2007(3) : Texte inachevé sur l’histoire de l’agronomie

Fichier informatique daté du 23/7/2007, distinct du précédent.

L’agronomie2

 Ce qu’il faut retenir ici, c’est que cet épisode n’eut lui même qu’une durée limitée. Les méthodes mises en œuvre par Duhamel et ses émules ne sont pas en cause. Aujourd’hui encore, elles sont incontestables sur le plan scientifique. Le problème, c’est qu’elles non plus ne débouchaient pas sur de véritables innovations. Dès 1770, la « nouvelle culture » cesse de faire recette. On continue à lire Duhamel et même à vénérer sa mémoire. Mais les nouvelles générations qui apparaissent ont d’autres vues. La stricte rigueur expérimentale ne les satisfait plus. Il leur faut des nouveautés, qu’elles vont chercher un peu partout

A s’en tenir au style des nouveaux écrits, on pourrait dire que le romantisme remplace le classicisme, ou du moins que les adeptes de Rousseau remplacent ceux de Voltaire. Mais il y a d’autres différences, moins superficielles.

L’anglomanie, qui existait déjà mais sous des formes relativement modérées, devient une espèce de dogmatique. Et surtout, c’est vers 1780 que la théorie dite de l’humus prend une place absolument prépondérante, qu’elle conservera pendant près d’un siècle. L’origine de cette théorie est obscure (on l’attribue souvent au chimiste suédois J.G. Wallerius, Agriculturae fundamenta chemica, 1761). Ce qui est certain, c’est que dans le Cours complet d’Agriculture de l’abbé Rozier, qui commence à paraître en 1781, la théorie de l’humus est présentée comme une vérité définitive. La substance qui, dans le sol, est absorbée par les plantes, c’est l’humus (qui n’est autre que le terreau des jardiniers). Dès lors, la solution du problème agricole est simple. Il faut accumuler tous les déchets organiques possibles et les restituer aux sols sous la forme de terreau. On obtiendra ainsi des récoltes plus abondantes, qui produiront davantage de déchets, lesquels donneront davantage de terreau, donc des récoltes encore plus abondantes, etc. C’est ce qu’on pourrait appeler le cercle vertueux de la fertilité auto-entretenue.

On reviendra plus loin sur la théorie de l’humus. Ce qu’il suffit de rappeler ici, c’est que non seulement elle était fausse, mais que, pas plus que les théories antérieures, elle ne conduisait à de véritables innovations. Les paysans n’avaient pas attendu la nouvelle théorie pour savoir que le fumier fertilisait leurs champs. Mais on n’en était plus à se contenter des recettes empiriques de l’antique sagesse. Il fallait que la science propose quelque chose. Et la théorie de l’humus était la seule qu’elle eût à proposer à ce moment-là.

Il nous est difficile aujourd’hui de nous rendre compte du paradoxe de cette situation. La science existe, elle a fait ses preuves et elle a des méthodes qui ne prêtent plus guère à discussion. Mais dans le domaine de l’agronomie, elle n’a pas de programme, si on peut dire. Elle n’a qu’un rôle critique. Elle permet de juger de l’intérêt des innovations - un jugement assez négatif en général - mais elle n’en propose pas. Ou du moins, elle n’en propose pas qui soient vraiment supérieures à des pratiques déjà connues.

Ce rôle critique de la science est d’ailleurs loin d’être négligeable. Les pratiques paysannes vont être observées, décrites, analysées avec une précision, une attention aux détails qui étaient sinon inconnues, du moins tout à fait exceptionnelles auparavant. On peut dire que l’époque qui s’étend de 1760 à 1870 environ est l’âge d’or de l’agriculture comparée. Mais c’est aussi celui des engouements artificiels. Et on ne peut pas dire que les deux attitudes soient mutuellement exclusives. Il y a certes des auteurs qui penchent d’un côté ou de l’autre. Mais il y en a bien plus qui sont capables de passer de l’un à l’autre au gré de leur inspiration. C’est le cas par exemple de notre abbé Rozier, que ses tirades lyriques sur la théorie de l’humus (entre autres) n’empêchent nullement de se montrer excellent observateur à l’occasion.

