2012(9) : « Qu’est-ce qu’une révolution agricole ? Le temps peut-il nous aider à penser l’avenir ? »

Texte daté du 26 février 2012. Intervention à Montpellier le 13 mars 2012

Montpellier, 13 mars 2012

 

QU’EST-CE QU’UNE RÉVOLUTION AGRICOLE ?

LE TEMPS PEUT-IL NOUS AIDER À PENSER L’AVENIR ?

 

Ces deux questions sont bien vastes, j’essayerai de les préciser autant que possible. Commençons par le terme révolution, qui a une longue histoire, qu’il faudrait connaître pour savoir combien de sens différents lui ont été donnés et quels sont ceux qui subsistent. Croire qu’on peut se dispenser de cette analyse est une première erreur, dont le résultat est qu’aujourd’hui, le terme révolution est devenu un simple superlatif de changement. On parle de révolution quand on veut « vendre » un certain changement en le donnant comme plus important que d’autres, c’est tout.

Quant a-t-on commencé à parler de révolution en agriculture ? Là encore, il faudrait une enquête historique qui, à ma connaissance, fait défaut. La révolution industrielle en Angleterre, de Mantoux, a paru en 1907. Il est fort possible que ce soit sur ce modèle qu’on se soit mis à parler de la révolution agricole, d’abord pour l’Angleterre du XVIIIe siècle, puis pour le Néolithique. Il y en a eu d’autres par la suite, mais ces deux-là sont les plus célèbres, aussi vaut-il la peine de s’y arrêter un peu.

Deux objections peuvent être faites à la prétendue révolution néolithique. La première, la plus courante, est sa durée : trois ou quatre millénaires, c’est bien long ! La seconde, c’est son absence de contenu. Une agriculture, c’est d’abord un ensemble de techniques. Or on ne sait pratiquement rien des techniques agricoles au début du Néolithique. On ne commence à en savoir quelque chose que bien plus tard, à la fin du Néolithique voire au début des Métaux, quand la « révolution » néolithique est achevée depuis longtemps…

Il y a plus. Il y a que l’accent mis sur cette « révolution » sans contenu a empêché de voir les changements les plus importants qui viennent ensuite : l’apparition de la traction animale et celle de l’outillage en fer. On est ici sur un terrain plus solide : ne serait-ce pas la raison, paradoxalement, pour laquelle ces changements sont sous-estimés ? En dehors de la diffusion des plantes cultivées, en effet, il n’y aura pas avant le XIXe siècle de changements plus importants, plus « révolutionnaires » si on tient au mot, que ces deux-là1.

Mais venons-en à la seconde de nos « révolutions agricoles », celle de l’Angleterre au XVIIIe siècle. Elle se caractériserait, d’après ses partisans, par les enclosures, la suppression des jachères au profit des cultures fourragères et des prairies artificielles, etc., tout cela ayant permis un accroissement des rendements allant jusqu’à 50 %. Il s’agit en réalité d’un mythe. Je n’insiste pas sur l’énorme contresens qui a été fait sur la notion de jachère, mais c’est déjà la moitié du mythe qui s’effondre. L’autre moitié s’effondre à son tour quand on regarde d’un peu près la question des rendements. Si, sur un territoire donné, on diminue la part des céréales au profit des fourrages, il est clair qu’on disposera de davantage d’engrais (prélevés sur les surfaces fourragères) à mettre sur les céréales, et que le rendement de celles-ci (à la parcelle) va donc pouvoir augmenter. Reste à savoir si cette augmentation des rendements (modeste, de toutes façons) compense la diminution des surfaces. Or à ma connaissance, cette question n’a pas été posée. Il y a un fait qui va dans le sens d’une réponse négative, c’est que l’Angleterre est devenue de plus en plus dépendante des importations de céréales au cours du XVIIIe siècle. On peut même penser que la facilité d’importer qu’elle doit à sa situation a joué un rôle déterminant dans toute cette histoire. « N’oubliez jamais que l’Angleterre est une île », disait déjà Guizot. La France n’est pas une île, importer des céréales y était nettement plus difficile, et cela explique bien des différences entre les deux pays.

Deux détails doivent cependant être ajoutés. Le premier, c’est que la prétendue révolution anglaise du XVIIIe siècle a commencé en fait au XVIe (E. Kerridge, Agrarian problems in the 16th century and after, 1969). Le second, c’est que malgré ce que je viens de dire, la France a connu un phénomène semblable, qui a également commencé au XVIe siècle : le « remembrement bocager » décrit avec précision par L. Merle (La métairie et l’évolution agraire de la Gâtine poitevine de la fin du Moyen Âge à la Révolution, 1958). Pourquoi a-t-on qualifié de « révolution » ce qui s’est passé en Angleterre, et pas ce qui s’est passé en France ? Je ne vois pas de réponse à cette question qui soit d’ordre rationnel.

