1988b) « L’évolution technique des agricultures européennes avant l’époque industrielle »

“Technical evolution of preindustrial agricultures in Europe”, Revue Archéologique du Centre de la France, 27, 1 : 741. [pdf] [Persee.fr] [version word (1982)]

CONGRES D'HISTOIRE ECONOMIQUE Budapest, Août 1982 "GRAND DOMAINE ET PETITE EXPLOITATION" FORMES ET EVOLUTION DES TECHNIQUES

Remarques introductives.

Malgré une littérature dont l'importance et la qualité vont croissant, l'histoire des techniques, et en particulier des techniques agricoles, reste très en retard par rapport aux autres secteurs de l'histoire sociale. Parmi les nombreuses raisons de cet état de choses, il en est une qui touche spécialement la France: c'est le cloisonnement des recherches. L'appréhension des faits techniques du passé exige en effet une approche résolument pluridisciplinaire, associant étroitement les moyens de l'histoire proprement dite, ceux de l’ethnologie, de l’archéologie, de la linguistique, sans parler des disciplines scientifiques et techniques elles-mêmes. Or, pour des raisons de carrière tout autant que par un souci légitime, mais souvent excessif, de rigueur méthodologique, trop de chercheurs en France répugnent encore à s'aventurer en dehors des limites étroites que paraissent leur assigner leur discipline et leur sujet. Cette conception produit des œuvres immenses, fouillées, irréprochables, mais pas toujours aussi fécondes qu'un questionnement des sources un peu plus large, un peu plus imaginatif, aurait pu le permettre. Dans ces œuvres en tous cas, les faits techniques sont traités avec une sécheresse, une désinvolture qui offrent le contraste le plus choquant avec l'attention méticuleuse que l'auteur prête à d’autres détails, de bien peu de conséquence parfois. Le résultat, c'est que l'énorme littérature d'histoire économique accumulée depuis plus d'un siècle, en histoire agraire notamment, est de bien faible profit pour le chercheur en histoire des techniques: la récente Histoire de la France rurale en donne un témoignage irréfutable. Et ce qui est grave, c'est que ce déséquilibre ne fait que s'accroître. Léopold Delisle connaissait bien l'agriculture de son pays, la Normandie, et cette connaissance éclaire son oeuvre à chaque instant. Chez les historiens modernes, citadins et intellectuels de souche, cet éclairage a disparu, sans avoir été remplacé par une culture technique que notre société refuse toujours de transmettre en dehors de l'enseignement strictement professionnel. Depuis les années 1920, avec la fondation des Annales, l'histoire économique au sens étroit du terme (histoire quantitative notamment) a bénéficié de l'apport de centaines et de centaines de chercheurs. Pour la même période, c'est par unités seulement qu'il faut compter les historiens des techniques, en France tout au moins. Tant que cette proportion demeurera inchangée, il ne faudra évidemment pas attendre de l'histoire des techniques qu'elle parvienne à rattraper son retard de façon significative. Cette situation est d'autant plus fâcheuse qu'elle interdit aux sciences humaines en général de progresser sur un point essentiel, celui de l'explication du changement des sociétés et des cultures (et donc aussi de leur diversité, qui n'est que la forme géographique du changement). Il ne s'agit pas de reprendre ici ce "matérialisme absolu et naïf" que rejetait Marc Bloch en 1926 à propos du premier livre de Lefebvre des Noëttes. Il s'agit seulement de prendre au sérieux le fait que les hommes doivent manger tous les jours, et aussi s'abriter, se vêtir, etc., et que la façon spécifique dont ils s'y prennent en tel lieu et à telle époque forme l'essentiel de la structure de leur société. Le matérialisme naïf, c'est celui qui consisterait à prendre la technique (ou l'environnement physique, ou tout autre chose de ce genre) comme "variable indépendante": il est à peine besoin de dire combien est absurde l'idée qu'il puisse y avoir des "variables indépendantes" dans l'évolution des sociétés, idée si en faveur pourtant dans l'anthropologie américaine actuelle. En histoire, il n'y a pas plus de "variable indépendante" que de "cause première". Il n'y a que des mécanismes, des processus de changement (ou de non-changement), où chaque fait nouveau est à la fois effet et cause. Simplement, il y a des changements plus décisifs, plus irréversibles que d'autres: ce sont ces changements-là qu'on peut qualifier d "'explications". Le point de vue représenté ici, qui est celui d'un matérialisme bien tempéré pourrait-on dire, est que l'histoire des techniques est susceptible de produire une part essentielle des explications que nous cherchons. Ce qui veut dire, en particulier, que si les techniques n'expliquent assurément pas tout, on a toutes les chances, sans elles, de ne pouvoir rien expliquer du tout. Pour en venir au thème qui nous occupe ici, « Grand domaine et petite exploitation » il serait évidemment illusoire de vouloir établir une correspondance simple entre telle forme technique et telle forme d'exploitation. Mais il le serait encore plus de vouloir construire des modèles explicatifs qui ignoreraient l'aspect technique. En réalité, l'histoire des techniques est trop peu avancée pour qu'il soit possible dès maintenant de construire des modèles explicatifs véritables. Notre ambition dans ce rapport est seulement de montrer que cela peut devenir possible à terme pas trop éloigné, si seulement on accepte de s'en donner les moyens. - 4 - L'un de ces moyens est de méthode: il consiste à prendre au sérieux l'histoire des techniques, c'est-à-dire à l'étudier pour elle-même, sans chercher à en tirer des conclusions théoriques prématurées, et en écartant autant que faire se peut les présupposés idéologiques. C'est ce que nous allons tenter de faire dans la première partie de ce rapport. Nous verrons ensuite s'il est possible de conclure sur le thème proposé, c'est-à-dire si et dans quelle mesure on peut parler de relations causales entre systèmes techniques et systèmes fonciers. Le cadre chronologique et géographique. Ce n'est peut-être pas un hasard si c'est en Europe que les préhistoriens ont trouvé les matériaux se prêtant le mieux à une typologie qui soit aussi, dans une large mesure, une chronologie. Pour l'historien en tous cas, ce qui caractérise l'Europe par rapport aux autres régions du monde, c’est la continuité, la régularité relatives de l'évolution des techniques telle qu'elle semble s'y dérouler. La Chine, l'Inde, les pays turco-iraniens et ceux du Levant ont connu souvent des développements plus rapides, des épisodes plus brillants que l'Europe. Mais leurs phases de stagnation, voire de recul, ont toujours été plus longues, plus sévères, plus irrémédiables. Et surtout, ce qui frappe est l’hétérogénéité de leurs systèmes techniques: on y trouve côte à côte de superbes réussites et d'incroyables archaïsmes. Les premières, ordinairement, dans les arts de luxe, les secondes dans la production de masse. Au XVIIIe siècle encore, les sabres japonais, la porcelaine chinoise, l'acier - 5 - Indien, les tapis persans, etc., restent des objets d'admiration pour les artisans européens incapables, ou à peine, de les imiter. Mais dans tous ces pays, la production et la préparation des aliments, les transports ruraux, la construction des maisons d'habitation, etc., se font suivant des procédés qui n'ont pas changé depuis dix ou quinze siècles, parfois même davantage. Il ne faudrait certes pas pousser l'opposition trop loin: l'Europe aussi a connu des phases de stagnation et de recul, des hétérogénéités et des archaïsmes. Mais au total, il semble peu douteux que la progression des techniques y a été plus régulière qu'ailleurs, mieux répartie entre les différentes régions, mieux répartie surtout peut-être entre les diverses activités. On ne sait pas à quoi exactement devaient servir les centaines de "faucilles" en bronze retrouvées en Europe par les archéologues (on y reviendra): au moins peut-on penser qu'il s'agissait effectivement d'outils agricoles. L'Asie, elle, n'a rien de semblable à nous montrer: le bronze, apparemment, n'y a jamais été utilisé pour fabriquer des outils agricoles. Et le fer, par la suite, parfois pas beaucoup plus. P. Bairoch, on le sait, veut voir dans l'accroissement de la demande en fer de l'agriculture en Angleterre au XVIIIe siècle un facteur déterminant dans le démarrage de sa révolution industrielle. Cette hypothèse n'est pas la nôtre, mais elle a le très grand intérêt de mettre en pleine lumière un élément essentiel dans tout modèle de développement. Certaines agricultures asiatiques ont fait un usage abondant du fer, surtout dans les débuts (la Chine des Han, l'Inde du Sud). Mais cet usage a en général par la suite stagné, quand ce n'est pas reculé, en quantité autant qu'en qualité. Et on pourrait faire des observations semblables à propos de l'emploi des énergies non humaines (attelages, moulins). Si l'on voulait résumer tout cela - 6 - en un mot, c'est d'intégration qu'il faudrait parler. La caractéristique de l'Europe, c'est que plus qu'ailleurs l'innovation technique y aboutit à l'intégration croissante des activités économiques les unes aux autres. Intégration imparfaite sans doute, et secouée par bien des crises, mais au total plus durable et plus résistante qu'ailleurs. Le Tableau économique de Quesnay est une première prise de conscience de ce phénomène d'intégration: on peut se demander s'il eût été concevable dans les grands Empires de l'Asie contemporaine, où la masse paysanne produisait. presque tout, avec presque rien. Quoi qu'il en soit, il se trouve qu'en dernière analyse, ce sont les grandes étapes de cette intégration qui rythment l'histoire technique des agricultures européennes depuis leur origine. Sur l'échelle des temps, les débuts de chaque étape se situeraient approximativement ainsi: - 5500/5000 av. J.-C.: premières plantes cultivées, premiers animaux domestiques; - vers 3000 av. J.-C.: début de l'énergie animale (araire, véhicule); - 500/av./100 ap. J.-C.: outillage en fer; premiers mécanismes rotatifs (trapetum, moulin); énergie hydraulique (noria, moulin); - 1700/2000: machines complexes (semoir, tarare, batteuse…); innovations biochimiques (engrais, sélection génétique, pesticides); nouveaux moteurs (thermique, électrique). Il faut bien insister sur le fait que chacune de ces dates représente le début d'un processus, début bien obscur et bien timide parfois, et pas nécessairement une coupure, une révolution. L'Europe a continué jusqu'à nos jours ou presque à acquérir de nouvelles plantes cultivées (le sarrasin, le maïs, la pomme de terre, la betterave…). L'emploi de l'énergie animale, et en particulier de celle du cheval, n'a atteint sa pleine efficacité qu'au XIXe siècle. L'emploi du fer se développe toujours avec la création d'alliages de plus en plus performants, auxquels s'ajoutent - 7 - maintenant des matériaux de synthèse de plus en plus nombreux. On sait assez que si l'invention du moulin à eau date de l'Antiquité, son grand développement est médiéval. Quant à la période contemporaine d'innovations, rien ne nous permet de savoir quand, et si, elle doit s'arrêter. L'informatique commence seulement à se répandre dans l'agriculture, et de véritables bouleversements s'annoncent dans les industries alimentaires. Ce que représentent les dates proposées, ce n'est pas une série de "révolutions", mais seulement, dans chaque cas, l'apparition d'un ou de plusieurs facteurs entièrement nouveaux, qui pour une longue durée (de l'ordre du millénaire), vont infléchir, vont réorienter l'évolution incessante des agricultures et les systèmes économiques dont elles font partie. Mais il est clair que dans l'intervalle de ces périodes, l'innovation ne se ralentit pas, bien au contraire peut-être. Car il est évident que chaque facteur nouveau, l'énergie animale, le fer, etc., multiplie les possibilités d'innovations, et par conséquent les possibilités d'adaptation et de