis Pergaud ou Émile Souvestre, la liste s’allonge d’autant plus qu’on s’éloigne des célébrités. À titre indicatif, je citerai Joseph de Pesquidoux, auteur, entre 1922 et 1936, d’une série d’ouvrages (Sur la glèbe, Chez nous, Le Livre de raison, La Harde…) où il décrit les activités des paysans du Gers avec une précision étonnante ; ou encore le vendéen Jean Yole, qui ajouta à ses romans paysans une véritable étude sociale (Le Malaise paysan, 1929).

 

Cette tradition ne s’est d’ailleurs jamais vraiment interrompue. Le Sucre, de Georges Conchon, relate l’histoire d’une des bulles spéculatives les plus spectaculaires du XXe siècle (on en a tiré un film). L’Agricultrice d’Anne-Marie Crolais (1982) est l’autobiographie d’une syndicaliste femme, à une époque où cela n’allait pas encore de soi. Et Fiers d’être paysans, La JAC en Vendée, par un syndicaliste et un journaliste, Roger Albert et Gilles Bély (2010) raconte par le menu ce qui est devenu un véritable mythe.

 

Il y a évidemment à prendre et à laisser dans toute cette littérature, mais encore une fois le problème n’est pas là. On n’a pas le droit de critiquer sans connaître, et pour connaître il faut bien commencer par des bibliographies.

 

III

 

Voilà pour la première approche, par disciplines. Venons-en à la seconde, par questions ou par thèmes : que trouve-t-on sur tel ou tel sujet ?

Un préalable ici (je me répète, mais tant pis) est que toutes les questions sont également recevables en droit. Car pour écarter une question, il faut avoir montré qu’elle était sans intérêt, ce qui implique au moins un début d’examen. Or ce préalable a une conséquence fâcheuse, qui est que les questions possibles sont innombrables. Comment faire ?

 

Dans la pratique, chacun se débrouille comme il peut, en fonction de ses intérêts propres, mais aussi des traditions, des modes, etc. de son milieu d’accueil Et il est évident qu’on ne changera pas grand-chose à cette situation avant longtemps. Je crois pourtant qu’il peut être utile de repérer, d’identifier nos ignorances, d’essayer de comprendre leurs causes et, peut-être, d’y remédier. Je propose, pour restreindre un peu le champ des questions, de partir de celle-ci : que savons-nous des innovations qui, depuis environ deux siècles, ont fait les agricultures actuelles des pays dits développés (Europe, Amérique du Nord…) ? Étant entendu que parmi les effets de toutes ces innovations, il y en a un qui est absolument déterminant : l’augmentation de la productivité. En deux siècles, les rendements physiques (en grande culture) ont été multipliés par un facteur de l’ordre de 10, et la productivité du travail par un facteur compris entre 100 et 1000 (suivant les tâches)4. C’est énorme. C’est véritablement une révolution, à laquelle on ne voit aucun précédent dans l’histoire ni dans la préhistoire. Mais contrairement à d’autres révolutions, trop souvent imaginaires, celle-ci n’est guère représentée dans notre historiographie.

 

En gros, bien sûr, tout le monde ( ?) sait que les engrais, les machines, les pesticides, la sélection génétique, etc., ont été des déterminants essentiels. Mais il y a eu aussi le crédit, les organisations professionnelles et syndicales, l’enseignement et la recherche, le droit, les politiques agricoles, etc., etc. Autant de domaines si importants et si complexes que personne, je crois, ne peut prétendre en avoir une vue d’ensemble à la fois complète et précise. Je ne fais pas exception, et si je me suis risqué à esquisser un semblant de liste (en annexe), c’est uniquement « pour voir » et pour lancer la discussion. Il est évident que seul un travail collectif pourra permettre d’arriver à quelque chose de plus satisfaisant. Pour autant, je ne crois pas que l’exercice soit tout à fait inutile, dans la mesure où il peut aider chacun à mieux situer les questions qu’il se pose.

 

Selon les thèmes, les situations sont extrêmement contrastées. Dans quelques cas, l’initiative d’une personnalité a créé une véritable dynamique ; je rappellerai seulement l’action de Jean Boulaine pour l’agronomie, ou de Michel Boulet pour l’enseignement agricole. Mais je voudrais citer trois autres exemples, qui représentent à mon sens trois situations caractéristiques : le machinisme, la protection des cultures et les engrais.

