1981-2012 : Extraits cahiers perso (1981-2012)

Dans le bureau du domicile de F. Sigaut, à Noisy-le-Sec, nous avons retrouvé, à portée de sa main, deux cahiers (de format 16,5 x 21,7 cm) et d’environ deux cents pages chacun. Ils comportent des notes de réflexions personnelles, soigneusement datées, allant de quelques lignes à quelques pages. Le premier couvre la période 1971-1980 et le second la période 1981-2012. La dernière note est datée du 24 août 2012, c’est-à-dire de la semaine au cours de laquelle il a appris la maladie mortelle qui le frappait. Il utilise des abréviations et parfois un style télégraphique, mais le tout est soigneusement écrit et en général parfaitement lisible.

 

Ce qui est remarquable, c’est la continuité de son effort régulier pour fixer sa pensée et prendre des notes dans un même cahier. Rien n’indique qu’il voulait rendre public le contenu de ces cahiers, mais rien n’indique non plus le contraire. Il n’aurait certainement pas publié telles quelles certaines de ses annotations. Certaines relèvent d’ailleurs du registre de l’humour (noir) et le lecteur s’en apercevra lui-même. D’autres sont taillées à l’emporte-pièce. Mais dans l’ensemble, elles révèlent une pensée cohérente et constante. Elles portent trace de ses lectures. Elles démontrent l’importance capitale qu’il attachait à la critique des idées fausses, notamment des idées religieuses.

  

Cahier n°2 (1981-2012)

 

Les premières pages du cahier comportent des annotations brèves qui ressemblent parfois à un pense-bête concernant son enseignement ou son travail de recherche. Peu d’intérêt spécifique.

 

  • A partir de la fin de 1988, l’écriture devient plus soutenue… (voir le premier extrait de 1988-1989)

  • Plus tard, ce sont parfois de véritables petits articles entièrement rédigés (voir le second extrait : notes de l’année 2003)

 

 

 

 

 

p. 22

 

25/11/1988

 

Après la journée du 22 au ministère de la Culture et répétition par Althabe que « autonomie des techniques » = « rêve fou ».

 

  • Ce qui est fou, c'est de poser le problème en ces termes ; car les techniques ne sont ni autonomes ni non-autonomes ;

  • Tous d'accord sur : techniques = faits sociaux ; mais tous les faits sociaux ont-ils une dynamique identique ? Et surtout, peut-on les observer avec les mêmes méthodes, etc. ? En réalité, il existe des ordres différents de faits sociaux, ne serait-ce que par la nécessité où nous sommes de se spécialiser pour les étudier.

  • Faits techniques = faits sociaux à la fois comme les autres et pas comme les autres.

  • Cf. Kranzberg : technique n'est ni bonne, ni mauvaise, mais neutre.

  • Ce qui, en plus, est troublant, est que l'opposition entre partisans et adversaires de l'autonomie des techniques coïncide en gros avec l'opposition entre ceux qui connaissent et ceux qui ne connaissent pas l'histoire des techniques ; n'est-ce pas simplement un certain refus d'admettre un point de vue différent ?

 

 

 

Peut-on clarifier ?

 

  • HdT / HdDT (Reuleaux)

  • Préciser l'échelle d’observation à laquelle on se place

  • Ne pas opposer l'HTT (Lucien Febvre) et l’HST, mais l'histoire physique des techniques et l’histoire technique des techniques.

 

Autre manière de dire :

 

  • Peut-on nier l'évolution technique (comme relais de l'évolution biologique) ?

  • Affirmer sans contrepartie que techniques = productions sociales ≡ [est identique à] affirmer que fonction crée l'organe ; c'est faux, si on affirme pas aussi que société = produit de la technique ; le problème réel celui du sens des causalités ; or, sur ce plan, il y a des différences considérables : on ne voit pas d'innovations possibles dans la forme de la famille par exemple (nombre est peut être grand, mais pas illimité : histoire ne peut qu’être aléatoire ou cyclique)

  • domaine technique (et scientifique) et celui de l'innovation irréversible ; il existe de l'innovation ailleurs (religion…) mais pas au même rythme, et se pose le problème de leur déterminisme… qui est en grande partie technique.

  • Dans quels domaines peut-il y avoir vraiment des innovations « nouvelles » ?

    • Par exemple : découverte de l'Amérique, découvert une région pétrolifère…

    • Peut-il y avoir du nouveau définitif en histoire sans changement technique concomitant ?

 

 

 

 

 

17/12/1988

 

Le saint concile de Trente œcuménique et général, célébré sous Paul III, Jules III et Pie IV, souverains pontifes ; traduction nouvelle par M. l’abbé Dassance, (…) précédé (…), Tome premier, Paris, chez Méquignon juniors, 1842, CCCXCVII-144 pages, index.

 

TdM : I-CXI : « De l'utilité des conciles », par Salmon, docteur en Sorbonne.

 

XXXVIII : canons du concile d’Ancyre « Le 13e canon montre quelle était la vie pénitente des clercs du 3e et du 4e siècles qui s'abstenaient de la chair. On leur ordonne de la toucher au moins pour faire voir par là qu’ils ne la croient pas impure. »

 

CCXXXVII : Lettre de Leibnitz à Bossuet, le 8-01-1692 : « Rien n'est sujet à de plus grands abus que la torture ou la question des criminels ; cependant on aurait bien de la peine à s'en passer entièrement. »

 

 

 

26/12/1988

 

L'opposition, dans la tradition technologique, entre approche « ethnographique » et approche « axiomatique » se retrouve ailleurs dans les sciences humaines : l'économie a choisi essentiellement une approche axiomatique, de même que les sciences de l'artificiel.

 

 

 

6/02/1989

 

? à B. Rupp > Juifs = brahmanes ratés : cf. Bible, livre de Daniel… Ont échoué dans leur tentative d'imposer une hiérarchie à base de pureté, elle-même dépendant des interdits alimentaires les plus poussés…

 

 

 

21/12/1989

 

Définir recherche : terrain

 

sujet ou objet ou thèmes

 

problème

 

sources d'information

 

 

 

16/11/1990

 

Groupes de production des habiletés.

 

Il s'agit bien d’habiletés et non de connaissances, car dans la vie pratique, les connaissances ne suffisent pas (exemple pianiste, champion sportif….)

 

Les connaissances sont utiles, mais seulement si subordonnées aux habiletés ;

 

Habiletés ne sont pas transmissibles ; information seule est transmissible ; connaissance = partie transmissible (c'est-à-dire explicitable) des habiletés.

 

Les habiletés sont reconnues par les résultats (les connaissances non) > habiletés sont ce qui fait la position de quelqu'un dans un groupe (GPH), et la position de ce groupe par rapport aux autres.