 

Le problème est que dans toutes ces controverses, on est passé à côté de l’essentiel. Il ne sert pas à grand-chose de peaufiner les énièmes décimales quand on ne sait pas combien on a d’unités. La première chose à faire, autrement dit, serait de hiérarchiser les questions. À partir de cette évidence aussi banale que possible qu’il n’y a pas d’effet sans cause. Or en matière d’agriculture les causes ne peuvent être que matérielles, c’est-à-dire techniques et scientifiques. Pour qu’il y ait une évolution significative dans la production, il faut qu’un facteur nouveau intervienne. Or depuis que l’agriculture existe, on ne voit pas quels facteurs nouveaux auraient permis une augmentation des rendements ordinaires. Ce facteur nouveau n’interviendra que vers la fin du XIXe siècle, après que les chimistes (Liebig) et les microbiologistes auront découvert comment fonctionne le système sol-plante et quelles sont les substances (minérales) susceptibles d’en accroître la fertilité. Les résultats seront spectaculaires : en 150 ans, les rendements en grande culture seront multipliés par un facteur de l’ordre de 10, ce qui était encore absolument inimaginable dans les années 1890. Personne n’avait prévu cette « révolution », le mot ici est tout à fait à sa place. Et je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, tout le monde en ait vraiment pris conscience. Je suis même assez sûr du contraire, quand j’entends certains discours écologistes qui prétendent que sans engrais « chimiques »2, on peut produire autant qu’en agriculture « conventionnelle » ou « productiviste »3. Ce qu’on peut dire en tous cas, rétrospectivement, c’est que toute augmentation générale et durable du niveau des rendements dans une région avant l’apparition des engrais minéraux doit être analysée de très près, et que si on n’en trouve pas de causes précises, elle risque de n’être qu’une illusion.

À côté des rendements, il y a la productivité du travail. Ici, c’est l’outillage et le machinisme qui sont en cause. Je rappelle que la première machine à battre fonctionnelle a été mise au point en Écosse en 1786 et que les premières moissonneuses fonctionnelles le sont à la fin des années 1830 aux USA. La chronologie est un peu différente, mais nous sommes toujours, en gros, au XIXe siècle. Et les résultats seront plus spectaculaires encore, puisque le développement du machinisme va multiplier la productivité du travail par un facteur compris, suivant les tâches, entre 100 et 1000 ! Il suffit de rappeler que jusqu’au milieu du XIXe siècle, la plus grande partie des récoltes étaient encore faites à la faucille, et qu’un siècle plus tard elles l’étaient à la moissonneuse-batteuse.

Les progrès du machinisme se sont étendus au XXe siècle dans d’autres domaines que la céréaliculture, les derniers en date ayant abouti à une automatisation à peu près complète de la traite laitière. Je n’insiste pas, si ce n’est pour dire que lorsqu’on les met en perspective, on s’aperçoit que tous ces progrès ont ou auront leurs limites. Il y a une limite à la progression des rendements qui est celle de la photosynthèse. Et on a du mal à imaginer une machine qui serait à la moissonneuse-batteuse ce que la moissonneuse-batteuse a été à la faucille. Il fut un temps où on a cru au progrès illimité (« pour l’impossible, nous demandons un délai de quinze jours »). Nous n’en sommes plus là. Et c’est peut-être parce que nous avons une conscience de plus en plus nette des limites du progrès que la notion de « révolution » retrouve un sens. Il y a bien eu une révolution agricole aux XIXe et XXe siècles, la preuve, c’est que cette révolution est en train de s’achever.

 

Le 26 février 2012
François Sigaut

 

 

1 En fait, il y en a peut-être un troisième, mais qui n’est documenté qu’en Amérique du Nord à l’époque moderne. C’est celui qui s’est traduit par une opposition étonnamment nette entre agricultures féminines, qui occupent tout l’Est du continent, du Mississipi à l’Atlantique, et agricultures masculines, qui s’étendent du Nouveau Mexique à l’Amérique centrale. Cette opposition est de toute première grandeur. Le problème est qu’on ne l’a observée que dans le « présent ethnographique » et qu’on n’a aucune donnée sur la préhistoire du phénomène. Peut-on le transposer dans l’Ancien Monde ? L’agriculture y a-t-elle été d’abord l’affaire des femmes, avant de passer aux mains des hommes ? On ne s’est jamais vraiment posé la question, semble-t-il, et il n’est donc pas étonnant qu’on n’ait pas la réponse.

2 Je mets des guillemets parce que tous les engrais sont évidemment « chimiques » ; ils ne diffèrent les uns des autres que par leur composition ― leur composition chimique, justement.

3 Je mets encore des guillemets parce ces deux qualificatifs me paraissent dénués de sens ; ils n’ont qu’une fonction, qui est de discréditer l’agriculture ainsi qualifiée.