Du point de vue de l’historiographie, cette situation a une conséquence sur laquelle il faut insister quelque peu. Car elle a engendré des mythes, dont certains ont parfois encore cours aujourd’hui.

Il ne s’agit pas ici des mythes portant sur tel ou tel personnage, qui relèvent en général d’un folklore plus amusant que fâcheux. Le fait qu’on ait héroïsé Parmentier, comme on a héroïsé un Palissy ou un Olivier de Serres, ne tire guère à conséquence. L’œuvre de Parmentier porte presque toute entière sur les céréales et sur la panification. Que la postérité n’en ait retenu qu’une anecdote plus ou moins controuvée sur la pomme de terre est sans doute regrettable. Mais il y a bien longtemps qu’aucun auteur sérieux ne s’y est plus laissé prendre. Dans une histoire de l’introduction de la pomme de terre en Europe et en France, on sait bien que l’intervention de Parmentier ne mériterait que quelques lignes. Mais cela n’ôte rien à l’intérêt de son œuvre, qui est ailleurs.

Les mythes véritablement néfastes, parce qu’ils entravent aujourd’hui encore notre compréhension des choses, sont ceux qui ont trait à ce qu’on a longtemps désigné sous le nom de « révolution agricole ». 

 

L’histoire de l’agronomie ne peut donc pas se limiter à une chronologie des idées nouvelles, même si cette chronologie est une étape indispensable. L’agronomie proprement dite commence, nous semble-t-il, quand les idées et les pratiques sont combinées dans une même construction rationnelle, sans solution de continuité. Or dans l’état actuel de nos connaissances, il semble bien qu’on puisse identifier clairement ce commencement, dans l’œuvre de Jethro Tull (1674-1741).

Il sera question de Tull en d’autres endroits de ce livre, aussi nous limiterons-nous ici à l’essentiel. Voici un résumé de son itinéraire, tel qu’il l’a raconté lui-même1. Trouvant que la culture des céréales n’est pas assez profitable, il décide de mettre le plus possible de ses terres en sainfoin. Mais les semences sont rares, coûteuses et souvent de mauvaise qualité. Or les ouvriers, qui ont coutume de semer à la volée, en mettent 7 boisseaux par acre. Ce qui, si chaqye graine germait, représenterait 140 plants par pied carré, alors qu’il n’en faudrait qu’un seul ! Tull met au point une technique de semis grain par grain qui résoudrait le problème. Mais ses ouvriers refusent de la mettre en oeuvre. C’est alors qu’il se décide à mettre au point un appareil qui lui permette de se passer d’eux : ce sera son semoir mécanique.

L’idée du semoir n’était pas nouvelle. L’histoire a conservé la trace de quelques tentatives antérieures. Mais celle-ci entrait dans un projet concret (et Tull avait sans doute un don pour la mécanique). Quoiqu’il en soit, il parvient finalement à réaliser (vers 1700) ce qui restera comme le premier semoir mécanique de l’histoire à avoir vraiment fonctionné. Et il n’en reste pas là. Car le nouveau semoir peut être facilement adapté à la culture des céréales, où il présente deux avantages de poids : l’épargne de la semence, et la possibilité de travailler le sol entre les lignes.

L’épargne de la semence n’était pas à négliger. Dans les conditions de l’époque, les semences, représentaient 15 à 30% de la récolte en « année commune », voire davantage. La perspective d’économiser la moitié ou plus de ce poste important était déjà un argument tout à fait digne de considération. Mais c’est sur le second point que la réflexion de Tull devient vraiment originale. Ici, son inspiration lui vient de deux côtés : des travaux de son compatriote John Woodward, auquel il emprunte certaines de ses idées sur la nutrition végétale ; et d’un voyage dans le Midi de la France (en 1711) où il observe la pratique, nouvelle pour lui, qui consiste à labourer à l’araire entre les rangs de vignes2.