 

 

 

19/11/1990

 

Lemonnier > impossibilité de délimiter les « groupes sociaux » en NG même chose en Europe avec GPH si ethnie était cas particulier où les différentes limites se superposent ?

 

 

 

  • Ethnie : le groupe a le même pour toutes les fonctions.

  • Europe : autant de fonctions, autant de groupes (grand nombre de fonctions > groupes professionnels)

  • NG : id. Europe, mais pas de fonctions individualisées ( ?)

 

 

 

10/06/1991

 

Cela a-t-il un sens d'étudier statistiquement le nombre de réalisations de certains phonèmes dans une langue ?

 

Exemples :

 

Var (département) (1)

 

Ver vert, verre, ver, vers, vair 5

 

Vir vire 1

 

Vor - 0

 

Vur - 0

 

 

 

Far phare 1

 

Fer fer, faire (fère) 2 (+1)

 

Fir - 0

 

For fort (fors) 1 (+1)

 

Fur (fur) (1)

 

 

 

12/06/1991

 

Connaissance est transmissible = information

 

Habileté ne l'est pas (cf. page précédente) faire papier sur ce sujet.

 

 

 

12/10/1991

 

  1. Invention/innovation

 

  • On peut inventer ce qui existe déjà sans qu'on le sache : c'est bien une invention, ce n'est pas une innovation.

  • Apprentissage : inverse de l'innovation (du point de vue rapports individus-groupes)

  • Problème général : rapports intelligence et société (Espinas, Marais)

  • Refusés directement dans « expertise sociale » : Byrne de Whiten 1988, mais ne peut aller loin car ramènerait à l'idée que société = convention artificielle.

  • L'invention est permanente dans notre adaptation à la diversité des situations ; on invente tout le temps, et si on ne pouvait pas inventer, on s'ennuierait à mourir (privation sensorielle) ; mais ces inventions quotidiennes ne sont habituellement pas des innovations.

  • Dans la pratique, une technique doit être appropriée par ceux qui la mettent en œuvre : cette appropriation suppose toutes sortes d'inventions : l'invention ne précède pas l'innovation, elle la suit.

  • Exemple de l'automobile ; voir la pratique des conducteurs, leurs trucs individuels (en ville, sur longs parcours, etc.) ; ces inventions qui restent nécessairement individuelles peuvent devenir des innovations dans des cas particuliers - rallye, course, poids-lourds… - quand il s'agit de gagner des secondes ou des kilomètres.

 

  1. Positivisme

 

  • philosophique = faut distinguer physique et métaphysique : impeccable.

  • méthodologique = faut s'en tenir aux apparences et des interprétations superficielles : idiot.

 

 

  

 

 Second extrait

 p. 93

 23/12/2002

 A propos de la célébrité de Bergson et Durkheim : il y a eu des effets de mode, c’est évident. Mais cela n’explique pas tout, car les modes sont passagères. N’y aurait-il pas, en plus, quelque chose qui serait de l’ordre du religieux ? Contrairement aux sciences de la nature, les sciences sociales (et la philosophie) ne sont pas une « histoire jugée » (Bachelard). Aucun acquis n’y est définitif. Peut-être est-ce pour cela qu’on se tourne vers des personnalités [tutélaires] pour satisfaire le besoin de stabilité. Faute de certitudes dans le domaine des faits et des théories (des objets, des méthodes…), on en cherche chez les « grands » hommes, dont la grandeur est rassurante précisément parce qu’elle est au-dessus des considérations de vrai et de faux. Le grand homme est celui dont la réputation survit à tout, se nourrit de tout, même des critiques les plus fondées et les plus sévères. Le grand homme est une figure sacrée.

 Il y aurait une opposition à faire entre le fonctionnement de la science – on fait des hypothèses et on cherche à les valider – et celui de la religion – on fait l’exégèse des textes fondateurs. La philosophie, comme la théologie, consiste pour l’essentiel dans l’exégèse des textes « sacrés ». Exégèse indéfinie, puisque chaque commentaire en appelle d’autres, et ainsi de suite. Il n’y a pas de véritable critique, en tous cas pas de critique concluante, c’est-à-dire portée jusqu’au jugement. Il y a seulement commentaire. Et ce qui fait la sacralité d’une œuvre, c’est le volume des commentaires qui s’y rapportent, qu’ils soient positifs ou négatifs. Dans la science, la critique départage entre ce qui est valide et ce qui ne l’est pas. Dans la théologie, la philosophie et les sciences sociales, la critique s’ajoute à l’éloge, elle ne fait que gonfler un peu plus la masse des commentaires, donc la célébrité ou la sacralité de l’œuvre commentée.

 En résumé : opposition fondamentale entre jugement (de validité) et exégèse.

 Le succès de Bergson et Durkheim est celui de l’exégèse. Leurs œuvres sont sorties du domaine profane utile/inutile, vrai/faux, valide/non-valide…) pour intégrer celui de la sacralité.

 

25/12/2002

 Qu'est-ce que les anthropologues entendent par « pensée symbolique » ? Et notamment en quoi cette pensée diffère-t-elle d’une pensée qui ne serait pas symbolique ?

 J'ai l'impression que la pensée symbolique, après la pensée sauvage, est un avatar de la mentalité primitive de Lévy Brühl. Bien sûr, on rejette en principe la théorie de Lévy Brühl. Mais on cherche à en sauver quelque chose, qui est probablement la différence qui permet de « les » séparer de « nous ». S'ils étaient entièrement comme nous, l'entreprise ethnologique deviendrait (croit-on, sans raison) illégitime. À partir du moment où « ils » ne fonctionnent pas comme nous, tout va bien. L’ethnologie a une autre matière que la sociologie.

 La science est une catégorie de techniques. C'est l'ensemble des techniques mobilisées en vue de répondre à certaines questions sur la nature.

 Il y a toujours eu des techniques visant à produire, non des objets matériels, mais des connaissances. Ce sont les techniques de mesure, visée, pesée, etc. La science en est le développement, ou plus exactement la généralisation à toutes les interrogations possibles sur le fonctionnement des systèmes naturels.