diversification des différentes agricultures en fonction des spécificités du milieu physique et socio-économique de chacune d'elles. Diversification qui est elle-même source d'échanges, donc de spécialisations encore plus poussées, donc d'innovations nouvelles… Ce n'est donc pas des "révolutions" agricoles (ni industrielles) que nous avons cherché à identifier ici, mais plutôt des virages évolutifs (qu'on nous passe l'expression), liés à l'apparition de facteurs techniques nouveaux. Reste à dire un mot du cadre géographique de ce travail. Ce devrait être la France. Mais en réalité, le territoire français actuel n'est pas une unité pertinente pour nous. D'abord parce que l'histoire des techniques ne connaît pas de frontières. En agriculture notamment, - 8 - on échappe difficilement à l'impression que la France a toujours innové relativement peu par comparaison avec ses voisins de l'Est et du Nord, compte tenu de son étendue et de sa population. Par suite, une histoire des techniques limitée au territoire français serait tout spécialement incohérente. Mais surtout, la raison essentielle de ne pas privilégier l'hexagone est qu'il est coupé en travers par une des limites les plus importantes qui soient de notre point de vue: il s'agit bien sûr de la fameuse ligne Saint-Malo-Genève, ou plutôt, pour ne pas la tracer avec une précision indésirable, de la ceinture Basse Normandie-Franche Comté. Et cette limite n'intéresse pas seulement la France : elle se prolonge au-delà de ses frontières pour partager en deux toute l'Europe. La géographie des techniques agricoles à la fin du XVIIIe siècle oppose constamment une Europe "centrale" qui, outre la France du nord-est, comprendrait aussi le Benelux, l'essentiel de l'Allemagne dans ses frontières actuelles, la Suisse, l'Autriche, l'Italie au Nord des Apennins, les pays tchèques (Bohême, Moravie), l’Angleterre, le Danemark et le sud de la Suède, à une Europe "périphérique" qui comprendrait tout le reste: zone méditerranéenne de la Bulgarie au Portugal, façade atlantique de la Galice à l'Irlande et à l'Ecosse, Scandinavie du Nord, Europe orientale. On peut discuter sur le tracé de la ligne qui sépare ces deux Europes; on ne peut guère discuter de sa réalité. D'un côté de cette ligne, les agricultures sont "modernes", c'est-à-dire connaissent et utilisent la plupart des techniques les plus élaborées de l'époque. De l'autre côté, les agricultures sont "archaïques", c'est-à-dire qu'elle ignorent une bonne partie de ces mêmes techniques. Cela ne les empêche nullement d'être souvent prospères, dynamiques, et même progressives, en ce sens que leur contribution à l'innovation n'est nullement négligeable: c'est la notion d'archaïsme qui convient mal, en ce qu'elle fait référence à un évolutionnisme unilinéaire complètement inadéquat à la réalité. Le terme est employé seulement faute de mieux. Il signifie que si on pouvait tenir une comptabilité des innovations techniques existant à une époque donnée, certaines agricultures paraîtraient en utiliser nettement plus que d'autres. Mais il ne signifie pas que ces autres soient moins efficientes. La diversité des conditions de milieu intervient. Si les pays méditerranéens n'ont pas adopté la charrue à versoir avant le XXe siècle, ce n'est pas par suite d'un quelconque refus plus ou moins subjectif. C'est parce qu'étant donné la nature de leurs sols et de la végétation, ils n'en avaient que faire. Resterait à savoir pourquoi et depuis quand existe cette opposition technique entre une Europe "centrale" et une Europe "périphérique". A ces deux questions, il n'existe évidemment pas de réponse certaine. On peut tout au plus suggérer des hypothèses. La principale est celle, fondamentale mais curieusement ignorée, d'Edmonson (1961). Cet auteur part du fait que les innovations se propagent à une vitesse à peu près constante dans un espace habité homogène: si on admet qu'elles y naissent en des points répartis au hasard, alors il est facile de montrer que le lieu où en moyenne toutes les innovations sont connues le plus tôt est le centre géométrique de cet espace. (Dans la réalité, bien sûr, il faut tenir compte des hétérogénéités de l'espace habité, voies de communications, déserts, villes, mais aussi de la nature des innovations en cause.) Edmonson a appliqué son modèle aux innovations néolithiques, et il résume sa conception par cette phrase: "Au lieu de commencer en Irak et de se diffuser de là vers l'extérieur, il apparaît que dans une large mesure le 'Néolithique' a convergé sur ce pays." Il ne faut jamais demander à un - 10 - modèle plus qu'il ne peut donner. Maie en l'occurrence, le modèle d'Edmonson s'appliquerait presque mieux à l'Europe qu'au Moyen-Orient. Il cadre parfaitement avec la position privilégiée de l'Europe "centrale", et à l'intérieur de celle-ci, des Pays-Bas, où l'agriculture préindustrielle atteindra son point de perfectionnement le plus poussé. Il tend aussi à confirmer notre impression que l'opposition centre-périphérie en Europe est fort ancienne, même si les limites exactes ont varié: elle remonte sûrement au tout début de notre ère, si ce n'est encore plus tôt. Avant le fer. C'est bien sûr plutôt sur la période suivante, depuis le fer, que va porter l'essentiel de ce rapport. Il n'est peut-être pas entièrement inutile, toutefois, de jeter auparavant un coup d'œil rapide sur la période de près de 5 000 ans qui précède l'introduction du fer dans l'outillage agricole. On ne sait rien de précis sur les techniques utilisées par les agriculteurs européens d'alors. Mais ces dernières années, nos connaissances ont tout de même assez progressé pour que bien des idées émises un peu vite par les premiers préhistoriens, et devenues des idées reçues, soient remises en cause. C'est cette remise en cause qui est intéressante. Les fouilles en cours dans la vallée de l'Aisne, par exemple, ont mis au jour un matériel osseux suffisamment abondant pour remettre en cause l'idée que l'élevage n'avait qu’une faible importance au Néolithique Danubien. Il se pourrait que cette impression fût née, tout simplement, de la mauvaise conservation des vestiges osseux dans les principaux sites fouillés auparavant, en raison de l'acidité des sols principalement. - 11 - De même, on pensait depuis les fouilles de Soudsky que l'agriculture danubienne reposait essentiellement sur l'essartage. Cette hypothèse a été vigoureusement combattue dernièrement par Sherratt (1980). Par ailleurs, à mesure que s'accumulent les preuves d'un aménagement poussé du territoire par le feu dès avant l'agriculture, pour les besoins de la chasse et de la cueillette, l'image de clairières agricoles disséminées dans une vaste étendue uniformément couverte de forêts a perdu beaucoup de sa séduction. Mais une des remises en cause les plus remarquables provient peut-être tout simplement de la chronologie. Elle concerne l'attelage, l'araire et le véhicule. On admet depuis longtemps que cet ensemble d'innovations apparaît, en Mésopotamie (Sumer), vers 3500 av. J.-C., et depuis plusieurs décennies, rien de nouveau n'est venu remettre en cause cette datation. En Europe, naguère encore, ce n'est qu'à l'Age du Bronze qu'on faisait apparaître araire et véhicule. Or, ces dernières années, des trouvailles de plus en plus nombreuses (iconographie rupestre, champs fossiles...) conduisent à proposer une date beaucoup plus haute, de l'ordre de 3000 av. J.-C., c'est-à-dire pratiquement équivalente à celle de la Mésopotamie! Si on se souvient en outre que la domestication du Boeuf a eu lieu en Europe (Thessalie) quelque mille ans avant d'avoir lieu en Asie (Bökönyi 1974: 109), alors il ne reste plus grand chose du mythe d'une Europe barbare, arriérée, à la remorque de l'Orient pour son développement technique jusqu'en plein Moyen Age. L'attelage et le véhicule sont d'ailleurs un des points sur lesquels la spécificité de l'Europe est la plus évidente. On a beaucoup cherché, dans ce domaine comme dans d'autres, à faire venir l'innovation de l'Asie, voire de l' Extrême-Orient. Mais quel que soit l'intérêt de ces recherches (pour l'histoire asiatique surtout), il faut bien reconnaître qu'elles ne sont jamais parvenues à établir la preuve directe, irréfutable, que les techniques d'attelage sont venues d'Asie en Europe. Comme d'autre part plusieurs innovations déterminantes dans la construction des véhicules, par exemple l'avant-train tournant ou l'écuanteur des roues, ne sont attestées nulle part ailleurs qu'en Europe, il faut admettre tout de même que les Européens ont bien parfois inventé quelque chose! N'auraient-ils rien inventé du tout, d'ailleurs, qu'il leur resterait encore d'avoir conservé des inventions que les autres ont perdues, et d'en avoir tiré un bien meilleur parti sur le plan économique. Et sur ce double plan, le véhicule est encore un exemple particulièrement démonstratif. On s'est demandé, par exemple, pourquoi le véhicule à roues avait disparu, dans les premiers siècles de notre ère, dans toute la zone qui s'étend du Maroc à l'Iran (Bulliet 1975). Et la réponse proposée impute cette disparition au chameau: d'après Bulliet de nouvelles techniques de harnachement du chameau mises au point dans les derniers siècles précédant notre ère auraient fait de cet animal un concurrent tellement efficace du véhicule qu'il aurait abouti à l'élimination de celui-ci. La thèse de Bulliet, brillamment soutenue, est extrêmement séduisante, et ne doit sûrement pas être rejetée à la légère. Elle comporte cependant deux points faibles. Le premier est que le chameau dit de Bactriane (à deux bosses), bien qu'il ait les mêmes qualités pour le bât que le dromadaire, n'a pas eu les mêmes effets; il est même couramment attelé à des charrettes en Asie centrale (ainsi du reste que le dromadaire en Inde). Le second point faible de la thèse de Bulliet est de s'être placé sur un plan strictement économique: il postule que dans les régions d'où il a plus tard disparu, le véhicule à roues servait principalement aux transports, et aux transports civils. Or, cela n'est rien moins que certain. Il semble bien au contraire que de l'Egypte à l'Iran achéménide, le véhicule à roues ait toujours été réservé à la guerre, à la parade, ou à d'autres emplois similaires où les considérations de luxe et de prestige l'emportaient de fort loin sur les considérations de prix de revient. On sait bien, depuis le travail de Vigneron (1968), comment le char de guerre est tombé en désuétude, pour des raisons purement tactiques et longtemps avant que le chameau n'entre en scène. Certes, tous les véhicules de la région n'étaient pas des chars de guerre. Mais on peut raisonnablement supposer qu'ils étaient tous construits par les mêmes artisans. Les chars ayant perdu leur fonction, ceux-ci pouvaient-ils continuer à exercer? Il est vrai qu'après la disparition du char de guerre, le véhicule s'est maintenu encore quelques siècles. Mais n'est-il pas alors lié à la présence des envahisseurs, Grecs et surtout Romains? Toutes ces réflexions plaident en fait pour une autre hypothèse, qui est celle-ci: du Maroc à l'Iran, le véhicule à roues n'a jamais été vraiment intégré à l'économie civile, sûrement pas en tous cas à l'économie agricole. Dès lors que ses fonctions, militaires ou autres, mais exclusivement au service de classes dirigeantes souvent étrangères, disparaissent, le véhicule lui-même ne peut plus que disparaître. On voit mieux peut-être maintenant, pourquoi nous avons tant insisté sur l'idée d'intégration au début de ce rapport. Il ne suffit pas qu'une technique existe. Il faut encore qu'elle soit intégrée dans le système productif (au sens qu'Adam Smith et Marx donnaient au terme "productif"). C'est seulement - 14 - dans les pays où il s'intégrera à l'économie que le véhicule pourra se maintenir au travers des vicissitudes de l'histoire. Ces pays sont l'Inde, quelques régions de l'Indochine, dans une certaine mesure la Chine du Nord, diverses régions d'Asie centrale, et l'Europe. Mais de tous