Le résultat est un « système » complet, qui repose sur la théorie suivante. Les végétaux se nourrissent de « terre ». (Ne précisons pas ce que Tull mettait exactement sous le mot, il y faudrait une longue discussion.). Or cette « terre » est d’autant plus assimilable qu’elle est plus finement pulvérisée. Il faut et il suffit donc de la maintenir dans un état de division aussi fin que possible pour assurer aux plantes une alimentation inépuisable. On n’a plus besoin d’engrais, d’autant que leur fonction n’est que d’amenuiser la terre (ce qui est l’effet de la fermentation des fumiers, par exemple). Il suffit de labourer régulièrement, non seulement avant de semer, comme on le fait d’habitude, mais surtout pendant la végétation des plantes. Et si la chose est impossible dans un champ semé à la volée, elle devient toute simple dans un champ semé en lignes avec le semoir. Il suffira de passer entre les lignes, non avec une charrue qui retourne le sol sans l’émietter, mais avec une houe à cheval, un instrument que Tull s’empresse d’inventer sur le modèle des araires qu’il a vus dans le Midi. Un champ cultivé de cette façon conservera sa fertilité indéfiniment, sans engrais, aussi longtemps du moins qu’il y restera assez de terre pour alimenter les plantes.

Certes, la théorie de Tull était fausse. Elle ne résistera ni à l’épreuve de la pratique, ni aux vérifications expérimentales de Duhamel du Monceau dans les années 1750. Mais elle était intellectuellement cohérente. Pour la première fois semble-t-il, les innovations n’étaient pas proposées au petit bonheur de l’imagination, mais comme faisant partie d’une construction complète où on voyait clairement ce qui les justifiait. Et par dessus le marché, certaines de ces innovations étaient efficaces. La théorie pouvait être fausse, cela n’empêchait pas le semoir et la houe à cheval de marcher et de rendre éventuellement dans services que ceux pour lesquels ils avaient été conçus.

Il n’est pas rare dans l’histoire des sciences et des techniques que des théories fausses conduisent à des résultats valides3. Aussi n’est-ce là qu’une considération assez mineure. Ce qui fait l’intérêt de ce qu’on appellera le « système » de Tull, répétons-le, c’est que, pour la première fois (s’agissant d’agriculture), la théorie et la pratique y sont en cohérence. C’est cette cohérence, ou du moins sa recherche, qui est le fait nouveau, c’est par sa cohérence que le « système » s’impose à l’attention du monde savant. Et c’est parce qu’il respecte cette cohérence que Duhamel du Monceau devient le fondateur de l’agronomie moderne. Car s’il réfute le « système », il en reprend l’esprit. Pour innover à bon escient, il faut comprendre. L’agriculture est un tout. On ne peut pas raisonner sur tel ou tel aspect arbitrairement choisi et ignorer le reste. Mais alors, comment faire ? Il faudrait être omniscient, et personne n’y peut prétendre. C’est pourquoi la tâche doit être partagée. Le premier volume du Traité de la culture des terres suivant les principes de M. Tull, Anglois, qui paraît en 1750, est bien de Duhamel et de lui seul. Mais il se présente comme une recherche en cours, pas comme une doctrine à prendre ou à laisser. Et du coup, les lecteurs de Duhamel se prennent au jeu. Ils lui écrivent, et Duhamel a l’idée géniale de publier leurs lettres dans les volumes suivants (il y en aura cinq). Si bien que le Traité peut être considéré comme le premier périodique agronomique. Sa durée ne sera que de quelques années, mais le tournant est pris. L’agronomie ne se mesure plus à ce qui intéresse directement le gestionnaire d’un domaine rural. Elle devient l’affaire d’une collectivité de chercheurs, qui échangent librement leurs questions et leurs observations. Le genre Maison rustique est dépassé, même s’il est assez vigoureux pour se survivre encore longtemps.

 

Le changement se fait sentir à tous les niveaux. C’est la création des premières sociétés d’agriculture, qui ne vont pas tarder à publier des bulletins plus ou moins réguliers. C’est celle des premiers établissements d’enseignement et même, dans certains cas, des premiers centres d’expérimentation. Le phénomène n’est pas toujours très apparent si on se limite à tel ou tel pays. À l’échelle européenne, il est incontestable. C’est bien sûr au XIXe siècle que les choses prendront toute leur ampleur. Mais dès la fin du XVIIIe, toutes les institutions utiles à l’agronomie existent, même si c’est encore le plus souvent à l’état embryonnaire.