 

 1/1/2003

 On associe toujours (ou presque) religion et morale. C'est oublier qu'il y a à la base de chaque religion quelque chose de complètement immoral, qui est l'affirmation mensongère que… Dieu existe, qu'il s'est révélé de telle et telle façon à celui-ci ou celui-là, etc. Quelles que soient les beautés qu’on peut trouver à une religion, il reste que « cela n'est pas vrai », comme dit Renan. Certes, il n'y a pas mensonge chez le charbonnier, dont « la foi n'est que la foi en la foi d’autrui » (W. James). Mais à un certain niveau, il y a mensonge. Il y a mensonge chez tous ceux qui affirment sans preuves, et surtout qui prétendent imposer la vérité de leur croyance. La référence morale est ici celle de la science : car tout l'effort de la science consiste à distinguer ce qui est évident de ce qui ne l'est pas : l'évidence s'impose d'elle-même, sa constatation écarte tout ce qui ressemble à de la violence. C'est tout le contraire dans les religions, qui affirment sans preuves et qui exigent la foi. La foi est l'adhésion au mensonge, la foi est un mensonge (sauf, encore une fois, la foi du charbonnier).

 Les archéologues arrivent, à propos de la Bible, aux mêmes conclusions que celles des philologues du XIXe siècle (Der Spiegel, 52,2002). C'était à prévoir, mais c'est encore mieux comme ça. Ils arrivent à montrer que la Bible est une véritable imposture. Le mensonge est patent, il est prouvé. « Cela n'est pas vrai » : il faut toujours y revenir. Comment une morale saine pourrait-elle être fondée sur le mensonge ?

 

5/1/2003

 Dieu est une conjecture, et tous les dogmes religieux également.

 Le mensonge religieux fondamental, c'est de donner des conjectures pour des vérités, des croyances pour des certitudes ou des connaissances.

 20/1/2003

 Pour dogme : conjecture, cf. Séailles1.

 Toute société distingue entre réalité et fiction, et cela y compris dans le discours. Discours ordinaire, affirmatif, interrogatif (ou mensonger) :

 - où sont passées mes pantoufles ?

 - Va me chercher une clé de 12.

 - Mince, j'ai oublié de téléphoner au plombier !

 - J'ai pas envie d'aller chez tes parents le week-end prochain, etc.

 Tout cela est du ressort de la banalité quotidienne.

 

p. 96

 La réalité des faits et des choses y est impliquée sans le moindre doute possible. C'est le réalisme physiologique le plus grossier, sans lequel la vie serait impossible (sauf à l'asile psy).

 Donc deux domaines : (1) la réalité (Umwelt)

 (2) la fiction (les histoires inventées, et reconnues comme telles)

 Quand la fiction n'est pas reconnue comme telle, on a affaire à

 (3) la rumeur.

 Enfin, il y a des fictions temporaires, des suppositions plus ou moins utiles auxquelles on se tient faute de mieux, ce sont :

 (4) les conjectures.

 L'hypothèse est évidemment une forme de conjecture. Y a-t-il autre chose ? Probablement pas (mais…) Question : peut-il exister des sociétés où il n'y a pas de distinction entre réalités et fictions ?

 Non (« il n'y a pas de Dieu de la pesanteur ») ; même si l'emplacement de la limite varie (l’existence des rumeurs en est une preuve), l'existence de cette limite paraît difficile à contester. Il n'y a certainement pas de sociétés où « passe-moi le sel », comme discours sur la réalité simple, n'existe pas.

 Hypothèse : le réel banal est distingué comme tel dans toutes les sociétés, même si ce n'est pas de façon réflexive. Ce réel est « positif » (au sens des positivistes) ; c'est celui des animaux, qui n’en connaissent pas d'autre (les animaux sont positivistes par défaut d'imagination ; n'en déplaise à Auguste Comte, le positivisme est la forme de pensée la plus primitive, pas la plus élaborée).

 La pensée s.s. commence avec la fiction, c'est-à-dire avec l'imagination. Elle fonctionne dans trois directions :

 - Pour le plaisir : fiction s. s.

 - Pour comprendre : conjecture

 - Pour se donner de l'importance : rumeurs (ou aussi, pour le plaisir de convaincre).

 

 26/1/2003

 La nouvelle vision du monde – mécaniste, déterministe – l'emporte dans les années 1620 grâce à Galilée, Stevin et aux savants réunis par la correspondance de Mersenne. Dans le même temps, le Concile de Trente (pas dans le même temps : 1597 !) réaffirme le libre arbitre, donnant au moi une autonomie complète. Le libre arbitre est refusé par les protestants, puis par les jansénistes, retardant d'autant l'évolution des choses (convulsionnaires, 1727-1732).

 

31/01/2003

 La gaie science dont Nietzsche n'a fait que parler, il [Lacombe] la pratique avec le naturel d'un enfant et la liberté [la sagacité] un vieillard. Il ne ménage rien [(ni personne) : ni préjugés, ni doctrine, ni idée reçue ne lui résistent… Pauvre espèce humaine ! Et lisez Lacombe et on n'en reparlera, d'accord ? Pourtant, rien de triste dans ce livre. Ce n'est pas du Zola (rien à voir avec Zola).

 Lacombe est sans inhibitions, il ne ménage rien ni personne. Lecture roborative. Pourquoi la lecture de Lacombe est-t-elle si roborative ?

5/02/2003

 Il y a un totalitarisme populaire, qui est le communautarisme absolu – pas d'autorité hors de celle du groupe, du moins pas d'autorité légitime.

 Est-ce le propre des sociétés ethniques ?

 En fait, ce totalitarisme ne paraît tel que lorsqu'il existe des alternatives, c'est-à-dire à l'intérieur d'une société plus ou moins individualiste. Alors le totalitarisme populaire devient quelque chose comme une régression, un repli, un refus.

 Quand il n'y a pas d'alternative, le tot. pop. ne peut pas être reconnu comme tel, sinon dans le domaine littéraire par les tragédies qu’il détermine dans certains destins individuels. Le totalitarisme est un conformisme, on le détecte au destin de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas être conformes.

 

15/02/2003

 Un philosophe est quelqu'un qui a le talent de faire passer son délire pour une réflexion (spéculation) sensée.

 Quand exactement (il y a longtemps) ai-je commencé à penser à la caricature comme modèle de l'œuvre d'art ? La caricature doit représenter son sujet de façon reconnaissable, mais on doit aussi y reconnaître l'auteur. Dans la caricature, le triangle du sens et particulièrement visible : le réel, c'est le sujet ; ego, c'est l'auteur ; autrui, c'est le public.

 La caricature est aussi la forme d'art dans laquelle la notion de style est la plus claire. Le style, c'est la part propre de l'auteur. Part indispensable – il ne peut pas y avoir d'auteur sans style – mais souvent, dans d'autres domaines, peu visible ou considérée comme négligeable. Il y a aussi l'aberration qui conduit à concevoir des œuvres sans sujet, ou dont le sujet ne représente rien, ne signifie rien, ne renvoie à rien (l’art non figuratif), parce que tout y serait dû à la création seule de l'auteur. C'est-à-dire l'art « moderne »…

 

22/02/2003

 Augustin Cochin parfaitement raison dans son analyse des sociétés de pensée comme mécanisme social spécifique, défini par le fonctionnement « à vide » d'une opinion publique. C'est un cas particulier d'aliénation culturelle.