ces pays, l'Europe que nous avons appelée "centrale" est peut-être le seul où l'emploi du véhicule ait permis de changer qualitativement le système de culture. Etait-ce déjà le cas à l'Age du Bronze? Rien ne permet de le savoir. C'est seulement à l'époque romaine, dans les provinces rhénanes et danubiennes de l'Empire, qu'apparaissent des indices suffisants de l'emploi de véhicules aux transports ruraux. On sait d'ailleurs qu'une grande partie du vocabulaire latin dans ce domaine est d'origine gauloise. Mais avant La Tène, il est probable qu'en Europe comme ailleurs, le véhicule était réservé à des emplois relativement prestigieux. Son apparition est d'ailleurs concomitante d'un développement des activités guerrières (fortifications) et de structures d'habitat impliquant une hiérarchie sociale plus différenciée. Reste à dire un mot des faucilles de bronze, trouvées en grand nombre dans toute l'Europe, et qui sont pratiquement avec l'araire le seul instrument agricole incontestable que nous connaissions avant le fer. Et tout d'abord, s'agissait-il réellement de faucilles, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme? Ce n'est pas sûr. Aux raisons théoriques que nous avons de douter qu'il ait existé de véritables faucilles avant le fer (Sigaut 1978), et sur lesquelles on reviendra, s'ajoute le fait qu'on ne connait aucun exemple ethnographique de récolte des céréales avec un instrument tranchant qui ne soit pas en fer. Ces raisons et ce fait ne sont pas une preuve. Mais on a, pour les "faucilles" de bronze, au - 15 - moins une autre interprétation possible: elles auraient servi à récolter, non pas les grains, mais le fourrage (branches feuillues surtout) nécessaire pour l'alimentation du cheptel de trait, et notamment des chevaux, de l'aristocratie. C'est cette fonction précise qui aurait justifié qu'on utilisât un métal relativement coûteux, comme le bronze, à la fabrication d'un outil agricole. Cette hypothèse, toutefois, est pour l'instant purement spéculative. La seule chose qu'il faille peut-être retenir de tout cela, c'est qu'il s'est passé des choses importantes en Europe avant le fer; importantes, bien sûr, pour le thème qui nous occupe. Dès le Néolithique final, l'espace agricole est entièrement occupé, les sociétés rurales se hiérarchisent, et avec l'araire et le véhicule, plus tard la "faucille" de bronze, apparaissent les premiers indices d'une intégration des activités économiques les unes aux autres (par exemple: agriculture et élevage). L'histoire économique ultérieure dépend plus peut-être de ce qui s'est passé entre le Néolithique final et l'Age du Bronze que nous n'étions habitués à le penser. Les premiers temps du fer: 500 av. – 500 ap. J.-C. Dans le domaine des transports comme dans celui de la métallurgie du bronze, l'Europe n'était pas en retard sur l'Asie, si même elle n'avait pas une certaine avance. Et cela en grande partie pour des raisons naturelles: l'Asie n'a pas d'étain, sauf dans la péninsule indochinoise; ses premiers "bronzes" étaient en fait du cuivre arsé - 16 - nié, le bronze vrai (à l'étain) ne supplante ce dernier qu'au Bronze récent (Dayton 1971, Eaton 1979). Le fer, par contre, est indubitablement une innovation asiatique, même si le lieu exact de son origine reste incertain (Arménie?). Sa diffusion va se faire d'abord par la voie de la Méditerranée, où vont se créer des foyers de métallurgie d'où l'Europe recevra le métal nouveau avec plusieurs siècles de retard. Les principaux de ces foyers semblent être la Grèce, l'Italie (Etrurie) et l'Espagne. C'est peut-être le rôle de la Grèce qui a été le mieux éclairci (Pleiner 1969, Bakhuizen 1977). Pour Bakhuizen, les Grecs sont les inventeurs de techniques nouvelles d'une importance déterminante pour l'efficacité des armes et des outils en fer, notamment la trempe et la fabrication de lames de structure composite fer-acier (corroyage). Ces innovations auraient eu lieu aux IXe et VIIIe siècles, et elles auraient conduit à de profonds changement sociaux ainsi qu'au développement de la colonisation grecque outre-mer, principalement vers l'Ouest. Il resterait à savoir à partir de quand ces innovations furent utilisées à des fins économiques et ... pas seulement militaires, et surtout bien sûr à l'outillage agricole. Faute d'études spécifiques (à notre connaissance du moins), il semble bien difficile de le dire. Pour l'Europe continentale, on admet ordinairement que ce fut au second Age du Fer (La Tène). Mais pour les pays méditerranéens, les choses ne sont pas aussi nettes. L'introduction du fer dans l'équipement technique des agriculteurs a eu deux ordres de conséquences. Dans certains cas, le fer a seulement permis de renforcer un outillage existant, d'accroître ses performances (solidité, durée, efficacité) et de réduire son coût: conséquences principalement quantitatives, donc, ce qui ne veut pas dire qu'elles soient négligeables, mais seulement qu'elles ne changent - 17 - pas fondamentalement les potentialités et les fonctions de l'outil. C'est par exemple le cas de l'araire muni d'une pointe de fer à 1a place d'une pointe de bois, celui de l'attelage au joug, et de quantité d'autres dispositifs. Dans d'autres cas, au contraire, les qualités propres du métal permettent de concevoir des outils entièrement nouveaux, ou des fonctions nouvelles pour des outils anciens. Ce fut évidemment le cas pour l'outillage du travail du bois, ou de la pierre: il est clair que dans ces deux domaines, l'introduction du fer a représenté une révolution. En agriculture, c'est également dans le domaine des instruments tranchants que le fer a déterminé les changements les plus profonds: instruments à bras de travail du sol d'une part, instruments de récolte d'autre part. Il n'est pas exagéré de dire que l'emploi du fer a permis une véritable explosion des formes et des techniques dans ces deux domaines. On dit parfois que dès l'époque gallo-romaine, l'essentiel de l'outillage artisanal et agricole qu'on retrouvera jusqu'au XIXe siècle est en place. Ce n'est bien sûr pas vraiment exact. Mais c'est une image qui illustre bien la rapidité et l'étendue des innovations de cette époque. a) Les innovations méditerranéennes : moulins, broyeurs à olives, pressoirs. La triade méditerranéenne classique, céréales, vigne et olivier, ne s'est pas mise en place d'un seul coup. L'olivier et la vigne ne sont venus qu'assez tard: on est mal renseigné sur la vigne, mais en ce qui concerne l'olivier, on sait qu'il est important à l'époque mycénienne (Knossos); après une éclipse pendant les siècles obscurs, il le redevient aux VIIe et VIe siècles; il n'est introduit en Italie qu'à partir de - 600 (Boardmann 1976). Il est tentant de voir dans la conjonction des innovations métallurgiques, agricoles et autres (poterie?) la mise en place d'un système - 18 - de production nouveau, constituant la base de la prospérité grecque, puis romaine, de l'âge classique. Quoi qu'il en soit, on assiste au début de cette période (VIIe - 1er siècles av. J.-C.) à la naissance de toute une série d'innovations fondamentales. Innovations techniques proprement dites dans la production du pain, du vin et de l'huile, pour ne parler que du seul secteur agricole. Mais aussi innovations sociales, dont la plus évidente est celle de l'esclavage "productif" (toujours au sens donné par Smith et Marx à ce terme). L'examen des premières va nous conduire presque fatalement à nous poser sur l'esclavage des questions relativement nouvelles. Nous ne dirons rien des innovations techniques gréco-romaines, et, plus généralement, des pays du Nord de la Méditerranée (de l'Espagne à l'Anatolie), dans le domaine du travail du sol. En ce qui concerne la culture attelée, on l'a déjà vu, le fer n'a eu sans doute que des conséquences quantitatives dont nous ne savons rien. L'outillage à bras, par contre, houes, pioches, bêches, a dû connaître un développement considérable. Ce développement a-t-il favorisé l'essor de la vigne et de l'olivier, où la part des travaux à bras est traditionnellement importante? C'est probable, mais le manque d'études de synthèse sur ce point nous interdit de rien affirmer. Ce qui est aussi probable, mais c'est une probabilité toute théorique, c'est que le nouvel outillage en fer n'a pu qu'accroître la valeur du travail humain, par rapport à celle du travail animal, dans tout ce qui concerne la préparation des champs. C'est dans le domaine de la fabrication des produits, pain, vin et huile, que les innovations de l'Antiquité classique sont les plus importantes et aussi, on le sait, les mieux connues, grâce aux travaux de Drachmann et de Moritz entre autres. Il n'est pas question de résumer ici ces travaux, mais de faire à leur sujet quelques remarques - 19 - qui puissent servir à notre propos. Certaines de ces remarques sont classiques. D'autres paraîtront plus nouvelles peut-être. Première remarque: la métallurgie comme condition nécessaire. Les peuples de l'Antiquité n'ont pas attendu de disposer d'outils en fer pour apprendre à travailler le bois et la pierre, en Egypte par exemple; nous en avons quantité de preuves. Mais dans quelles conditions de prix de revient? Il semble raisonnable d'admettre qu'en abaissant ce prix, les outils de fer ont permis de travailler le bois et la pierre dans des buts "profanes", et pas seulement pour construire des palais, des temples et des tombes. En tous cas, moulins, broyeurs à olives et pressoirs qui se multiplient dans les derniers siècles avant notre ère témoignent d'une "banalisation" des techniques de travail de la pierre et du bois, qu'il est difficile de ne pas imputer aux possibilités ouvertes par les nouveaux outils de fer. Deuxième remarque: le caractère fondamental, du point de vue technologique, de ces diverses innovations. Le pressoir est peut-être la première application calculée, dans un appareil d'usage courant, des lois du levier; il est aussi, au Ier siècle avant J.-C., la première application dans les mêmes conditions de la vis (avec la vis d'Archimède, employée semb1e-t-i1 surtout dans les mines) (Parain 1979 (1960); Cresswell 1965). Ce n'est qu'au IIe siècle avant notre ère qu'apparaissent les moulins rotatifs, à main ou à manège. Mais si l'origine des premiers reste incertaine (l'Espagne?), les seconds sont très probablement apparus en Grande Grèce (Moritz). En tous cas, le premier appareil à mouvement rotatif continu est assurément une invention grecque: c'est le broyeur à olives (trapetum), attesté dès le début du IVe sièc1e, Notre troisième remarque portera sur le caractère fondamental des innovations grecques du point de vue social. Le vin et l'huile, après - 20 - tout, sont encore des produits de luxe. Et on a assez insisté, dans tout ce qui précède, sur l'importance particulière des innovations qui ne touchent pas seulement les productions de luxe, mais qui touchent la production de masse. Or, y a-t-il une production qui soit plus "de masse" que celle de la nourriture quotidienne? C'est précisément dans ce domaine que la contribution grecque est la plus originale et la plus éclatante. En plus de quarante mille ans d'existence, la manière d'écraser le grain sur une pierre, à l'aide d'une autre pierre animée d'un mouvement de va-et-vient, n'avait subi que des modifications minimes: c'est en Grèce au VIe siècle qu'apparaissent les premières innovations proprement techniques, rayage des surfaces de travail, creusement de la meule supérieure en trémie, etc. (Kraybill, Moritz). Les conséquences de ce démarrage de l'innovation dans le secteur le plus vital peut-être des activités humaines, vont être fantastiques: c'est tout le machinisme industriel du Moyen Age et des Temps Modernes, on le sait, qui va dériver des moulins. Par la suite bien sûr, les centres de l'innovation se déplaceront. Mais c'est en Grèce que tout a commencé. Il va de soi, après cela, que nous n'adhérons pas aux vues de ceux qui tendent à minimiser l'importance des changements techno-économiques dans