Le problème, c’est que cette agronomie enfin sûre de ses démarches n’a pas grand-chose à apporter aux praticiens. Duhamel en est très conscient ; voici comment il s’exprime à ce sujet dans la préface de ses Eléments d’Agriculture (1762), où il a résumé l’ensemble de ses travaux :

 

Qu’on ne s’imagine pas que tous les principes que j’ai rassemblés dans cet ouvrage, soient des choses neuves & ignorées des Anciens. Je n’ai garde de les présenter sur ce ton : non ; ce sont souvent des pratiques que l’on suit dans quelques Provinces, dont il falloit constater l’utilité, & que je désirerois transporter dans celles où elles ne sont pas connues. Ici on laboure bien la terre ; là on entend mieux à faire usage des engrais ; en quelques endroits on réussit à la culture de certaines plantes, qui est ignorée dans d’autres, &c.

 

Cette modestie n’avait rien d’exagéré. Quelques années plus tôt, Mathieu Tillet (qui collaborera par ailleurs avec Duhamel) s’était lancé dans des recherches sur la cause qui corrumpt et noircit les grains de bled dans les épis ; et sur les moyens de prévenir ces accidens (Dissertation sur - , 1755). Son programme expérimental, conçu dans un esprit absolument moderne, était irréprochable. Mais ses résultats n’aboutirent à rien d’autre qu’à justifier la pratique séculaire des fermiers du Bassin parisien, qui consistait à chauler ou à chauter les semences, c’est-à-dire à les traiter au lait de chaux pour éliminer les germes parasites. L’œuvre de Tillet est essentielle dans la perspective de l’histoire des sciences. Du point de vue de l’agronomie, son importance réside plutôt en ce qu’elle donne raison aux paysans, contre l’opinion commune des savants de l’époque - qui, par un reste de fidélité aux idées surannées des Anciens, attribuaient la maladie à des causes météorologiques.

On peut dire que la démonstration de Tillet a une validité tout à fait générale, et que la situation qu’elle met en évidence persistera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Cela ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Vers 1810, on commence à utiliser, en plus de la chaux, le sulfate de cuivre (vitriolage). Vers 1850, on commence à soufrer les vignes contre l’oïdium. Mais la bouillie bordelaise n’est mise au point qu’en 1885, et il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que l’industrie chimique soit en mesure de produire un arsenal étendu de substances efficaces pour la protection des végétaux. Même chose en génétique, où c’est seulement à partir de 1900, avec la redécouverte des lois de Mendel, que des innovations d’origine proprement scientifique pourront être introduites dans les pratiques des sélectionneurs.

Mais c’est peut-être dans le domaine des engrais et de la fertilisation que les choses sont les plus nettes. Au XVIIIe siècle, les sols de France (et d’Europe, pour la plupart) sont épuisés par plus d’un millénaire d’exploitation. Le besoin d’engrais est criant. Mais quels engrais ? On n’a sur ce sujet que des données empiriques, dont il est impossible de tirer des préconisations générales. Les théories disponibles sont fantaisistes ou fausses. On l’a vu avec les « sels » de Palissy et la « terre » de Tull. C’est encore plus le cas avec l’« humus », qui devient la substance à la mode à partir des années 1780 jusqu’au milieu du siècle suivant. La théorie de l’humus est complexe, ou plutôt confuse, dans la mesure où il n’y a d’accord véritable ni sur la nature chimique de l’humus (assimilé au terreau des jardiniers), ni sur les processus de l’alimentation des végétaux, ni sur le rôle exact qu’y joue l’humus. Mais de toutes façons, les discussions sur ces sujets sont trop abstraites pour atteindre les praticiens. L’immense majorité d’entre eux reste sceptique, même si elle s’exprime peu. Sur les autres, la théorie de l’humus exerce une séduction qui ne peut guère se comprendre que par la promesse de fertilité illimitée qu’elle implique, puisque cet humus dont les plantes sont censées se nourrir est le produit de la décomposition de leurs propres débris. Pour nous aujourd’hui, le cercle est vicieux. Il l’était si peu autrefois que même Lavoisier espérait relever pour longtemps le niveau de fertilité de ses terres de Fréchines en achetant des fumiers à ses voisins. Les lignes qui suivent, extraites d’un texte sans intérêt par ailleurs, expriment avec naïveté assez rare cette façon de penser alors très répandue