 La seule critique qu'on peut lui faire est qu’il n’est pas allé assez loin. Il n'explique pas les sociétés de pensée elles-mêmes. Pourquoi ont-elles pris une telle importance à partir de 1770 ? Mystère…

 L'autre exemple qu'il faudrait soumettre à la même analyse est celui de l'état-major de Joffre en 1914…

 

27/02/2003

 A propos de ma préface au livre de Paul Lacombe : Lacombe a pris le risque de l'erreur, comme tout chercheur doit le faire. Refuser ce risque, comme le fait Durkheim en posant d'abord des Règles et une Méthode fixées a priori, c'est stériliser la pensée, mais c'est aussi rendre possibles les dérives les plus bizarres, à l'abri de la fausse sécurité des principes.

 Pourquoi cette pseudo-science est-elle si ennuyeuse ? Parce qu'elle est stérile. Elle ne crée rien, ne trouve rien. Il lui faut donc cultiver les apparences du sérieux, faire semblant à défaut de pouvoir faire. Tout son caractère guindé, compassé…

  

20/03/2003

 Ce qui caractérise les sociétés de type corse, albanais, kabyle, tchétchène, etc., c'est qu'il n'y a pas de monopole de la violence légitime et donc pas de distinction nette entre violence légitime et non légitime. D'où l'absence de résistance au gangstérisme, aux seigneurs de la guerre, etc., et au contraire, l'existence d'une résistance à l'idée de loi égale pour tous.

 Sur le réel ordinaire (cf. 20 janvier 2003) :

 - il est le plus souvent impliqué, plus ou moins tacitement, dans le discours ; on y fait référence, on en tient compte, on n’en parle pas directement parce que ce n'est pas nécessaire ; d’où :

 - le réalisme (naïf) est la seule attitude qui, dans la pratique, ne conduit pas à l'asile de fous ;

 - la religion traite des conjectures comme si c'étaient des réalités ordinaires ; c'est la base du mensonge religieux ;

 - le christianisme actuel n'en est plus là (sauf dans ses versions intégristes) ; mais c'est parce qu'il a été chassé de ses positions par la force ; mais l'islam y est encore.

 - Les religions qui abandonnent le terrain du réalisme (dogmatique) deviennent de simples options philosophiques personnelles, qui n'engagent que ceux qui croient…

 D'où l'importance de la notion de réalisme dogmatique (celui du catholicisme ultramontain du XIXe siècle) ; à partir des deux révolutions, scientifique et critique (XVIIe-XIXe siècle), il devient évident que le réalisme dogmatique ne repose que sur la force de l'autorité ; c'est une convention pure. D’où problème : rapports entre réalisme du sens commun et réalisme dogmatique.

 

 3/04/2003

 Exemple de George Bush : qu'est-ce qui prouve qu'il est un menteur ? C'est qu'il se prétend inspiré par Dieu. Personne ne devrait être autorisé à parler au nom de Dieu. C'est cela l'essence du mensonge religieux.

  

[Page 100]

 

7/06/2003

 L'invention religieuse doit fonctionner sur le mode de la rumeur : on croit reproduire une affirmation d'après une autorité quelconque (« on dit que… ») alors qu’on l’invente, ou du moins qu'on y ajoute des détails…

 C'est entre autres raisons pourquoi il n'y a de bon prophète que mort : on peut lui prêter tout ce qu’on a envie d'inventer, ce qui n'est pas possible de son vivant.

 Le phénomène a quelque chose d'analogue à celui de la résonance en physique. Les « inventeurs » s'échangent leurs inventions, chacun ajoute un petit quelque chose à ce qu'il emprunte à l'autre, et si les esprits sont orientés dans le même sens, cela peut aller assez vite. Il doit bien y avoir dans la littérature de fiction des exemples de ce mécanisme.

 Ai-je quelque part explicité l'idée que le sacrement remplace le sacrifice dans le christianisme, et que cela fait une grande part de son originalité ? Le christianisme instrumentalise Dieu, en quelque sorte. Il y a quelque chose de strictement juridique (ou de mécanique) dans la conception du sacrement, qu'on ne trouve pas dans la notion de sacrifice. Le sacrifice est un don à la divinité, par lequel on prétend, soit se concilier ses faveurs, soit la lier par une obligation de contre-don. Mais il n'y a pas dans le sacrifice cette économie de la grâce – cette administration, c'est le mot propre, de la grâce – qui caractérise le sacrement.

 

23/06/2003

 Il n'y a pas de science antique parce qu'il n'y a pas d'expérimentation, et il n'y a pas d'expérimentation parce qu'il n'y a pas de recherche. La science est médiation sur le connu, elle ne va pas vers l'inconnu. Elle n'a pas de programme. Seule la technique et la magie en ont (cf. 18/12/98) (voir aussi 24/5/98).

 

page 101

 

10/07/2003 (Port-la-Claye)

 L'exemple de l'Irak est celui d'une société basée sur la violence, parce qu'il n'y a pas d'autres principes de légitimité. La chose est assez paradoxale, étant donné l'état de modernisation assez avancée du pays (c'est à peu près la même chose en Algérie, etc.). Mais faute de principe reconnu (= convention) de légitimité pour l'accès et l'exercice du pouvoir, celui-ci ne peut reposer que sur la force. Le dilemme est : assassine d'abord, ou tu seras assassiné (cf. l'histoire de Catherine de Russie). L'assassinat, et la terreur qui lui correspond dans les relations entre le pouvoir et la population, n'est pas une dérive fâcheuse due à la cruauté des hommes, c'est un principe politique. L'assassinat est un attribut du pouvoir, et comme le pouvoir est nécessaire, l’assassinat est aussi nécessaire.

 Preuve inverse : les chrétiens irakiens, qui disent : « Saddam nous laissait tranquilles parce qu'il n'avait rien à craindre de nous ». Dans ce cas, il y a une sorte de substitut à la légitimité proprement dite, mais pour une partie seulement de la société. C.Q.F.D.

 Preuve historique : il faudrait voir comment la notion de légitimité s'est imposée en France, après les Mérovingiens (où l'assassinat régnait) et probablement aussi les Carolingiens. Il y a fallu un principe reconnu de succession au trône, mais aussi la sacralisation de la personne du roi, devenu inviolable, etc.