l'Antiquité Classique! Pour nous, d'une certaine façon, c'est dans la Grèce classique que commence véritablement l'Age du Fer. C'est là véritablement que les hommes ont commencé à découvrir et à utiliser les possibilités insoupçonnées du nouveau métal dans le domaine économique et civil. D'autres iront plus loin dans la même direction. Mais il fallait d'abord passer le pas: ce sont les Grecs qui l'ont franchi. C'est d'ailleurs dans cette perspective précise que peut seul se comprendre, à notre sens, le développement extraordinaire et unique - 21 - de l'esclavage dans le monde grec, puis romain. La question de l'esclavage antique a fasciné une foule de très grands esprits depuis très longtemps, et nous n'aurions jamais eu l'outrecuidance de l'aborder ici, n'était le constat d'échec qui vient de nous être fourni à point nommé par Finley (1981). Au terme d'une vie de recherche consacrée en grande partie à ce sujet, en effet, cet auteur, s'il réussit à réfuter de la façon la plus brillante et la plus convaincante toutes les explications avancées jusqu'ici de l'esclavage antique, ne parvient lui-même à en proposer aucune ! La preuve de la stérilité des théories traditionnelles ayant ainsi été administrée par un des plus grands spécialistes sur le sujet, nous nous sentons encouragé à proposer notre hypothèse, qui s'écarte radicalement de la pensée orthodoxe en la matière par son caractère essentiellement technologique. Notre point de départ est le rapprochement des considérations suivantes: 1°) partout dans le monde, écraser le grain à l'aide de pierres à moudre mues à la main est et a toujours été une tâche féminine, pour autant que nous le sachions; 2°) si, après de nombreux millénaires, c'est en Grèce au VIIe-VIe siècle qu'apparaissent les premières améliorations techniques des pierres à moudre, c'est également dans les mêmes circonstances, semble-t-il, qu'on voit pour la première fois des hommes intervenir régulièrement dans le travail de la mouture du grain: la coïncidence n'est sûrement pas fortuite; 3°) il semble bien que ces hommes soient des esclaves; et cela se comprend dans le contexte social de la Grèce ancienne (qui est resté celui de nombreuses sociétés jusqu'à nos jours), où l'esclavage est le seul moyen de faire exécuter par des hommes un travail de femmes; 4°) tout cela se passe dans une société qui connait une expansion économique considérable, marquée par l'urbanisation et le développement du secteur marchand aux dépens du secteur domestique: les nombreuses meuneries-boulangeries commerciales du monde gréco-romain témoignent de l'importance de ce développement. Les faits, bien sûr, demanderaient à être vérifiés de la façon - 22 - la plus minutieuse. Sous réserve de ces vérifications indispensables, toutefois, ils nous paraissent jeter une lumière nouvelle sur la question de l'esclavage antique. On sait assez que ni les Grecs ni les Romains n'ont inventé l'esclavage. Ce qu'ils ont inventé, nous semble-t-il, c'est de s'en servir systématiquement pour substituer des hommes aux femmes dans certains processus de production. D'une part, cela permettait aux productions correspondantes de sortir du secteur domestique, interne à la famille donc soumis à d'importantes rigidités sociales, pour entrer dans le secteur plus fluide des échanges marchands. Et d'autre part, cela ouvrait la voie à de nouvelles innovations techniques, assurant la suprématie de l'économie antique sur le monde barbare ou archaïque environnant, encore entravé dans son développement par une division du travail entre les sexes restée inchangée. En un mot, l'esclavage aurait été, dans la société antique, le mécanisme social nécessaire pour faire passer l'innovation dans des secteurs qui lui étaient restés fermés jusqu'alors. Il est à peine besoin de souligner que dans cette conception, toute contradiction disparaît entre l'esclavage et le progrès technique. L'esclavage antique ne fut pas un obstacle à l'innovation (cela, du moins, est maintenant admis), ni un palliatif à on ne sait quelle insuffisance des forces productives, et encore moins un épiphénomène plus ou moins idéologique. L'esclavage antique fut au contraire une condition nécessaire de l'innovation. L'ensemble innovation-esclavage-suprématie économique est, nous semble-t-il, la clef du dynamisme de la société antique tout au long des mille ans qui vont du VIIIe siècle av. au IIe siècle ap. J.-C. Bien évidemment, je suis pleinement conscient de la foule d'objections et de questions que soulève cette façon de voir. Il faudrait un ouvrage faisant plusieurs fois les dimensions de ce rapport pour les traiter. Aussi me pardonnera-t-on, j'espère, de ne pas le faire ici. Je me bornerai à proposer trois remarques. La première est que les vues exprimées ici rejoignent assez bien celles d'un auteur comme Pryor (1977). La seconde est que la problématique de l'esclavage productif n'est qu'un cas particulier, dans une perspective anthropologique, d'une problématique plus large, qu'on peut résumer ainsi: par quels mécanismes (étant entendu que l'esclavage n'en est qu'un parmi d'autres) a-t-il été possible d'affranchir les échanges économiques du cadre rigide des rapports de parenté? Notre troisième remarque, enfin, au risque de nous répéter, sera que si l'on veut avoir quelque chance de répondre à cette question, il faut opérer un véritable "changement de vitesse" en histoire des techniques. Malgré les oeuvres que nous avons citées, et surtout peut-être celles bine plus nombreuses que nous n'avons pas mentionnées, nos connaissances sur les techniques de l'Antiquité classique restent extraordinairement superficielles et lacunaires. Songe-t-on que presque rien n'a été fait dans le domaine si essentiel de la mouture, par exemple, depuis le travail génial, mais ancien, de Moritz en 1958? Nous manquons à la fois des synthèses, qui permettent d'élaborer des hypothèses, et des inventaires et corpus, qui permettent de les valider. Cette situation n'est pas propre à l'Antiquité, mais elle y est d'autant plus surprenante que les sources y sont plus abondantes. b) Les innovations rhéno-danubiennes : charrue, herse, véhicule L'Europe centrale entre à son tour dans ce qu'on peut appeler l'Age du Fer technique à partir du Ve siècle avant notre ère. On y - 24 - observe alors un puissant mouvement de défrichement, qui ne recule pas semble-t-il devant les sols les plus lourds. Ce qui témoigne d'une efficience nouvelle de l'attelage et de l'araire. Un peu plus tard, au IIe siècle, l'outillage à bras devient abondant, et le moulin rotatif à main se diffuse avec un très court délai par rapport aux pays méditerranéens: en à peine un siècle, il remplace totalement les anciennes pierres à moudre à mouvement alternatif. Quant aux transports ruraux, il y a peu à ajouter ici à ce qui en a été dit précédemment: à partir du IIIe siècle ap. J.-C. au plus tard, dans les provinces rhéno-danubiennes de l'Empire, le véhicule rural joue un rôle qu'il n'a nulle part ailleurs. Les nouveautés techniques qui ont rendu cela possible sont encore mal comprises, on ne peut sur ce point que renvoyer au travail fondamental de Spruytte (1977). Mais les transports ont une telle importance en agriculture qu'il faut bien admettre que les innovations gauloises dans ce domaine ont eu des conséquences considérables. Elles en ont eu aussi indirectement, dans la mesure où elles ont été appliquées à l'outillage agricole lui-même: l'avant-train de l'araire ou de la charrue d'une part, le vallus d'autre part, sont des retombées, pour ainsi dire, des progrès gaulois en matière de charronnage. Mais le vallus n'a pas eu de descendanoe avant le XIXe siècle, ce qui est une toute autre histoire. C'est au problème des innovations en matière de travail du sol qu'il faut nous attacher d'abord. Le travail du sol est toutefois un domaine où il n'est pas facile d'identifier les innovations, et encore moins d'apprécier leur signification. Surtout lorsque, comme dans le cas de l'Europe centrale, nous ignorons à peu près tout des techniques culturales utilisées auparavant. - 25 - C'est seulement dans les pays méditerranéens que nous avons une idée un peu complète des techniques de préparation du champ avant le Moyen Age. Car c'est seulement là que les sources disponibles, bien qu'insuffisantes à elles seules, nous en disent assez pour que nous puissions conclure que les procédés de culture n'ont pas changé substantiellement jusqu'à nos jours: ce qui nous permet de mettre à profit toute la richesse des données de l'histoire récente et de l'ethnographie. C'est donc de l'agriculture méditerranéenne qu'il nous faut partir, c'est par rapport à elle que nous allons pouvoir apprécier la signification des innovations qui apparaissent au Nord des Alpes au début de notre ère. Les dimensions de ce rapport ne nous permettent pas d'entrer dans de longues démonstrations, dont nous avons du reste donné déjà l'essentiel par ailleurs (Sigaut 1972; 1975; 1975a: 249; 1976; 1977; 1978). Qu'on nous pardonne donc si, sur ce point, nous nous en tenons au strict minimum. Le modèle de toutes les agricultures méditerranéennes, en ce qui concerne la production des céréales, est le suivant: - prédominance presque exclusive des céréales d'hiver: semaille en automne (d'octobre à novembre principalement); - préparation du champ par une série de labours, au moins deux et en général davantage, qui s'échelonnent dans les six mois environ précédant la semaille; ces labours sont exécutés à l'araire; les principaux d'entre eux portent dans chaque région un nom bien précis; l'ensemble de ces labours et la terre qui les reçoit portent également un nom bien précis. celui par exemple de jachère ou guéret; - après le semis, les grains sont enterrés par un dernier labour, toujours à l'araire, et comme les précédents toujours désigné par un nom bien précis (fr. couvrir, lat. lirare); - après ce dernier labour, le champ ensemencé reçoit encore des façons d'entretien à bras: émottage (lat. occatio) et sarclages, parfois écimage, et cela jusqu'à la montaison exclusivement. Ce schéma a subsisté sans grand changement jusqu'à nos jours, non seulement dans les pays méditerranéens, mais également, pour la - 26 - culture du blé et du seigle, dans presque toute la France (à un élément près, le hersage des semis, sur lequel nous allons revenir). Mais ce sur quoi il paraît absolument indispensable d'insister, c'est sur la rigoureuse simplicité de ce schéma, sur la nécessité surtout de le dépouiller de toutes les interprétations parasites qui se sont accumulées sur lui depuis des lustres. Voici deux exemples de telles interprétations, qu'il nous semble important d'évoquer ici parce qu'il s'agit, à notre avis, de véritables contresens. La première de ces interprétations, c'est, pour citer un spécialiste, que "dans la Grèce ancienne [...], labourer fréquemment le sol non ensemencé était en fait essentiel pour conserver l'humidité vitale dans les conditions semi-arides prévalant dans la plus grande partie du pays" (White 1910: 41). Cette vieille idée que les labours de jachère étaient une préfiguration du moderne dry-farming traîne aujourd'hui dans tous les manuels. L'ennui, c'est que la technique du dry-farming est toute moderne, justement, parce qu'elle repose sur des idées bien précises relatives à la circulation de l'eau dans le sol, et notamment sur l'idée de capillarité: c'est seulement en 1895 que ces idées furent rassemblées pour la première fois en un système, par un Américain, H.W. Campbell (Hargreaves 1911). Est-il raisonnable de postuler chez les paysans méditerranéens d'il y a deux mille ans de telles idées précises sur la capillarité? On devrait alors en trouver trace dans les écrits des agronomes. Or, non seulement on n'en trouve aucune trace, mais on trouve explicitement exprimée l'idée contraire. Xénophon répète à trois reprises qu'il faut cuire, rôtir la terre au soleil; et que pour y parvenir, il faut "la retourner le plus souvent possible pendant l'été", et "la retourner avec l'araire au milieu de l'été et au milieu du jour" (Economique, XVI, 13-15). Prétendra-t-on qu'il y a là la moindre idée - 27 - de conserver l'humidité? Mais l'interprétation la plus catastrophique, celle qui a vraiment bloqué jusqu'ici la voie vers une réelle compréhension des agricultures anciennes, c'est celle qui fait de la jachère une période de non-culture, une période de "repos" du sol. J'ai dit ailleurs ce qu'il fallait penser de cette interprétation, née d'un calembour étymologique et de la volonté acharnée des agronomes du siècle dernier de dénigrer le savoir des paysans (Sigaut 1975; 1976a). Si la jachère était le repos du sol, comment expliquer que sur la douzaine de termes qui servent à la désigner en Europe occidentale (dont neuf pour la France à elle seule), aucun ne fasse allusion à cette idée? La seule réalité dans ce domaine, la seule du moins dont les textes et les données ethnographiques nous permettent de faire état, c'est qu'il fallait de nombreux labours, étalés sur une durée de cinq à huit mois, pour préparer la terre à recevoir les semailles d'automne. Tout le reste n'est que conjectures gratuites, qui compliquent le problème et sèment la confusion. La jachère c'est l'ensemble des labours de printemps et d'été jugés nécessaires à la préparation des semailles d'automne, c'est aussi la terre qui reçoit cette préparation, ce n'est pas, ce n' a jamais été autre chose. Revenons donc à notre modèle méditerranéen, araire, jachère, céréales d'hiver, semis enterrés à l'araire. Par rapport à ce modèle, les innovations qui vont se produire au Nord des Alpes à partir du Ier siècle de notre ère sont les suivantes: - en ce qui concerne les instruments: apparition du coutre, de l'avant-train, puis du soc tranchant et du versoir, c'est-à-dire de la charrue; probablement, apparition de la herse à plusieurs rangs; - en ce qui concerne les techniques: apparition du labour vrai (terre tranchée) par opposition au pseudo-labour effectué par l'araire (terre pulvérisée); dans certains cas, semis sur labour unique (et non plus sur jachère), et emploi de la herse pour enterrer les graines; - 28 - - en ce qui concerne les plantes cultivées: diffusion du seigle, de l'avoine et du froment, aux dépens des anciennes espèces de blé (amidonnier, épeautre). Le problème est de dater ces diverses innovations, de comprendre les relations qui les unissent, d'expliquer autant que possible leur genèse et de déterminer quelles ont été leurs conséquences. Nous allons donner quelques exemples de ce qui semble pouvoir être fait dans ce sens actuellement. Et d'abord la charrue. Nul sujet, on le sait, qui ait fait couler plus d'encre! Utilement, d'ailleurs: il y a maintenant assez de données archéologiques pour confirmer pleinement l'existence de deux éléments essentiels de la charrue, le coutre et l'avant-train, dès le tout début de notre ère (par exemple : Balassa 1976). Les choses sont moins claires en ce qui concerne les deux autres éléments, le soc et le versoir. Ce dernier, étant en bois, ne peut guère laisser de traces; et il n'y a pas non plus de témoignages littéraires, sauf peut-être le "tabula aratro adnexa" de Pline (Hist. Nat., XVIII, 49), dont le singulier contraste avec le pluriel des binae aures des autres auteurs romains. Quant au soc, si les socs dissymétriques nous donnent évidemment un terminus post quem, leur absence ne saurait rien prouver en sens contraire: au milieu du XIXe siècle encore, plusieurs modèles de charrues d'Anjou étaient équipés de socs symétriques (Leclerc-Thouin 1843: 128 et ss.). Au total, la tendance des trouvailles archéologiques de ces dernières années est allée dans le sens d'une confirmation du texte bien connu de Pline: la charrue est bien apparue quelque part au Nord des Alpes au tournant de notre ère. Reste à interpréter la signification du nouvel instrument. L'hypothèse que nous avons proposée à ce sujet repose sur les remarques suivantes: - le rôle de l'avant-train est d'empêcher le labour de dépasser la profondeur voulue; - 29 - - le rôle du coutre est de permettre un labour tranché, c'est-à- dire l'obtention d'une tranche de terre de forme et de dimensions bien précises, qui peut alors être retournée et déposée sur le côté en faisant un certain angle avec l'horizontale. Cela fait de la charrue un instrument économique de défrichement d'un sol gazonné, ce qui rejoint les indications que Pline est le seul agronome romain à nous donner ("latitudo vomeris caespites versat", "inverso caespite herbarum radices necantur"). Par conséquent, la charrue n'est pas simplement un instrument plus efficient que l'araire: c'est un instrument qui répond à des conditions différentes. Conditions écologiques (gazon, matériau élastique qui ne se laisse pas aussi facilement rompre qu'une terre non gazonnée) et conditions économiques (alternance labours-herbe). Mais en outre, la signification de la charrue ne se comprend que si on fait intervenir un autre instrument dont le rôle spécifique a été jusqu'ici négligé, la herse. La herse, en effet, étant attestée chez les agronomes romains depuis Caton (irpex), on a largement méconnu son importance dans l'émergence du nouveau système de culture européen au début de notre ère. Les herses romaines, sur lesquelles nous sommes malheureusement assez mal renseignés, étaient des "barres dentées" (Varron, De lingua latina, 136), "une sorte de râteau en fer muni de nombreuses dents pour arracher les herbes dans les champs" (Festus). Leur rôle apparaît assez secondaire, et en tous cas, on ne les utilisait jamais pour enterrer les semences de céréales. Ce trait négatif se retrouve dans toutes les agricultures méditerranéennes actuelles, et dans tout le Sud et l'Ouest de la France (au Sud de la ligne Basse-Normandie - Franche- Comté) jusqu'au XIXe siècle. Ainsi, une des oppositions les plus significatives entre ce que nous avons appelé au début l'Europe "centrale", et les régions situées à l'ouest et au sud de celle-ci, réside dans l'emploi ou non de la herse pour enterrer les semis. - 30 - Or, chez les agronomes romains, Pline est à nouveau le premier (et même le seul) à nous donner de la herse, sinon une description, au moins une désignation, "crates dentatas", qui suggère qu'il s'agit de quelque chose d'autre que la simple barre dentée de Varron, et qui pourrait ressembler aux herses quadrangulaires de l'Europe du Nord. Et il est aussi le premier et le seul à nous dire que ces herses sont utilisées après le semis, donc vraisemblablement pour enterrer les graines: "Latitudo vomeris caespites versat. Semen protinus injiciunt cratesque dentatas supertrahunt." (Hist. Nat., XVIII, 48). Reste à savoir quel est le lien spécifique entre les deux instruments nouveaux, la charrue et la herse, et entre les deux techniques nouvelles, labour "tranché" et enfouissement des semis par un hersage. Ce lien ne peut être mis en évidence que par une analyse détaillée des procédés et des formes de labour, qu'il est impossible de présenter ici. C'est un sujet sur lequel, là encore, règne la plus malencontreuse confusion. Nous ne pouvons que renvoyer à l'esquisse d'analyse que nous en avons déjà proposée (Sigaut 1978). Les principales données qui en résultent pour notre propos actuel sont les suivantes: - les deux grandes formes de labour dans l'Europe classique (c'est-à- dire jusque vers 1830-1840) sont le labour en billons ou en sillons (les deux termes sont synonymes) d'une part, et le labour à plat ou en planches d'autre part (y compris en planches bombées); - dans le labour en sillons, les raies sont inégales en largeur et en profondeur; les raies extérieures recouvrent totalement ou en grande partie les raies intérieures; le nombre de raies par sillon est petit (quatre, rarement six), ce qui fait des sillons étroits, de 1 m à 2 m de large au plus; l'emplacement des sillons change à chaque nouveau labour; - dans le labour en planches ou à plat, les raies sont égales en largeur et en profondeur; elles sont régulièrement juxtaposées et ne se recouvrent que peu l'une l'autre; dans le cas du labour en planches (qui n'est que la variété de labour à plat obtenue avec une charrue à versoir fixe), le nombre de raies par planche est grand et - 31 - en tous cas bien supérieur à six (sauf parcelle d'une étroitesse exceptionnelle); si les planches sont bombées, leur emplacement reste constant pour plusieurs labours consécutifs: il est même tout à fait permanent dans le cas des ados très élevés de certaines régions (Nord des Iles britanniques). Cela étant, il devient possible de montrer que c'est souvent la forme du labour qui fait le lien entre certains des éléments techniques précédemment évoqués. Et en particulier: - forme des labours et hersage: le labour en sillons exclut l'emploi de la herse pour recouvrir les semis; le labour à plat ou en planches (même fortement bombées) l'autorise; - forme et nombre des labours: le labour en sillons est généralement associé à la jachère (trois labours et plus en été); le labour à plat est compatible avec la jachère, mais il l'est aussi avec la technique du labour unique, employée presque toujours pour l'avoine de printemps; - forme des labours et céréales: il suit du point précédent que le labour en sillons est le plus souvent associé à une céréale d'hiver, le labour à plat à une céréale de printemps, et surtout à l'avoine; - forme des labours et récolte: le labour en sillons est pratiquement incompatible avec l'emploi de la faux; le labour à plat au contraire l'autorise. Tout cela est évidemment très schématique, mais encore une fois nous n'avons pas de place ici pour apporter toutes les nuances qui seraient nécessaires. Ce qu'il faut retenir de ce schéma, en fin de compte, c'est l'idée que les diverses innovations que nous avons identifiées par rapport à la pratique méditerranéenne classique s'organisent autour de la culture des céréales de printemps, et principalement de l'avoine. Dans toute l'Europe centrale et occidentale, l'avoine est la seule céréale à être presque toujours semée sur labour unique précédant immédiatement le semis; labour unique qui donc, pour être efficace, ne peut qu'être un labour à la charrue et non à l'araire. L'avoine est également la seule céréale à être presque toujours enterrée par un hersage. Et c'est aussi la seule à être récoltée à la faux dès le Moyen Age, sinon plus tôt. Nous pouvons, pour fixer les idées, rassembler sous forme de tableau les - 32 - techniques culturales les plus fréquentes de l'avoine, pour montrer les points essentiels sur lesquels elles s'opposent aux techniques classiques d'origine méditerranéenne associées aux céréales d'hiver. Céréales d’hiver Avoine Préparation du champ Jachère (3 labours ou plus en été) Labour unique en mars-avril Instruments Araire et/ou charrue Charrue + herse Type de labour Pulvérisé Tranché Forme du labour En sillons A plat (retourné) Enfouissement des semis Labour (couvrailles) Hersage Sarclages Plusieurs Peu ou pas du tout Récolte Faucille Faux Qu'on ne s'y méprenne pas. Ce n'est pas deux situations précises, observées concrètement dans telle ou telle région, que présente notre tableau. Mais seulement deux modèles, d'une validité assez théorique, et susceptibles seulement de servir d'hypothèse de travail. Il est temps maintenant de formuler cette hypothèse, qui fait d'une culture nouvelle, l'avoine, le facteur central dans la mise en place de tout cet ensemble d'innovations que nous observons en Europe au nord des Alpes au début de notre ère. Nous le ferons ainsi: 1°) L'avoine (peut-être aussi le seigle?) est la seule céréale qui réussisse normalement sur un labour unique donné immédiatement avant le semis, et cela même lorsque le champ était en herbe depuis plusieurs années. 2°) La technique du labour unique implique nécessairement celle du hersage pour enfouir les semis, car un second labour sans délai ne pourrait que défaire les résultats du premier. 