 

dites-leur en outre que le fumier qu’ils répandront sur ces prés ne sera qu’une avance qui leur sera remboursée avec usure non seulement par le profit des bestiaux qu’ils nourriront de plus, mais encore par le fumier même. J’ai toujours remarqué que dix charretées d’engrais, mis tous les ans sur les prairies artificielles, en donnaient au moins quinze de plus qu’on ne faisait avant. (Lépertière aîné, « Conseils à un ami sur l’amélioration des terres de lande », Annales de l’Agriculture française, 1821, tome xv, pp. 33-34.)

 

Ici, le mythe de l’humus se combine avec celui des prairies artificielles pour faire accroire que dix charretées d’engrais peuvent en reproduire quinze ! Ce vieux rêve d’une fertilité inépuisable était déjà celui de Tull. La différence, c’est que celle-ci avait produit des innovations, alors que la théorie de l’humus ne changeait rien aux usages établis : elle se bornait à inciter les paysans à faire preuve d’un maximum de zèle dans la collecte des déchets organiques. Et c’est peut-être justement cela qui explique sa durée. Car pour qu’une théorie soit testable, il faut bien qu’elle innove en quelque chose. La théorie de l’humus n’innovait pas, c’est sans doute pour cela qu’elle ne fut jamais vraiment testée. Elle fut supplantée (par la théorie minérale) mais elle ne fut pas réfutée. Ce qui peut expliquer pourquoi elle conserva de l’influence si longtemps. Elle a d’ailleurs encore ses adeptes aujourd’hui (chez les tenants de l’agriculture dite biologique par exemple), ce qui laisse penser qu’une partie de l’explication se trouve peut être du côté d’une psychanalyse à la Bachelard.

 

On sait que la théorie minérale des engrais est due à Justus von Liebig (1803-1873), qui en donna le premier énoncé dans sa Chimie appliquée à la physiologie végétale et à l’agriculture en 1840 (l’ouvrage parut d’abord en français, quelques mois plus tard en allemand, puis en anglais), dont le succès public fut immédiat et durable. Victor Hugo cite Liebig dans Les Misérables (1862)4 ! Ce n’est pas le lieu ici de discuter de ce que Liebig doit à ses prédécesseurs, de ses erreurs (sur l’azote notamment) ou des obstacles divers qui retardèrent assez longtemps la mise en œuvre de ses découvertes. Il fallut près d’un demi-siècle pour que toutes ces difficultés fussent levées, et pour que la nouvelle théorie fût en quelque sorte prête à l’emploi. L’important pour notre propos est d’observer que c’est seulement au terme de cet épisode, dans les années 1880 ou 1890, que l’agronomie put enfin disposer, en matière de fertilisation, d’un ensemble cohérent de préceptes plus efficaces dans la pratique que l’empirisme traditionnel.

 

En définitive, tout tend à indiquer que la fin du XIXe siècle fut, dans le développement de l’agronomie, une étape d’importance comparable au milieu du XVIIIe. On peut dire qu’avec Duhamel du Monceau et ses émules, l’agronomie avait pris conscience de ses démarches, mais n’avait pas encore ce qu’on peut appeler un véritable programme d’améliorations concrètes. Dans la plupart des branches de l’agronomie, un tel programme ne sera au point qu’à la fin du XIXe. Il appartiendra au XXe siècle de le mettre en œuvre.

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Cela dit, il ne faut pas s’exagérer la validité de ce schéma en deux étapes. Deux exemples situés au voisinage immédiat de l’agronomie ceux de l’économie et de la mécanisation, vont nous permettre d’en préciser les limites.

L’économie rurale (ou agricole) n’entre pas dans les perspectives de cet ouvrage. On ne peut toutefois omettre de rappeler que si les années 1750-1780 sont celles de la naissance de l’agronomie, elles sont aussi celles de la physiocratie : le synchronisme est parfait, et il ne doit évidemment rien au hasard, étant donné le rôle que les physiocrates font jouer à l’agriculture. Par la suite, cependant, il semble que ce synchronisme disparaisse. D’un côté, l’économie théorique devient de plus en plus abstraite et les spécificités de l’agriculture y sont perdues de vue. De l’autre, il se développe une économie rurale spécialisée, mais qui est considérée comme subalterne et dont l’histoire est mal connue. Dans cette situation, il est difficile de repérer les tournants vraiment significatifs.