 Pour en revenir au problème de la violence, c'est aussi une conséquence de l’irresponsabilité (à moins que ce ne soit l'inverse). Le gouvernement est irresponsable en ce sens qu'il ne doit rien aux citoyens (exemple de l'Algérie). Et on ne voit pas comment, occupé à se maintenir par la violence, il pourrait faire autre chose. Pour qu'un gouvernement puisse se mettre au service des citoyens, il faudrait d'abord qu'il n'ait pas le souci permanent de se défendre par la violence. La légitimité est une condition de la responsabilité.

 Mais c'est peut-être l'inverse, parce que la responsabilité, comme type général de comportement, semble absente de certaines sociétés. L'exemple le plus typique est peut-être, ici, celui des Palestiniens. Le comportement des organisations palestiniennes, comme celui des « combattants tchétchènes », des talibans, etc., est caractérisée par une irresponsabilité totale, encore renforcée par l'islam intégriste. Absence totale d'(auto)critique dans tous les pays musulmans.

 Sans doute aussi y a-t-il un rapport entre irresponsabilité générale (préciser ce concept, pour le distinguer de l'irresponsabilité individuelle, et des domaines d'activité tels que l'action technique autonome, où la responsabilité va de soi) et non-développement de la science.

 Question : comment les idées non indépendantes de responsabilité et de légitimité se sont-elles imposées en Europe ? Et comment, dans le même temps, ont-elles reculé jusqu'à disparaître dans les pays musulmans ?

 Comment passe-t-on d’un pouvoir basé sur l'exercice normal de la violence (assassinat, terreur…) à un pouvoir légitime ? Quel rôle joue l'idée de responsabilité dans ce processus ?

  

15/08/2003

 Projets d'ouvrages à rééditer :

 - L'Art du meunier

 - Leroy2

 - Desessartz3 Franklin ?

 - W. Scott, Démonologie4

 - Vampires : Tournefort, Voltaire, Dom Calmet5

 -Chateaubriand, l'histoire en 1830

 - Cuvier, Histoire des sciences naturelles

 - G. Ferry, Scènes de la vie sauvage6

 - Chateaubriand, Voyage en Amérique

 - Relation/ Venise de M. De Saint Didier7

 - Relation/ Constantinople de M. Ricaut (< Bayle)

 

 N'y aurait-il pas un rapport entre collectivisme et communautarisme ? La différence étant que le premier est d'origine théorique, le second d'origine traditionnelle. Une différence à ne pas surestimer : le collectivisme doit beaucoup aux traditions communautaires russes (ou chinoises…), le communautarisme tend à se théoriser, par un processus de rationalisation des comportements traditionnels (ou de certains d’entre eux).

 

10/09/2003

 Religion = imposture ; preuve par l'infaillibilité du Pape ; l'argumentation est la suivante : il n'y a pas de preuve (au sens scientifique du terme) de l'existence de Dieu ; nécessité de la Révélation ; nécessité de transmettre, enseigner, interpréter, contrôler la Révélation > faut tradition, faut institution pour la perpétuer, faut autorité pour cette institution (l’Eglise) C.Q.F.D. (Cf. 5/01/2003).

 Philosophie = pathologie, depuis que la méthode scientifique existe, c'est-à-dire le XVIIe siècle ; du moins la philosophie à plein temps, professionnelle ; la seule philosophie acceptable est celle du café du commerce : on discute comme ça, pour voir, sans attacher d'importance, même si c'est aussi un moyen de trouver de vraies idées. Mais vouloir aboutir à des résultats par une démarche philosophique, c'est de la folie. D'ailleurs, bon nombre de philosophes ont eu des problèmes psychiatriques : Descartes, Comte, Nietzsche, James…, sans parler des paranoïaques (Hegel, Marx, Heiddeger…) ou des maniaques (Kant…) (cf. 5/12/2002)

 Science et morale sont deux entités complètement séparées : faux. La science est la recherche de la vérité par tous les moyens légitimes. La recherche scientifique exclut la fraude, comme l'intimidation ou la violence. Elle refuse aussi les vérités arrangeantes, au contraire de la religion, qui place l'utilité sociale ou psychologique (consolation, etc.) au premier rang des preuves de la vérité. Cf. Renan, «cela n'est pas vrai », même si cela est beau, poétique, etc. En ce sens, la science implique et défend une morale plus haute et plus pure que la religion. Religion = beau mensonge (pas toujours beau, d'ailleurs). Science = refus absolu et sans conditions du mensonge (cf. 1 et 5 janvier 2003).

 C’'est l'imagination et non l'intelligence qui distingue l'homme des animaux (cf. 20/01/2003, 20/9/2003 : cf. W. James, Volonté de croire, p. 149).

 

 

 

 

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 14/09/2003

 On peut considérer que trois questions fondamentales se posent à propos de la – des – religions :

 - Qu'est-ce que c'est ?

 - Est-ce vrai ?

 - Est-ce utile ?

 Le XVIIIe siècle avait répondu en gros (Voltaire, Necker…) : la religion n'est pas vraie, mais elle est nécessaire. Le XIXe siècle confirme et développe : la religion n'est pas vraie (Renan) ; elle est cependant utile, voire indispensable ; d'où l’impossibilité de séparer complètement l'Eglise et l'État.

 Sur le problème de la vérité, le XIXe siècle n'est qu'une succession de reculs ; la voie est tracée par le protestantisme libéral, qui aboutit à supprimer tout contenu concret à la croyance ; seule chose qui reste : adhésion à la personne de Jésus-Christ et à ses valeurs (évangéliques) ; mais même les catholiques suivront cette voie, avec deux réponses : l’évhémérisme (sous des formes plus subtiles) et l'indifférence aux réalités (laissées à la science).

 La controverse la plus vive se passe sur le problème de l'utilité ; le débat n'est pas religion/ irréligion (sauf avec Marx, Guyau, etc.), mais : quelle religion ? C'est là qu’intervient la controverse de Laveleye…

  

15/9/2004 (HEGP)

 Les religions primitives n'ont pas de morale. Sont seulement interprétations (par exemple animistes) du monde, donnant lieu à indications pour influer dans tel ou tel sens sur le cours des choses. Équivalent à technique appliquée.

 Quand l'alliance religion-morale commence-t-elle ? Avec le judaïsme ? Avec le bouddhisme ? Avec Zoroastre ? La troisième étape est la séparation de la religion et de la morale ; est en cours depuis le XVIIIe siècle ?

 

17/9/2003 (Ibid.)

 À propos du (mauvais) DEA sur la maloca en Amazonie : on a l’impression chez beaucoup d'étudiants venus du Sud (Amérique latine, Maghreb) d'une réelle peur devant la réflexion autonome.