3°) Pour être efficient, surtout dans une terre engazonnée depuis longtemps, ce labour unique doit être exécuté à la charrue: il doit être un labour tranché et retourné, ce que l'araire ne peut pas réaliser. Il doit également être d'une profondeur aussi faible et régulière que possible, ce qui est précisément obtenu grâce à l'avant-train. En un mot, l'avoine aurait été l'élément-clé permettant un nouveau système, basé sur l'alternance labours-herbe. Alors qu'auparavant, le - 33 - défrichement d'une terre en herbe était trop difficile et trop coûteux pour pouvoir être pratiqué régulièrement, il devient, avec la combinaison avoine-charrue-herse, la base même du système. Reste à savoir où et quand la culture de l'avoine a pris une importance telle qu'on puisse en induire l'existence de ce nouveau système. Nous ne pensons pas que ce soit immédiatement au nord des Alpes, dans les régions rhéno-danubiennes de l'Empire romain, que cela se soit produit. Car on a des raisons de penser que dans ces régions, la culture principale était, non l'avoine, mais l'épeautre (Triticum spelta); elle l'est d'ailleurs restée dans une partie de cette région jusqu'au milieu de ce siècle. Naguère encore, les régions où l'avoine était la base de l'alimentation étaient situées bien plus au nord: Ecosse, Irlande et nord-ouest de l'Angleterre (où on la consommait sous forme de porridge), certaines régions de Scandinavie et d'Allemagne du Nord (où le mot Korn s'appliquait à l'avoine); d'après l'Atlas d'Engelbrecht (1899) en outre, les surfaces en avoine dépassaient les surfaces en céréales panifiables (froment, seigle et épeautre ensemble) sur le plateau de l'Ardenne, et dans tout l'arc des Carpathes septentrionales. A notre sens, c'est au centre géographique de toutes ces régions, quelque part peut-être sur le littoral de la Mer du Nord, qu'il est logique de chercher le lieu d'origine du nouveau système. Nous avons très peu de faits archéologiques à l'appui de cette hypothèse. Mais nous pouvons ajouter deux arguments en sa faveur. Le premier est le témoignage bien connu de Tacite, suivant lequel les Germains se nourrissaient de bouillie d'avoine. Et le second, c'est que si le nom du soc dans les régions gauloises évoque par son étymologie une pièce en forme de coin, le terme utilisé dans les régions de langue germanique évoque clairement une pièce tranchante (alld. - 34 - Schar, angl. share, néerl. schaar, etc.). Sur la base d'une argumentation différente, mais incluant des labours fossiles ayant pu être exécutés à la charrue à versoir au début de notre ère, Steensberg (1977) suggère également que la charrue proprement dite ait pu être mise au point dans les régions côtières de l'Allemagne du Nord. c) Les techniques de récolte : faucille, faux, vallus La faucille n'est pas un instrument simple, ni primitif. On n'a jamais observé son utilisation pour la récolte des céréales sauvages. Il existe par contre une bonne demi-douzaine de techniques de récolte des grains, sauvages ou domestiques, qui ne font nullement appel à la faucille, ni même souvent à aucun instrument tranchant. (Sigaut 1978). Il est d'ailleurs logique que la faucille ne soit d'aucune nécessité lorsqu'on cherche à récolter uniquement les épis ou les grains: pourquoi en effet s'embarrasser d'une quantité de paille qui augmenterait considérablement le travail de transport et de battage de la récolte? C'est seulement lorsqu'on cherche à avoir davantage de paille d'une part, et lorsqu'on dispose de davantage de moyens de transport d'autre part, qu'il devient intéressant de récolter à la fois la paille et le grain, c'est-à-dire d'utiliser une faucille. (Le même phénomène se reproduira du reste plus tard avec la faux.) D'où l'idée que la faucille n'est utilisée à la moisson que dans les sociétés où on dispose d'énergie animale, au moins d'animaux de bât et de trait pour l'araire. Idée corroborée par le fait qu'en Afrique noire, en Asie du Sud-est et en Amérique précolombienne, la faucille n'existe pas ou est d'introduction récente. Lorsqu'il existe dans ces régions des « faucilles », il s'agit d'outils servant à récolter du fourrage, le chaume des toits, du matériau pour vannerie, objets tressés, etc., mais pas à - 35 - récolter des céréales. Leur signification économique n'en est du reste pas moindre pour autant. On voit combien notre équation habituelle, presque automatique, faucille = moisson peut être trompeuse. Depuis quand est-elle vraie, c'est-à-dire depuis quand avons-nous la preuve que les grains sont bien effectivement moissonnés à la faucille? Un dépouillement systématique de l'iconographie égyptienne pourrait sans doute nous l'apprendre, pour ce pays. Mais pour l'Europe, nous n'avons rien avant les textes grecs et latins. Encore faudrait-il reprendre leur lecture sur de nouvelles bases. Il est significatif qu'en grec et en latin, il n'existe que des termes généraux (falx, harpê, drepanon) qui désignent, les deux premiers tout instrument à lame courbe tranchant par sa concavité, et le troisième tout instrument de récolte: manifestement, notre "faucille" actuelle, spécialisée, n'existait pas au moment de la formation de ce vocabulaire. Mais il est significatif aussi que non seulement les mots pour "faucille", mais aussi pour "chaume", soient d'origine latine dans les langues germaniques, alld. Sichel, Stoppel, angl. sickle, stubble, etc. (Haudricourt 1975). Tout cela plaide pour une différenciation relativement tardive de la faucille à céréales dans le monde méditerranéen, postérieure en tous cas à l'Age "technique" du fer. Cette différenciation était encore en cours dans l'Italie des agronomes romains (1er siècle av.- 1er siècle ap. J.-C.), et c'est de là que la technique de la moisson à la faucille aurait gagné l'Europe du Nord à l'époque de La Tène au plus tôt. Comment, alors, moissonnait-on auparavant? Tout dépend, en fait, des caractéristiques de la céréale récoltée: densité de l'épi, solidité du rachis, hauteur uniforme ou non des épis, échelonnement plus ou moins grand de la maturité des grains, etc. Pour le millet, par - 36 - exemple (les deux espèces Setaria italica et Panicum miliaceum), Pline parle pour la Gaule d'une récolte au peigne. Cette technique est très rare, et attestée seulement de nos jours chez une certaine ethnie... du Tchad! En Asturies, par contre (ainsi qu'en Géorgie occidentale, URSS, et dans quelques vallées himalayennes) on utilise encore de nos jours deux baguettes, appelées mesorias, entre lesquelles on pince en quelque sorte les épis (Krüger 1927, Neira Martinez 1955). Pour qui a vu pratiquer et lui-même pratiqué cette méthode, il ne fait aucun doute qu'il s'agit là des mergae des auteurs latins (mergites chez Pline). Le rapprochement avait d'ailleurs déjà été fait par Krüger. En Asturies, les mesorias servent à récolter l'épeautre (Triticum spelta), céréale dont l'épi se détache facilement de sa tige à maturité. L'autre région où cette céréale est restée importante jusqu'à nos jours est le Wurtemberg (où elle représentait au milieu du siècle dernier 60 % des céréales, et 90 % des céréales d'hiver: Göritz 1843), auquel il faut ajouter tout un ensemble qui va de la Suisse au Palatinat et au Condroz belge. Cet ensemble était-il déjà individualisé à l'époque romaine? Comme de toutes façons l'épeautre n'a fait que reculer depuis lors, devant le seigle à l'Est et le froment (Triticum aestivum) au Sud, il est au moins probable qu'on le cultivait déjà dans les provinces rhéno-danubiennes de l'Empire, ainsi sans doute que dans la majeure partie du nord-est de la Gaule. L'y moissonnait-on aussi avec des mergae/mesorias? Il n'y a aucune chance que cet outil, excessivement simple - deux baguettes d'environ 50 cm de long taillées dans n'importe quel arbuste en quelques minutes - ait laissé des traces, soit dans le sol, soit dans le vocabulaire, après sa disparition. Mais il faut observer que technologiquement, les mesorias et le vallus fonctionnent suivant - 37 - le même principe: les épis sont pincés entre deux baguettes (les "dents" du vallus) tirées vers le haut ou poussées vers l'avant. Principe qui est aussi celui du reff, sorte de grand peigne en fer sur lequel, après la moisson à la faucille, on séparait sur le champ les épis de leurs tiges (Künzig 1964). Il existe en outre d'autres applications du même principe, plus ou moins directement inspirées du vallus lui-même comme l'avait déjà fait observer M. Renard en 1959: le peigne à récolter les glomérules de trèfle, qui se diffusera en France au XIXe siècle, et surtout le stripper australien, qui a eu un tel succès avant la moissonneuse-batteuse qu'on s'efforce aujourd'hui d'en reprendre la formule pour la récolte du riz (Baron 1976). Rien ne serait plus erroné, par conséquent, que d'imaginer le vallus comme l'invention exceptionnelle, sans précédent, de quelque charron gaulois surdoué, ou encore d'y voir la réponse fatale, inévitable, à la pression des circonstances socio-économiques. Les circonstances ne sont jamais que ce qu'elles sont: des circonstances précisément, et si elles assurent la réussite d'une invention, elles ne l'expliquent pas. Pour nous, le vallus n'est pas un fait isolé, mais c'est un fait localisé: les cinq représentations épigraphiques qu'on en a retrouvé sont presque parfaitement alignées le long de la droite Reims-Coblence (285 km à vol d'oiseau). C'est-à-dire très vraisemblablement à l'intérieur de la région de l'épeautre, où à l'époque de Pline la moisson à la faucille était encore une nouveauté étrange et peut-être mal commode. Une autre voie s'ouvrait: fixer toute une série de mesorias sur le bord antérieur d'une charrette, c'est-à-dire "moderniser" la technique familière, traditionnelle. Cette hypothèse, en tous cas, est celle qui nous semble rendre le mieux compte des faits connus, y compris de la disparition du vallus - 38 - par la suite: disparition "normale" devant les progrès de la faucille venue du Sud, et surtout devant ceux des concurrents de l'épeautre, le seigle et le froment. A l'appui de cette hypothèse, remarquons qu'on n'a jamais trouvé trace du vallus dans le Sud de la région de l'épeautre (vallée du Rhin en amont de Mayence, mais aussi Rhétie, Norique, Pannonie...). Cette absence d'indices n'est pas une preuve, et d'ailleurs quelle valeur démonstrative faut-il accorder à la localisation des cinq fragments épigraphiques existants? Néanmoins, il se pourrait que la faucille se fût déjà trop fortement implantée dans toute la zone sud de l'épeautre pour que l'introduction du vallus y ait été avantageuse. Que le vallus représente un progrès de productivité sur les mesorias, c'est une évidence; sur la faucille, ce l'est beaucoup moins. Les expérimentations déjà nombreuses qui ont été faites sur le vallus depuis la célèbre découverte de 1958 ont permis de mettre au point des modèles fonctionnels de l'appareil (Fouss 1960), pas de quantifier sa productivité, et encore moins de la comparer avec celle de la faucille gallo-romaine. Il est vrai que c'est là un problème terriblement épineux sur le plan du protocole expérimental. Si la moisson à la faucille est une innovation méditerranéenne, progressant peu à peu vers le Nord au cours des premiers siècles de notre ère, et si le vallus est une invention un peu marginale, due à des utilisateurs de mesorias encore mal familiarisés avec la nouvelle technique, il est par contre une autre invention qui, elle, aura les conséquences les plus étendues sur le développement des économies européennes: c'est celle de la faux. Malheureusement, il faut convenir que si l'érudition traditionnelle a fait merveille en ce qui concerne le vallus, ses efforts n'ont pas été à la mesure du problème en ce qui concerne la faux, dont l'importance historique - 39 - est pourtant incommensurablement plus grande. Si fascinant qu'il soit, l'épisode du vallus n'en est pas moins assez mineur. La faux, par contre, a contribué au façonnement des paysages et des agricultures européennes comme nul autre instrument ne l'a fait. Deux taux limitent l'emploi de l'énergie animale dans toutes les sociétés (comme d'ailleurs l'emploi de toute source d'énergie quelle qu'elle soit): un taux d'efficience, qui représente la proportion de l'énergie disponible qui est effectivement utilisée, et un taux d'acquisition, qui représente le coût de cette énergie disponible en termes notamment d'énergie humaine. Concrètement, cela signifie qu'il n'est profitable d'utiliser au travail un cheval ou un bœuf que si (1) il existe des techniques assez efficientes pour tirer parti de ce travail (harnachement, véhicules, machines...), et si (2) l'entretien de cet animal ne coûte pas trop cher en travail humain. En deçà d'un certain seuil pour ces deux taux combinés entre eux, l'animal de travail coûte plus cher qu'il ne rapporte: c'est une situation dont il existe des exemples réels (Sigaut 1980). En accroissant plusieurs fois le rendement du travail humain dans la récolte du fourrage, la faux à foin a permis aux sociétés européennes d'utiliser le travail animal bien plus intensivement que nulle part ailleurs dans le monde. La faux est en effet une spécialité européenne: à de très rares exceptions près dont l'ancienneté n'est du reste pas connue, il n'existe aucun instrument semblable dans le reste du monde. Non seulement la faux, mais aussi le foin (Haudricourt 1975) et la prairie, le pré sont des notions spécifiquement européennes. On a beaucoup glosé, à la suite de la boutade de Marx, sur le moulin et la société féodale : il aurait mieux valu spéculer un peu moins sur le moulin, et penser un peu plus à la faux. Certes, son développement a été progressif, lent, aussi peu spectaculaire - 40 - que possible: commencé peut-être au IIIe ou au IIe siècle av. J.