Il y a des auteurs qui échappent à cette bipartition, mais ils ne sont guère nombreux. Parmi eux, on citera l’abbé Ferdinando Galiani (1728-1787) et Johann Friedrich von Thünen (1783-1850). Dans ses Dialogues sur le commerce des bleds (1770), Galiani montre que la liberté absolue du commerce, qui était la panacée des physiocrates, ne fonctionne pas pour les biens de première nécessité comme les blés. Et ce faisant, il rend compte à l’avance de l’échec que connaîtra Turgot avec la « guerre des farines » (1775). Quant à von Thünen, propriétaire-agronome comme il y en eut tant, il fonde contre Ricardo la « théorie spatiale de l’économie », qui est un outil de premier ordre pour analyser la géographie des productions agricoles (Der isolierte Staat, 1824/1850). Ces œuvres majeures restent méconnues aujourd’hui, malgré les efforts qui sont faits pour les tirer de l’oubli. Tant que cette situation restera inchangée, il sera difficile de proposer une chronologie sérieuse de la pensée économique en ce qui concerne l’agriculture.

Si on passe à la mécanisation, on observe un autre genre de décalage. A l’exception du tarare, qui fait son apparition aux Pays-Bas au début du XVIIe siècle, les premières innovations dans ce domaine viennent de Grande-Bretagne : ce sont le semoir et la houe à cheval de Tull entre 1700 et 1720, la charrue de Rotherham en 1730, celle de Small en 1767, et surtout peut-être la machine à battre les grains des Meikle père et fils en 1786. Cette machine était très attendue : elle avait fait l’objet d’essais infructueux dans toute l’Europe depuis plus de soixante ans. Aussi son succès fut-il immédiat. Elle fut copiée, imitée ou concurrencée à peu près partout, de la Russie aux Etats-Unis. Son succès fut retardé ici ou là, en France par les événements de la Révolution et de l’Empire, dans certaines régions d’Angleterre parce que les ouvriers menacés de chômage s’ameutèrent pour briser les machines. Mais ce n’était pas le genre de progrès qu’on arrête bien longtemps. A peine les batteuses furent-elles devenues une réalité que les inventeurs se tournèrent vers la machine à moissonner. La première moissonneuse à fonctionner vraiment fut celle de l’Ecossais Patrick Bell en 1827. Mais c’est aux Etats-Unis, entre 1833 et 1850, que les solutions définitives furent trouvées par deux inventeurs rivaux, Obed Hussey et Cyrus McCormick. En 1851, les machines agricoles sont une des grandes attractions de la première Exposition Universelle du Crystal Palace à Londres. Le machinisme n’est plus une utopie.

Il est vrai que dans ce domaine, la France n’était pas en avance. Ses élites mettront beaucoup de temps pour prendre conscience de la nouvelle réalité, et ce retard pèse encore sur notre historiographie. Il reste que si nous reprenons la notion de programme proposée plus haut, nous pouvons dire que la mécanisation de l’agriculture a son programme dès la fin du XVIIIe siècle. Il ne s’agit pas de minimiser les développements ultérieurs. Il est évident qu’à la fin du XIXe, l’arrivée presque simultanée des premiers tracteurs, des machines frigorifiques, de l’électrotechnique et d’autres inventions fondamentales (l’écrémeuse centrifuge…) produiront des effets tellement extraordinaires qu’on pourra croire que c’est à ce moment-là seulement que le machinisme a fait son apparition. Cette façon de voir a ses raisons d’être, qu’on peut comprendre. Mais elle repose sur une erreur et une illusion, toutes deux classiques. L’erreur, c’est de croire que le progrès peut survenir d’un seul coup, à l’improviste pour ainsi dire. L’illusion, c’est celle qui tend à effacer les innovations anciennes au profit des innovations récentes dans la mémoire des sociétés. Il est évident que le programme de la mécanisation de l’agriculture a été immensément élargi et dynamisé à partir de la fin du XIXe siècle ; mais le programme lui-même existait depuis longtemps. Depuis quand ? Une statistique des brevets à l’échelle européenne pourrait nous donner des éléments de réponse. Dans l’état actuel de nos connaissances, disons que le moment le plus vraisemblable se situe dans les années qui suivent l’invention des Meikle, en 1786.