 C'est peut-être un vrai problème. Réfléchir librement, n'est-ce pas contre nature ? Ou plus exactement contre société ? C'est s'aventurer seul sur un terrain inconnu : panique… D'où ce besoin irrépressible de maîtres, de gourous, de guides…

 

20/9/2003

 W. James, Volonté de croire >

 - différence homme animal = subjectivité (p. 149 ; cf. p. du 10/9/2003 à la fin)

 - cite à plusieurs reprises la Logite de Sigwart (pp. 148, 166, 139…)

 - Sigwart (p. 139, note) > pas de différence essentielle entre esprit religieux et esprit scientifique (peut être interprété dans le sens : l'esprit scientifique véhicule autant de valeurs que l'esprit religieux).

 

24/9/2003

 Laïcité ≠ neutralité religieuse. Pourquoi ?

  Neutralité suppose désengagement ; cf. la Suisse ou la Suède pendant la deuxième guerre mondiale ; or un pays (gouvernement) ne peut pas faire comme si – ; ce serait laisser les religions se combattre sans intervenir ; imposer la paix, ce n'est pas être neutre.

  Neutralité suppose absence de jugement (aspect moral du désengagement si l'on veut), i.e., personne n'a tort, personne n'a raison, on ne veut pas le savoir… ; or la laïcité est un jugement, qui renvoie toutes les religions à leur statut de croyance invérifiable, arbitraire ; et cela n'est possible qu'au nom d'une croyance plus élevée, dont le modèle de celui de la connaissance scientifique. La connaissance s'impose, mais par la force des choses, pas par la force des lois ou la contrainte des hommes. La croyance au contraire ne vient pas de la force des choses, mais seulement de la force des hommes et des sociétés. En bref : la laïcité interdit à la croyance de s'imposer comme connaissance, et en cela elle brime la croyance, qui, dans toutes les religions (monothéistes), s'est toujours prétendue connaissance du vrai. Donc la laïcité interdit à la croyance de se réaliser pleinement, elle n'est pas neutre.

 

 29/09/2003

 Ai-je écrit quelque part la théorie que je rumine depuis pas mal de temps (un an ?) sur la littérature ?

 Il y a deux sortes d'écrivains : ceux qui ont du talent, de l'inspiration, qui ont quelque chose à dire, et qui s'efforcent de le dire aussi bien que possible, qui en tout cas tiennent compte de leur public ; et ceux qui ont une théorie.

 Baudelaire, Flaubert, Zola, Mallarmé, etc. jusqu'aux représentants du « nouveau roman » dans les années 1960, sont des théoriciens. Ils appliquent leur théorie. Le résultat est en général un ennui complet. Cf. aussi peut-être Céline, Gide, Proust…

 Les feuilletonistes du XIXe et du début du XXe siècle n'ont pas de théorie, ou s'ils en ont une, ils ont trop d'inspiration, de talent, etc., pour se borner à l'appliquer mécaniquement. Exemple : Balzac, Dumas, Hugo, Paul Féval, G. Leroux… et J. Verne. Chez les poètes : Verlaine, Apollinaire…

 La théorie est la mort de l’art, au moins quand elle n'est pas dominée par l'invention.

  

20/10/2003

 Après avoir lu E. Ashlor sur les brevets (à Venise] :

 - Le passage des « secrets » aux brevets se fait au XVe.

 - Il y aussi un passage des « secrets » aux expériences dans les sciences ; c'est la victoire de l'exotérisme sur l'ésotérisme ; les deux phénomènes, dans le domaine industriel et dans le domaine ϕϕque [physiologique ?]/scientifique, sont probablement parallèles : dans les deux cas, l'intervention de la société est déterminante ; pour qu'il y ait expérience (= expérimentation), il faut qu'il y ait un corps de savants capables de refaire l'expérience proposée, en discuter en toute liberté et tout à fait ouvertement, etc. ; et il faut aussi un office des brevets : l'ésotérisme disparaît quand la société s'organise pour accueillir l'innovation… Réciproquement, cela signifie que les sociétés « normales » (= préscientifiques, préindustrielles) ne sont pas organisées pour accueillir l'innovation.

 D'autre part, magie = déterminisme mal placé, c'est-à-dire mis là où il n'y en a pas (dans les accidents) et omis là où il y en a. Voir s'il y a un rapport (probable) entre recul de la magie et organisation de la société pour accueillir l'innovation.

 

 

21/10/2003

 Dans la lignée de mon essai de 1990 (juin) : on pourrait définir une discipline dans les sciences humaines par les trois dimensions suivantes :

 - le métier (archive, fouille, enquête),

 - la civilisation, ou l'aire historico-géographique (éviter « culturelle »),

 - le domaine d'expertise (ou la tradition ?).

 Métier se définit par matériau dont on tire l’information :

 1. Histoire : documents écrits (archives), imprimés, iconographiques, audiovisuels, électroniques

2. Archéologie et muséologie : fouille, objets, traces.

3. Sociologie, ethnologie, etc. : l'enquête.

 

Civilisation. Pourrait se mettre en premier, tellement c'est important ; les faits humains doivent toujours être considérés en contexte, donc la connaissance du contexte est indispensable – outre qu'elle conditionne l'accès aux matériaux, aux enquêtes…

 Domaine d'expertise : langue (linguistique), religion, parenté, économie, politique, technique, science… ; il faut être au courant de l'état de l'art dans le domaine où on veut travailler.

  

L'ensemble métier + civilisation + expertise = une discipline.

 Mais cela ne suffit pas pour définir une recherche, ne serait-ce que parce que les vrais thèmes de recherche sont pluridisciplinaires. Il est même probable que les thèmes qui ne débordent pas d'un seul domaine d'expertise sont plus ou moins stériles…

 

22/10/2003

 Toutes les religions (?) sont communautaires. Dominantes, elles sont officielles, c'est-à-dire qu'elles entrent dans la composition identitaire du groupe social (du peuple) au même titre que la langue, les coutumes, etc. Minoritaires, elles définissent des ghettos ou des sectes. Dans les deux cas, elles placent le groupe au-dessus de l'individu. La sanction de l'insoumis est l'exclusion (excommunication) ou la mort.

 Cette situation est si banale qu'elle est à peine remarquée. Le catholicisme fait exception, parce que depuis le XIe siècle (Querelle des investitures), il se pose en contre-pouvoir du pouvoir laïc – qui devient laïc de ce fait. C'est la première étape de la séparation de l'Église et de l'État. Mais cette séparation est restée impensable pour beaucoup de gens, même aujourd'hui en dehors de France.