 

L’histoire du machinisme agricole est aujourd’hui animée par des professionnels et des collectionneurs. Ces derniers sont nombreux, passionnés, compétents, ils savent s’organiser et mettre les moyens qu’il faut lorsqu’un sujet les intéresse vraiment. Le résultat est un foisonnement extraordinaire d’initiatives. Je ne dirai rien des collections elles-mêmes, ni des foires ou des fêtes (Caussade, Vierzon…) où les collectionneurs se rencontrent et font marcher leurs machines devant un public qui, depuis quarante ans, continue à en redemander ! Mais un autre résultat est le foisonnement également extraordinaire des publications. J’avais évalué il y a quelques années à une bonne centaine le nombre de titres disponibles dans les librairies spécialisées (en trois langues, allemand, anglais et français). Il faut y ajouter les revues : il y en a au moins quatre ou cinq en France, et qui ont l’air de se porter fort bien. De toute évidence, l’histoire du machinisme agricole est une affaire qui marche. Mais qui, paradoxalement, ne semble pas intéresser du tout les historiens professionnels. (Sur ce point précis, j’aimerais bien être réfuté).

 

À l’opposé du machinisme, il y a la fertilisation et la protection des cultures. Pourquoi à l’opposé ? Parce qu’il n’y a pas de collectionneurs d’engrais, et encore moins de produits phytosanitaires. Et comme il n’y a toujours pas d’historiens, il n’y a rien. Ou plus exactement, il n’y a que des exceptions comme l’Histoire de la protection des cultures de 1850 à nos jours, par C. Bain, J.-L. Bernard et A. Fougeroux (2010). Je pense personnellement le plus grand bien de ces exceptions, mais tout ce que j’en pense ne peut pas faire qu’il ne s’agisse pas d’exceptions, entourées de vide en quelque sorte. Et ce vide est lui-même une exception française. En 1935, la Revue de Pathologie végétale et d’Entomologie agricole publiait un supplément consacré au Cinquantenaire de la bouillie bordelaise. Mais il avait fallu deux lettres, l’une venue du Danemark, l’autre d’Irlande, pour que les responsables se décident à cette célébration bien modeste (la brochure compte 72 p !).

 

Je crois, j’espère du moins, que ces exemples suffiront à faire comprendre mon propos. Un inventaire de la bibliographie par questions ne sera pas chose facile, ne serait-ce que parce qu’il risque de blesser certaines susceptibilités. Ce n’est pas une raison pour y renoncer. Simplement, on l’aura compris, ce tableau ne pourra être le résultat que d’une entreprise collective, au sens le plus large du terme. Chaque branche professionnelle a un passé qui lui est propre, et ce passé pose des questions qui ne peuvent pas être imaginées de l’extérieur. Cela ne veut pas dire que ces questions « internes » n’ont d’intérêt qu’en interne, bien au contraire. Cela veut dire que dans l’élaboration des questions, les expériences vécues par les uns et les autres sont une base irremplaçable, et que si les historiens n’en tiennent pas compte, on n’avancera pas.

 

IV

 
 

Il me reste à conclure, ou plutôt à résumer un propos sans doute trop long. Je le ferai en énumérant simplement les points qui me paraissent essentiels pour une discussion.

 

1° En matière d’histoire de l’agriculture, un état des lieux est-il souhaitable ? Est-il possible ?

 

2° Si on répond par l’affirmative, la première chose à faire sera d’établir des bibliographies. Cela ne suffira évidemment pas, mais la bibliographie est le seul moyen de ne pas discuter dans le vide ou dans l’abstrait, c’est-à-dire de dépasser les subjectivités..

 

3° Ces bibliographies supposeront deux procédés différents mais complémentaires : (i) partir de ce qui existe ( = inventaire des connaissances), et (ii) partir des questions ( = inventaire des ignorances).