En France même, il faut attendre le retour à la paix. Le traité Des Machines d’Agriculture, de J-A. Borgnis, paraît en 18195, et les deux volumes de la Collection de Machines… du comte de Lasteyrie en 1820 et 18216. C’est le début d’une longue suite de publications qui se poursuivront sans discontinuer jusqu’en plein XXe siècle.

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L’histoire de la médecine présente avec l’histoire de l’agronomie des analogies qui peuvent être éclairantes. Les deux disciplines affichent des finalités d’ordre pratique. Mais chacune d’elles peut faire état d’une tradition savante qui remonte à l’Antiquité, même si elles n’ont pas le même statut. Et dans les deux cas, la science proprement dite (au sens actuel du terme) n’intervient que très tard, vers la fin du XIXe siècle au plus tôt. William Harvey découvre la circulation du sang en 1628, et cette découverte est très vite jugée fondamentale. Mais elle reste sans des applications thérapeutiques directes, comme ce sera le cas des découvertes tout aussi fondamentales de Claude Bernard dans les années 1840 et 1850. Les premières techniques médicales d’origine proprement scientifique sont l’antisepsie (Lister 1867) et surtout avec la vaccination (contre le charbon, Pasteur 1881). Encore, dans le cas de Pasteur, s’agissait-il d’une maladie qui touchait surtout le bétail ; on sait combien, du côté de la médecine humaine, les résistances à l’innovation furent fortes.

Le problème pourrait être formulé ainsi : que se passe-t-il dans une discipline qui se veut à la fois savante et pratique, lorsqu’elle se trouve dans une situation où des découvertes fondamentales commencent à se produire, mais sans encore produire de résultats vraiment efficaces ? Cette situation peut être décrite comme triangulaire. D’un côté, il y a la tradition savante, qui a le poids de l’ancienneté. De l’autre, il y a l’innovation scientifique, qui séduit et promet mais n’apporte pas encore de nouveaux moyens d’action. Et en troisième lieu, il y a l’empirisme des praticiens, qui se montre souvent plus efficace que l’une et l’autre. On a vu ce qu’il en était dans le cas du chaulage des blés. L’histoire de l’inoculation offre un exemple très semblable. On sait qu’il s’agissait d’une pratique immémoriale en Asie, mais ignorée en Europe. Elle y fut introduite vers 1720 grâce aux efforts de Lady Montagu, épouse de l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Constantinople. Ni le milieu médical traditionnel ni le nouveau milieu scientifique ne prirent une part active (c’est un euphémisme), à ce qu’on a pu considérer comme l’innovation médicale la plus importante du XVIIIe siècle7.

 

1The Horse Hoing Husbandry, Londres, 1733.

2The Horse Hoing Husbandry est sous-titré: An Essay on the Principles of Tillage and Vegetation, Wherein is shewn a method of introducing a Sort of Vineyard Culture into the Corn-Fields […]

3 Ce qui est en somme la réciproque de ce que nous avons vu avec Palissy ou Tarello : des idées justes, peut-être, mais sans conséquences dans la réalité…

4 Dans « La terre appauvrie pas la mer », premier chapitre du livre II (« L’intestin de Léviathan ») de la Ve partie (« Jean Valjean »).

5 Paris, Bachelier, in 4°, x-288 p., 28 planches hors-texte ; fait partie d’une série intitulée Traité complet de Mécanique appliquée aux Arts.

6 Collection de machines, d’instruments, ustensiles, constructions, appareils, etc., employés dans l’économie rurale, domestique et industrielle […], Paris, À l’établissement lithographique du comte de Lasteyrie.

7 J.-F. de Raymond, Querelle de l’inoculation ou Préhistoire de la vaccination. Paris, Vrin, 1982.