-C., il ne s'achève, on le sait, qu'au XIXe siècle, lorsque la faux remplace enfin la faucille pour la moisson des céréales dans la majeure partie de l'Europe. Mais cette lenteur s'explique lorsqu'on prend conscience des qualités qui doivent être celles d'une lame de faux, solidité, légèreté, élasticité, dureté... (problème métallurgique), et aussi des qualités ergonomiques, disons, qui doivent être celles de l'outil tout entier, lame et manche, dans son adaptation au corps et aux gestes du travailleur. La faux moderne, dans laquelle ne subsiste plus aucune des symétries qui facilitent tant le travail de l'artisan (on n'y trouve ni plan, ni axe, ni centre de symétrie d'aucune sorte) est une extraordinaire réussite ergonomique. Réussite obtenue par un effort patient des fabricants, auquel nul ingénieur, nul savant géomètre ou mathématicien n'a jamais participé. Rien d'étonnant, donc, si cette réussite fut précédée de nombreux tâtonnements. Ou plutôt, c'est de foisonnement qu'il conviendrait de parler, car cette évolution fut fort peu linéaire. Il existe encore aujourd'hui des types de faux fort divers, même si le modèle autrichien a fini par s'imposer à peu près partout. Il faudrait avant toute autre chose donner un tableau d'identification de tous ces types de faux, anciens et modernes. Mais encore une fois, ce travail n'est qu'esquissé (Sigaut 1978). Nous ne pouvons rappeler ici que les principales distinctions qu'il importe de garder présentes à l'esprit: 1°. La distinction première est celle qui oppose les outils tranchant par friction, les faucilles, et les outils lancés, tranchant par percussion: les faux appartiennent à cette seconde catégorie. 2°. Les outils lancés forment eux-mêmes deux grandes catégories, suivant qu'ils sont maniés: - d'une seule main: serpe, volant, sape... - à deux mains: croissant, faux. - 41 3°. Dans le détail de leur morphologie, les outils dépendent enfin étroitement du matériau coupé ou récolté: - branches, tiges ligneuses: serpes - plantes aquatiques coupées dans l'eau: faucard - herbe: faux - légumineuses (pois, fèves, lentilles...): pea-, bean-hook - céréales: volant, sape, faux armée - chaume: chaumet, etc. C'est dans l'évolution d'ensemble de tout cet outillage que celle de la faux prend tout son sens. Il semble bien, en particulier, que les outils les plus efficients aient d'abord été utilisés pour les produits de plus faible valeur, pour n'être qu'ensuite, très progressivement, utilisés à la récolte de produits plus précieux. Cette trajectoire est par exemple celle des divers "crochets" à pois et à fèves en Angleterre (pea-, bean-hooks), qui deviennent au XVIIIe siècle l'équivalent de nos volants pour la récolte des céréales, sous le nom de bagging- ou fagging-hook (Collins 197). La sape de Belgique a sans doute commencé sa carrière de la même façon, à moins qu'elle n'ait servi d'abord à récolter le chaume après la moisson à la faucille: car il existe en Touraine et dans le Blésois des petites faux à chaume, chaumées ou chaumets (Sigaut 1975a: 31) qui lui ressemblent fort. Quant à la faux elle-même, on sait assez qu'elle n'a été utilisée pour l'avoine et l'orge qu'après l'herbe, et pour les céréales panifiables plus tard encore. Que devons-nous retenir, pour le propos qui est le nôtre ici, de l'histoire de tout cet outillage? Une lacune d'abord peut-être: jusqu'au XVIIIe ou au XIXe siècle, l'histoire des instruments maniés d'une seule main est à peu près complètement obscure. Or, il ne faut pas oublier que les outils de la famille des volants, des sapes, etc., ont joué un rôle économique considérable, et qui ne le cède en rien souvent à celui de la faux proprement dite. Notre ignorance à leur sujet est un handicap qu'il - 42 - ne faut pas sous-estimer. Tout ce qu'il est possible de dire, ou plutôt de supposer, c'est que les outils du type « volant » (lame courbe, manche court réduit à une poignée) dérivent probablement des serpes, alors que les outils du type "sape" (lame droite ou faiblement incurvée, manche long) dérivent des faux courtes qui apparaissent à l'époque de La Tène. C'est également de ces faux courtes que dériveront vraisemblablement les faux à deux mains. Les premières faux, découvertes au siècle dernier sur le site éponyme de La Tène, dans le lac de Neufchâtel, ont été publiées en 1923 par Vouga (Pl. XXIV et XXV). Elles sont de bien petite taille, lame de 30 à 35 cm, manche de 60 à 70 cm, ce qui les ferait ranger aujourd'hui dans la catégorie des "faux courtes". Mais nous ignorons évidemment si on les tenait à une ou à deux mains. Les conditions de leurs découvertes sont telles, en outre, que nous ignorons aussi leur date exacte: si des datations ont été faites depuis au C14, nous n'en avons pas connaissance. Avec des modifications diverses, les faux courtes se sont par la suite diffusées surtout vers l'Europe centrale et orientale, où elles ont au Moyen Age une importance considérable. Nous renvoyons sur ce sujet aux synthèses de Schmidt (1950) et Takács (1971) entre autres. Mais dès l'époque de La Tène finale, et surtout l'époque romaine, des lames de faux beaucoup plus longues apparaissent dans les fouilles. Certaines atteignent la longueur extraordinaire mesurée en ligne droite de 150 à 165 cm (ce qui représente, compte tenu de la courbure de la lame, une longueur réelle de plus de 2 ml). Ces lames très longues sont également épaisses et étroites; d'autres sont moins longues, moins fortement incurvées, plus larges et plus minces, et renforcées par des nervures. En fait, il faut déjà distinguer plusieurs types, que les auteurs des principales synthèses - 43 - sur le sujet se sont efforcés d'identifier (Zeitlinger 1944, Lühning 1951, Rees 1979). Il faut observer au passage que ces synthèses, sauf celle de Rees, sont anciennes, et géographiquement limitées; les découvertes elles-mêmes sont souvent encore plus anciennes, et il s'agit souvent aussi de redécouvertes, en ce sens que les objets dormaient oubliés dans les réserves de quelque musée d'où on les a tirés récemment (les faux de Great Chesterford par exemple: White 1973). En France, bien sûr, nous ne disposons d'aucune synthèse, bien que nos musées possèdent eux aussi quelques exemplaires de faux gallo-romaines. En bref, nous ne disposons d'aucun corpus complet et à jour des instruments de récolte tranchants de l'Age du fer (époques laténienne et romaine) en Europe, malgré la relative abondance des trouvailles. Il sera difficile d'aller plus loin dans l'analyse tant qu'il en restera ainsi. Pour l'instant, toutefois, il nous semble possible d'affirmer au moins sous bénéfice d'inventaire les points suivants: - les premières faux, courtes, planes, maniées peut-être d'une seule main, apparaissent à une date non précisée, mais qui pourrait être du début de La Tène, quelque part au Nord des Alpes (site de La Tène même, et site de Steinsburg, Thuringe: Zeitlinger 1944); - dès La Tène finale et plus encore à l'époque romaine, on assiste à l'apparition de lames d'une longueur semblable à celles d'aujourd'hui, certaines même extraordinairement longues; les types sont d'une diversité qui correspond peut-être à des fonctions différentes, mais qui en tous cas témoigne visiblement d'une évolution en cours; - les trouvailles répertoriées se situent toutes dans les Alpes autrichiennes, italiennes ou suisses, en Allemagne et en Angleterre, soit dans ce que nous avons appelé l'Europe centrale au début de ce rapport; Pour compléter ce tableau terriblement succinct, il faut dire seulement que la faux moderne, celle que nous connaissons aujourd'hui, n'est pas attestée avant le XIIe siècle (par exemple dans l'iconographie des cathédrales de Chartres ou de Paris: Zeitlinger, Lühning). Mais une partie de la Scandinavie, et surtout le monde - 44 - slave, développent leurs propres types de faux. La faux d'Europe orientale (russe gorbuša, finnois vikate), en particulier, est d'une remarquable originalité: on s'en sert en frappant alternativement vers la droite et vers la gauche (Vilkuna 1912). Elle s'est répandue, dès le Moyen Age semble-t-i1, dans toute la Sibérie non arctique. Il ne faut pas omettre de mentionner, enfin, une dernière région où se trouvent des formes originales de faux et des techniques originales de fauchage: le Caucase, et surtout l'Arménie (Bdoyan 19). d) Les acquis de l’Age technique du fer : une récapitulation Ainsi donc, lors de la chute de l'Empire romain d'Occident, l'Europe est en possession d'un ensemble impressionnant de techniques nouvelles. Quelques-unes de ces innovations viennent peut-être d'Asie (la faucille à céréales? certains éléments de l'attelage "moderne"?), mais la plupart d'entre elles sont certainement indigènes. A la même époque, seule la Chine, semble-t-i1, est en possession d'un capital technique équivalent. Mais vouloir systématiquement expliquer l'une par l'autre ces deux séries d'innovations est une entreprise dont les résultats jusqu'ici ne se sont pas avérés bien convaincants. L'Age technique du fer commence à partir du moment où le nouveau métal devient disponible à un prix assez bas et avec des qualités suffisantes (distinction fer/acier, trempe, corroyage...) pour rendre son emploi possible dans l'outillage. Son début se situe peut-être vers le VIIIe siècle en Grèce, un peu plus tard dans les autres pays méditerranéens (Etrurie, Espagne), et vers les VIe-Ve siècles en Europe centrale. Dans les pays méditerranéens, l'emploi du fer se traduit par - 45 - une série d'innovations, qui presque toutes aboutissent à accroître considérablement la productivité du travail humain: instruments tranchants de récolte (falces) et principalement la faucille à moissonner, instruments de travail du sol (houes), nouveaux modèles de moulins, de pressoirs, de broyeurs à olives; nouvelles machines d'exhaure aussi, noria, vis d'Archimède, utilisées au moins dans les mines et pour les besoins urbains. Nous avons proposé l'hypothèse que c'était cet accroissement considérable de la productivité du travail humain qui avait conduit au développement de l'esclavage productif, c'est-à-dire à l'utilisation d'esclaves à la production de biens marchands. Mais c'est aussi l'esclavage qui a rendu possible l'innovation, car dans les conditions de la société antique, c'était le seul moyen