 

4° L’inventaire de ce qui existe est une démarche classique. Il suffira de ne pas oublier qu’avant et à côté de la littérature universitaire, il y a ou il y en a eu d’autres (romans, mémoires, essais…) dont l’apport peut n’être rien moins que négligeable.

 

5° L’inventaire par questions pose des problèmes plus difficiles. Il faut poser en principe que toutes les questions possibles sont légitimes, jusqu’à ce qu’on ait prouvé qu’elles sont sans intérêt. Les historiens (au sens large) n’ont pas le monopole des « bonnes » questions. Pour les construire, la contribution des non-historiens (professionnels, collectionneurs) est indispensable.

 

Compte tenu de tout cela, il semble que la meilleure méthode serait de procéder par spécialités professionnelles. J’ai cité quelques exemples. Établir une base de références bibliographiques dans les cas les plus favorables ne semble pas un objectif démesuré. Et l’expérience acquise devrait permettre, de proche en proche, d’aller plus loin, jusqu’à ce qu’une proportion significative du domaine soit couverte. On disposera alors d’éléments concrets pour orienter d’éventuelles recherches.

 

On trouvera en annexe, I) un essai d’inventaire des questions, et II) quelques références bibliographiques destinées à compléter les exemples donnés ci-dessus.

 

F. Sigaut Le 19 septembre 2011

 

 

Annexe I. ESSAI D’UNE LISTE DE QUESTIONS

 

1. Questions d’ordre technique et scientifique

 a) Le machinisme (au sens large) : façons culturales, récoltes, transports et manutention, etc. Mais aussi : conservation, conditionnement et première transformation des produits, traitement des animaux, etc.

b) La fertilisation (au sens large également) : aspects proprement scientifiques (physiologie végétale, science du sol…). Aspects pratiques : production, commerce et utilisation des engrais, répression des fraudes, etc.

 c) La protection des cultures et des animaux. Aspects scientifiques (chimie, microbiologie…). Production, commerce et utilisation des produits phytosanitaires.

d) Génétique et sélection végétales et animales.

e) Organisation des terroirs (chemins, parcellaires, clôtures…) et aménagements fonciers (irrigation, remembrement…).Habitat, bâtiments d’exploitation et architecture ? Réseaux divers (de l’adduction d’eau à Internet).

f) Etc.

 

2. Questions d’ordre juridique et institutionnel

g) Des coutumes aux lois, le code rural. Contrats d’exploitation et de travail. Qui sont les propriétaires fonciers, comment gèrent-ils leurs propriétés ? Etc

h) Crédit, assurances, retraites, protection sociale des agriculteurs

 i) Enseignement, recherche, formation professionnelle. Publications.

j) Produits et marchés, répression des fraudes, marques, AOC…

k) Organisations professionnelles, coopératives, syndicats…

l) Etc.

 

3. Questions relatives aux rapports sociaux, aux modes de vie

m) Changements géo- et démographiques. Migrations de travail, notamment saisonnières. Exode rural. Dé- et relocalisation des productions. Effets directs et indirects de l’urbanisation.

n) Changements dans les modes de travail. Nature des tâches et psychologie du travail (ergonomie). Répartition des tâches entre hommes et femmes, entre exploitants, salariés, entreprises extérieures. Travail à temps partiel, travail saisonnier…

p) Changements dans les modes de vie. Villages, familles, maisonnées. Les activités quotidiennes, les fêtes…

 

4. Etc.

(Une dernière fois : cette liste de questions est très critiquable, mais elle n’a pas d’autre but que d’inciter à la discussion.)

 

Annexe II. QUELQUES TITRES ANTÉRIEURS À 1930

 

Histoire rurale en général

La thèse d’A.-J. Bourde (SEVPEN, 1967) donne une petite centaine de titres parus avant 1930 et traitant de l’histoire de l’agriculture. Cette liste est-elle exhaustive ? Sans doute pas, mais on ne peut en faire grief à Bourde, dont ce n’était pas le but. Cette liste peut être un point de départ utile. Le hasard m’a permis de trouver quelques titres qui sauf erreur de ma part n’y figurent pas, comme ceux-ci :

Eugène Bonnemère, Histoire de l’association agricole et solution pratique, 1850.

Isidore Pierre, Fragments d’études sur l’ancienne agriculture romaine, 1864.