  

1/11/2003

 Dieu n'est qu'un homme – illimité. Un ego démesuré, gonflé aux dimensions de l'univers, omniprésent, omniscient, omnipotent. Il a toutes les passions humaines, seulement amplifiées à l'infini. Bosnie, Rwanda, même histoire… Qui nous rappelle seulement tout ce qu'il y a de pire dans la nature humaine. Celle-ci est invariable et ne changera pas dans l'avenir prévisible. Ce qui peut changer, et qui a déjà changé, c'est la société. C'est la capacité des sociétés de faire face à cette partie démoniaque de la nature humaine et de la combattre. Il y a des sociétés qui font face plus ou moins adroitement, plus ou moins efficacement, depuis trois siècles – ce sont les sociétés qui se réclament des Lumières. Et il y a celles qui ignorent la question, où tout reste possible.

 Les Lumières sont notre seule ressource contre l'horreur – regarder les choses en face. L'horreur a pu l'emporter un temps en Allemagne parce que ce pays a refusé les Lumière de Hegel à Hitler. L'horreur peut encore l'emporter dans les pays où le sentiment d'appartenance à la société exclut tout espoir critique – en Afrique, dans les Balkans et surtout dans les pays musulmans, où l'islam semble étouffer toute pensée indépendante.

  

2/11/2003

 Science = y aller voir. Cf. Lenoble, Essai sur la notion d'expérience, p. 45 : sur la foi des Grecs on a cru jusqu'au XVIIe siècle que la cigale vit sans manger. Personne ne doute du fait, puisque chacun a sa manière de l'expliquer. Ainsi il aura fallu plus de 20 siècles de pensée occidentale pour qu'un savant ait eu l'idée de mettre une cigale à jeun dans une boîte pour voir ce qui allait se passer.

 J. de Maistre est nettement continuiste. Belles formules au début de sa critique de Bacon. À l'en croire, il faut ajouter Bacon à la liste des philosophes complètement cinglés !

  

 

 9/11/2003

 Quatre mots-clés pour définir ou, mieux, pour caractériser la science moderne : nature, secret, critique, expérience.

 La nature, comme la matière, est « sans indulgence et sans perfidie ». On peut l'interroger sans crainte. Elle n'a pas de « secrets » à cacher. Ou plus exactement ses « secrets » sont simplement des choses que nous ne voyons pas – pas encore. C'est à nous à regarder mieux. La nature ne nous cache rien.

 Première question, donc, celle de la dissociation de l'idée de nature et de l'idée de secret. Derrière les apparences qui nous sont familières, il n'y a pas de secrets, il n'y a que d'autres apparences (= phénomènes), et ainsi de suite, sans qu'on puisse imaginer de fin à cette succession. Le problème est de savoir quand et comment l'idée que derrière les apparences, il devait y avoir des secrets (plus ou moins redoutables) a disparu. (Voir le 20-11-03).

 Autre problème : l'idée de prodige. Le XVIe siècle « naturalise » l'idée de prodige. Est-ce une dérive ou un premier pas ? Relire Lenoble… ?

 Première étape, donc (ou première phase) dans la naissance de la science : il n'y a pas de « secrets », ni de « prodiges » ; la nature est régulière ; son étude n’oblige en rien à sortir du sens commun.

 Seconde question, qui tourne autour du couple critique-expérience. En somme, on peut admettre que l'expérience – ou plutôt l'expérimentation ? – est un moyen de la critique. L'histoire de la dent d'or est paradigmatique (ou celle des cigales d'après Lenoble).

 S'il faut distinguer expérience et expérimentation, c'est sans doute parce que l'expérience fait partie des évidences communes. On ne « fait » pas une expérience, on l'acquiert, et on l'acquiert par le cours et la répétition des activités pratiques de la vie quotidienne. L'expérience, c'est ce sur quoi repose le sens commun. C'est un acquis, qui ne se discute pas.

 En revanche, l’expérimentation, qui a pour but de vérifier quelque chose, suppose que cette chose (plus exactement nos affirmations relatives à cette chose) est à examiner, ce qui implique l'intervention préalable de l'esprit critique. Critiquer, c'est se demander si telle affirmation est vraie ou fausse. Cela commence donc, très normalement, par des questions d'ordre judiciaire (qui a dit cela ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? Sur quelles bases ?). On ne passe l'expérimentation proprement dite que dans certains domaines particuliers, qui sont d'abord ceux des sciences physiques. L'expérimentation est un moyen (parmi d'autres) de la critique. Il y a aussi la critique des textes, la cohérence des arguments…

  

Deux sujets d'inquiétude pour l'avenir de la laïcité :

 - on (B. Stasi) invoque la tolérance hors de propos ;

 - on considère le voile islamique comme un signe religieux.

 Ce sont là deux confusions graves.

 

(1) Au XVIIIe siècle, la tolérance est un recours justifié contre les abus d'une législation hétéroclite, arbitraire, en partie considérée comme divine, etc., à laquelle on doit des affaires comme celles de Calas, Sirven, du chevalier de la Barre, etc. Avant que la révolution n’ait révoqué cette législation, l'appel à la tolérance était légitime et nécessaire. C'était aussi une stratégie efficace, pour montrer à quel point la législation existante était barbare, et l'urgence de la réformer.

 Depuis que notre législation n’est plus arbitraire, mais votée par les députés, le problème ne se pose plus de la même façon. Par principe, la loi est une institution humaine, elle est donc réformable, et le fait est qu'elle est constamment en cours de réforme pour l'adapter aux changements de la société. Dans ces conditions, l'appel à la tolérance contre la loi n'a plus de sens. Ce serait une régression. Nous sommes dans le droit, pas dans la tolérance, et c'est la loi elle-même qui garantit la liberté religieuse en France. Prêcher la tolérance serait revenir en arrière. La laïcité ne prêche pas la tolérance, mais le droit.

 Au contraire, nous demandons à la loi (au droit) de nous protéger contre l'intolérance religieuse qui ne demande que d'être tolérée pour se développer. Aujourd'hui, la tolérance ne peut avoir d'autres effets que de protéger les intolérances des diverses communautés qui prétendent opposer leurs valeurs à celle de la nation.

 (2) La loi républicaine ne connaît que la matérialité des infractions. Le sacrifice humain est interdit, non pas comme sacrifice, mais comme meurtre. Il n'y a pas à entrer dans des considérations théologiques à ce propos. L'assassinat est interdit, point. Qu'il soit perpétré pour des motifs religieux ou non n'a pas à entrer en ligne de compte.