Georges Cusson, Origines et évolution du ministère de l’agriculture (thèse doct. en sciences politiques et économiques), 1926

 

Histoire du machinisme

Ici au contraire, la bibliographie est surabondante, je n’y reviens pas. Quelques exemples :

R. Carillon, Du bâton à fouir à la moissonneuse-batteuse, CNEEMA 1973, Etudes n° 380 et 383.

C. Ampillac & B. Salvat, Tracteurs agricoles de France (1910-1960), éd. E.P.A., 1993.

J. Noulin, Moissonneuses et batteuses en France, éd. E.P.A., 1995.

D. Pascal, Tracteurs de chez nous, éd. MDM, 1993.

M. Williams, Histoire des tracteurs. Plus de 200 modèles cultes (trad. de l’anglais, l’éd. française est de 2006).

G. Martin, Histoire du matériel de motoculture, éd. E.T.A.I., 2003.

 

Encore une fois, il ne s’agit que de quelques exemples parmi une multitude d’autres. R. Carillon (un des responsables du CNEEMA à l’époque) et J. Noulin sont des professionnels, les autres titres sont des ouvrages de ou pour collectionneurs. Une liste un peu complète prendrait des pages, mais ce qu’il faut souligner surtout, c’est que cette littérature est internationale. Les tracteurs, les machines en général, sont de fabrication allemande, américaine, anglaise, italienne, tchèque…, et même parfois française, et les collectionneurs n’hésitent apparemment pas à se procurer les documents qui les intéressent, dans quelque langue que ce soit. J’ajoute, toujours à titre d’exemples, trois titres de revues qui se trouvent assez facilement : Tracteurs passion et collection (depuis 2007), Tractorama, TracteurRetro

 

 

1 Je retrouve dans mes notes le passage suivant, tiré du compte-rendu d’un ouvrage sur John Whiting par Jan Brøgger (dans Social Anthropology, 1995, 3, 3 : 281-282) : “Sometimes one is tempted to ask whether anthropology still is a cumulative project in the true sense of the word. The radical shifts in paradigms, which take place almost every decade, are more similar to developments in painting than in science. Whether Dada represents progress compared to Impressionism is not a meaningful issue. Most anthropologists are extremely conscious of intellectual fashion and have a morbid fear of not being up-to-date. Possibly this also reflects the social organisation of research funding. […] One way of showing progress is to demonstrate that the previous generation was wrong […].” Ce propos ne s’applique pas seulement à l’anthropologie, mais à la plupart des sciences sociales, y compris à l’histoire.

2 Il s’agit bien d’ordres de grandeur, relativement faciles à vérifier en tant que tels, mais auxquels il ne faut pas attribuer une précision qu’ils ne comportent pas. Il est vrai que les études d’histoire statistique sur les séries de rendements sont nombreuses. Mais il nous manque une synthèse qui permettrait peut-être d’obtenir des chiffres plus précis que de simples ordres de grandeur.

3 Je retrouve dans mes notes le passage suivant, tiré du compte-rendu d’un ouvrage sur John Whiting par Jan Brøgger (dans Social Anthropology, 1995, 3, 3 : 281-282) : “Sometimes one is tempted to ask whether anthropology still is a cumulative project in the true sense of the word. The radical shifts in paradigms, which take place almost every decade, are more similar to developments in painting than in science. Whether Dada represents progress compared to Impressionism is not a meaningfullissue. Most anthropologists are extremely conscious of intellectual fashion and have a morbid fear of not being up-to-date. Possibly this also reflects the social organisation of research funding. […] One way of showing progress is to demonstrate that the previous generation was wrong […].” Ce propos ne s’applique pas seulement à l’anthropologie, mais à la plupart des sciences sociales, y compris à l’histoire.

4 Il s’agit bien d’ordres de grandeur, relativement faciles à vérifier en tant que tels, mais auxquels il ne faut pas attribuer une précision qu’ils ne comportent pas. Il est vrai que les études d’histoire statistique sur les séries de rendements sont nombreuses. Mais il nous manque une synthèse qui permettrait peut-être d’obtenir des chiffres plus précis que de simples ordres de grandeur.