 Même chose pour le voile. La loi n'a pas à s'interroger sur les motifs religieux ou non qui sont derrière le port du voile. Elle a à interdire ce port, d'une part partout où il trouble les relations normales (à l'école, au bureau, etc.), d'autre part chez les mineures, chez lesquelles il est présumé imposé par l'entourage. Le voile est un instrument, très matériel, de sujétion et d'oppression des femmes. C'est à ce titre qu'il ne doit pas être toléré. Sa signification religieuse (si elle existe) n'a pas à être prise en compte.

 

28/11/2003

 On pourrait peut-être récupérer la loi des trois états d'Auguste Comte de la façon suivante :

 (1) La surnature n'existe pas : elle fait partie de la nature. La fiction n'est pas reconnue comme telle, elle fait partie de la réalité (pas n'importe quelle fiction, d'ailleurs). La surnature est naturelle.

 (2)La surnature est radicalement distincte de la nature : le dualisme cartésien.

 (3) La surnature n'existe plus, elle n'a plus de réalité : le matérialisme scientifique.

 Ou encore :

 (1) La surnature est naturelle.

 (2) La surnature est surnaturelle.

 (3) La surnature n’existe plus.

 L'avantage de cette formulation serait d'aider à comprendre pourquoi l'étape (2) est nécessaire pour passer du (1) au (3).

 Le problème principal est bien celui de savoir comment.

 

5/12/2003

 La question de la langue (sacrée/profane) a fortement contribué à l'opposition qui se développe dans l'Antiquité tardive entre chrétientés orientale (une seule langue) et occidentale (deux langues, le latin + une langue vulgaire). Où ai-je pêché cette idée ?

 La même opposition est peut-être en cause dans le schisme entre l'Iran chiite (deux langues : le persan et l'arabe) et le reste du monde musulman ou du moins le monde arabe (une langue). Mais qu'en est-il des pays musulmans non arabes ? Pakistan, Indonésie, Afrique Noire…

 Pour revenir au grand schisme de la chrétienté, le problème du filioque8 est sans doute moins important que :

 Le problème de la (des) langues.

  1. Celui des coutumes alimentaires et sacrificielles (sang, viandes étouffées, etc.)

  2. Celui du droit du mariage (remariage autorisé du mari innocent en Grèce) et du rôle du célibat.

 

27/12/2003

 « Cela n'est pas vrai » (Renan ». La question de la vérité est bien préjudicielle dans l'étude des religions, puisque toutes les religions se prétendent vraies. Le christianisme a poussé particulièrement loin cette prétention, en élaborant une théologie réaliste particulièrement méticuleuse (Tixeront9). C'est précisément ce réalisme théologique qu'il a perdu. En voulant montrer le vrai en détail, les théologiens chrétiens ne sont parvenus qu’à exposer l'absurdité de leur construction dogmatique.

 Cela n'est pas vrai. C'est de là qu'il faut partir. C'est sur ce point qu'il faut prendre position. Si la religion est vraie, alors il y a toute une série de questions qui ne se posent pas, ou qui se posent de façon biaisée : les principales explications sont déjà données. La véritable science des religions commence au moment où on se rend compte que cela n'est pas vrai. La religion est mensonge. Toute la question est de savoir comment ce mensonge fonctionne dans la société.

 Il y a d'autres mensonges. Mais dans l'espace des choses humaines et matérielles, le mensonge n'a que des effets limités, notamment dans le temps. Les idéologies politiques, par exemple, sont d’assez courte durée (communisme : 72 ans ; nazisme : 13 ans !). Le mensonge religieux peut durer beaucoup plus longtemps.

 Le fait que la religion soit mensonge signifie qu'elle n'est pas foncièrement morale. Vieux débat qui ressort tout au long de l'histoire des religions. Renan affirme d'ailleurs que ce sont les juifs qui font entrer la morale dans la religion, et cela assez tard. De tout temps, il y a eu une critique de la religion au nom d'une morale plus exigeante.

 La religion est foncièrement une cosmologie anthropomorphe. Dans les sociétés fermées, il n'y a pas le choix : la cosmologie du groupe est la seule « réelle ». Dès qu'il y a réflexion, cela ne marche plus. La religion n'est plus qu'un ramassis de fables, qu'on va chercher à « interpréter » (évhémérisme, symbolisme).

 Quoi qu'il en soit, c'est la religion comme mensonge qu'il s'agit de comprendre. La religion comme vérité, ou même comme illusion involontaire, s'explique à peu près d’elle-même – mais par des explications qui ne répondent pas à la question.

 Et en quoi consiste le mensonge religieux ? En ce qu'il fait passer des croyances pour des vérités établies. Dire « je crois… », c'est aussi dire « je doute, je ne suis pas sûr », et on a le droit de croire à ce qu'on veut (ou à ce qu'on peut). Toute la difficulté commence lorsqu'on agit comme si l'objet de la croyance était réel, ce qui oblige l'imposer aux autres…

 Autre problème (idée < Inde) : le paradoxe musulman. Comment une religion presque réduite à un simple déisme (Renan) peut-elle engendrer des blocages et des fanatismes aussi féroces ?

 (fin de l’année 2003 – p. 115)

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Gabriel Séailles est notamment l’auteur de l’article « philosophie » du Dictionnaire électronique Ferdinand Buisson http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3382

 2 « L’Art du meunier » de l’Encyclopédie méthodique et L’intelligence des animaux, de Leroy, ont effectivement été réédités par les soins de F. Sigaut, en 2007 pour le premier (2007d) - et en 2006 pour le second (2006d).

 3 Jean-Charles Desessartz est un ancien doyen de la faculté de médecine de Paris au XVIIIe siècle qui aurait inspiré J.J. Rousseau pour l’Emile (selon Wikipedia).

 4 Sans doute référence à Lettres sur la démonologie et la sorcellerie (Letters on Demonology and Witchcraft), 1831.

 5  Dom Augustin Calmet, moine bénédiction lorrain, traite de vampirologie dans son Traité sur les apparitions… (1746 – réédition enrichie : 1998). Il est critiqué par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. Quant à Tournefort ??

 6 Gabriel Ferry, Scènes de la vie sauvage au Mexique (Le pêcheur de perles / Une guerre en Sonora / Cayetano le contrebandier / Les gambusinos / Le dompteur de chevaux / Bermudes El Matasieto / Le Salteador), 1879.

 7 Limojon de Saint-Didier est l’auteur d’un ouvrage sur Venise publié en 1680 : La ville et la République de Venise au XVIIe siècle (disponible sur Gallica).

 8 Référence à la décision de Charlemagne en 807 d'ajouter le filioque au credo malgré l'opposition du pape (Wikipedia – schisme de 1054).

 9 On suppose: Joseph Tixeront, History Of Dogmas (1916).