d'employer massivement des hommes à des tâches réservées auparavant aux femmes. Ce qui permettait de faire sortir les productions correspondantes du secteur domestique, familial, pour les intégrer au secteur marchand, assurant du même coup la domination économique de la société grecque, puis romaine, sur le monde barbare environnant. Tous ces facteurs, innovation, esclavage, substitution hommes-femmes, expansion du secteur marchand et domination économique se conditionnent, se renforcent mutuellement. C'est à ce mécanisme complexe que le monde antique, à notre sens, doit l'essentiel de son dynamisme. S'il a beaucoup innové dans l'utilisation de l'énergie humaine, le monde antique n'a par contre innové qu'assez modestement dans l'utilisation de l'énergie animale. C'est l'inverse en Europe centrale. Là au contraire, c'est dans le domaine de l'attelage et du véhicule, des instruments attelés de travail du sol, charrue et herse, qu'apparaissent les innovations majeures. Et si la faux est un outil à bras, c'est aussi un outil destiné à abaisser le coût - 46 - d'acquisition de l'énergie animale. Il y a bien sûr d'autres innovations dont nous ne pouvons pas parler ici, quoique leur importance ne soit sans doute guère moindre, la tonnellerie par exemple. Et à côté de ses inventions indigènes, l'Europe centrale va aussi adopter les innovations méditerranéennes, avec une vitesse surprenante parfois (le moulin rotatif à bras...). Mais ce qui s'y passe de plus spécifique certainement, c'est qu'un seuil y est franchi dès les premiers siècles de notre ère dans l'utilisation de l'énergie animale pour les transports civils et pour l'agriculture. Et dès cette époque, les principaux éléments techniques avec lesquels vont s'édifier les différents systèmes de culture jusqu'au XIXe siècle s'y trouvent présents. Le développement des agricultures européennes jusqu'au XIXe siècle. Il n'est pas habituel de considérer en bloc une période aussi Longue que les quinze siècles qui vont des Grandes Invasions à la Révolution Industrielle. Mais sur le plan de l'histoire des techniques, l'unité de cette période est indéniable. Non pas que l'innovation se ralentisse, bien au contraire peut-être, mais elle se situe à un autre niveau. L'Age technique du Fer avait ouvert de nouvelles possibilités, elles vont maintenant être explorées, exploitées, et surtout combinées en de nouveaux systèmes de production, de plus en plus étroitement adaptés à l'environnement physique et économique. Nous ignorons presque tout des systèmes de production réels de l'Antiquité. Dès le Moyen Age, c'est la question de l'assolement triennal qui est posée. On n'en a sans doute que trop parlé, à vrai dire, mais ce fait même a valeur d'indice. Après une période de transition dont nous savons moins encore que de l'Antiquité (Ve-Xe siècles), la première chose nouvelle qui apparaît aux yeux des historiens est un - 47 - assolement: c'est un signe qu'il ne faut pas sous-estimer. Au-delà donc d'une identification des nouvelles innovations, car il va bien sûr continuer à s'en produire, c'est une réflexion sur les nouveaux systèmes de culture qui va nous retenir le plus pour la période médiévale et moderne. Auparavant, toutefois, il faut peut-être évoquer un problème qui est aussi un paradoxe: celui de l'extraordinaire pauvreté du Haut Moyen Age, telle qu'elle ressort des éléments sur les rendements et l'outillage rassemblés par Duby en 1962. Disons-le tout net: après tous les témoignages que nous avons sur l'abondance en fer et en grains de l'Antiquité, la pauvreté du Haut Moyen Age a quelque chose d'invraisemblable. Et cela d'autant plus que les documents sont bien moins explicites sur ce point qu'il n'apparaît à première vue. D'autres interprétations sont possibles, parfois fort simples, qui heurtent moins le sens commun. La rareté de l'outillage en fer, par exemple. D'une quasi-absence d'outils aratoires en fer dans les inventaires de quelques grands domaines carolingiens, Duby (1962, 1: 77-78) croit pouvoir tirer la conclusion que "mis à part les instruments coupants pour scier l'herbe ou les blés, ou pour abattre les arbres, tout l'outillage agricole, et notamment les instruments de labour, étaient normalement fabriqués en bois." Mais pourquoi devrait-il y avoir des outils aratoires dans un domaine travaillé par corvées, c'est-à-dire par des ouvriers requis, selon toute vraisemblance, avec leurs outils? Il faudrait au moins explorer cette hypothèse alternative avant de conclure; or, il ne semble pas que cela ait été fait. Des documents cités par Duby, on tire l'impression que seul le fer à usage militaire était pris en compte. Ce qui n'a rien que de très normal dans une société dominée par une caste militaire. Mais faut-il en conclure pour autant que le fer "civil" n'existait pas? Le relatif silence des - 48 - sources n'est certainement pas plus une preuve sur ce point que sur les autres! Mais c'est peut-être sur la question des rendements céréaliers que les interprétations concluant à l'extrême pauvreté du Haut Moyen Age sont les plus discutables. Là encore, il faut être net: des rendements moyens ("année commune", comme on dira au XVIIIe siècle) de 1,5 ou 2 pour 1 sont invraisemblables. Aucune agriculture ne peut survivre sur la base d'un rapport aussi dérisoire, et il n'en est attesté aujourd'hui aucune, même dans les régions les plus primitives ou les plus arides du globe, qui produise aussi peu. Sauf si les céréales n'y sont qu'un à-côté, qu'un sous-produit accessoire. Il y a certes des années où les récoltes manquent, mais c'est de rendements moyens que nous parlons ici. Or, encore une fois, en face de cette invraisemblance apparente des textes, il y a d'autres explications possibles, plus raisonnables. La question des rendements et de leur mesure est en fait une des plus difficiles qui soient. Le rendement de la semence n'est qu'une des mesures possibles, et pas la meilleure; il dépend éminemment de la technique du semis. Des rendements à la semence faibles (disons de l'ordre de 4 à 6 pour 1) ne signifient pas nécessairement une faible productivité: ils peuvent signifier tout au contraire qu'on prodigue la semence pour épargner le travail, donc que celui-ci est cher, c'est-à-dire bien rémunéré. Car il est toujours possible d'épargner sur la semence, lorsque celle-ci est rare ou coûteuse: lorsqu'on sème grain par grain, en poquets, le produit atteint facilement plusieurs dizaines de fois la semence, plusieurs centaines de fois même parfois. Mais le semis lui-même demande alors bien davantage de travail que le semis à la volée, et surtout les nombreux sarclages et désherbages rendus nécessaires par l'espacement des - 49 - plants. On a souvent essayé d'économiser sur la semence, et c'est ce qui a fait le succès des millets et plus tard du maïs, céréales de pauvres car exigeant beaucoup de travail à bras pour une très faible densité de semis. La "nouvelle culture" de Jethro Tull et Duhamel du Monceau au XVIIIe siècle se ramenait à une économie de semences, par l'usage du semoir et de la houe à cheval: première tentative pour surmonter par la machine la contradiction densité de semis/densité de travail. Contradiction sinon insurmontable, comme l'explique parfaitement cette note publiée en 1806 dans un Rapport sur les travaux de la Société d'Agriculture et de Commerce de Caen (p. 18): "M. de Janville a récolté dans sa propriété d'Eterville un pied de froment qui a fourni 108 épis et 1560 grains. Ce produit extraordinaire nous a porté à essayer de planter le blé, d'après le procédé en usage dans le duché de Suffolk en Angleterre, et décrit par Larochefoucauld-Liancourt. Ce premier essai ne nous a pas réussi. Nous avons, d'ailleurs, observé que le plantage exigeait trop de bras et que la main d'œuvre était ici trop chère pour obtenir un grand succès: il nous a semblé que cette méthode, au lieu de nous conduire à la perfection de l'art, nous ferait remonter vers son origine." Des rendements faibles, donc, à condition qu'ils ne soient tout de même pas trop faibles, ne sont pas nécessairement l'indice d'une agriculture improductive. Ils peuvent tout aussi bien l'être d'un haut niveau des salaires ou de la rémunération du travail sous quelque forme que ce soit. Et cela nous amène à une seconde remarque sur les rendements des domaines carolingiens. Est-ce de rendements physiques qu'il est question dans les documents de cette époque? De toute évidence non: il n'est question, bien au contraire, que de ce qui reste au seigneur à la fin de chaque saison, c'est-à-dire de produits nets. Est-on en droit de supposer que ces produits nets étaient également des produits bruts, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas du tout de frais de culture? Poser la question, c'est y répondre. Le travail, même le travail des corvéables, même le travail des - 50 - esclaves, n'est jamais gratuit, sous aucune latitude. Il a toujours un prix, qui est au minimum celui de la nourriture du travailleur. Est-il vraisemblable que les corvéables, à l'époque carolingienne, aient dû travailler de façon entièrement gratuite, sans recevoir en échange aucune prestation en nature, pas même le repas de la journée? Est-ce vraisemblable surtout pour la moisson, travail urgent pour lequel on manque toujours de bras, ce qui permet régulièrement aux travailleurs, sinon de dicter leurs conditions, au moins d'en obtenir de bien meilleures que le reste de l'année? Au début du XIXe siècle, les moissonneurs à la tâche obtenaient couramment 1/7 à 1/12 de la récolte, et on n'a guère de raisons de penser que ce taux ait pu changer beaucoup dans les agricultures préindustrielles. Pourquoi la société carolingienne ferait-elle exception? On objectera peut-être que les dépendants carolingiens, libres ou non, étaient en principe rémunérés par l'attribution d'une petite exploitation, d'un manse, et que c'est en échange de ce droit qu'ils étaient tenus à travailler sur le domaine. Certes, mais la question est : étaient-ils tenus de travailler gratuitement, ou attendaient-ils en échange une compensation quelconque sous la forme au minimum d'un repas? C'est de la réponse à cette question que dépend toute notre interprétation des "rendements" carolingiens, et même postérieurs. Tant que nous n'en saurons pas davantage sur le fonctionnement des grands domaines de cette époque, sur les rapports sociaux qu'ils impliquaient, et sur les coutumes qui à n'en pas douter réglaient ces rapports, il sera illusoire de s'interroger sur des chiffres. Les textes en disent trop peu, beaucoup trop peu, pour nous autoriser à tirer des conclusions peut-être vraies (qui sait?) mais à coup sûr invraisemblables. Nous ne savons à peu près rien sur la période de transition du Ve au Xe siècle: n'ajoutons pas de faux problème à cette ignorance. S'il y a une leçon à tirer de ces remarques critiques, c'est en définitive que les sources historiques et archéologiques sont à elles seules incapables de nous fournir une problématique en matière d'histoire des techniques agricoles. Bon gré mal gré, il faut bien reconnaître que ce sont des modèles ethnographiques qui ont toujours fourni aux historiens les questions qu'ils ont posées à leurs sources, consciemment ou non. Et il n'y a pas besoin de longues réflexions pour voir combien cela est inévitable. Cela étant, la seule méthode à suivre, à notre avis, consiste à utiliser les données ethnographiques consciemment et explicitement puisqu'on ne peut pas ne pas les utiliser: c'est d'ailleurs à peu près ce qu'entendait Marc Bloch, lorsqu'il parlait de lire l'histoire à rebours. C'est ce que nous avons fait implicitement jusqu'ici, et c'est ce que nous allons continuer à faire de plus en plus régulièrement. Il était temps peut-être d'en avertir le lecteur. Nous allons maintenant nous interroger successivement sur les innovations techniques de la période 1000-1700, puis sur les effets possibles de ces innovations en matière de systèmes de culture et d'aménagements du terroir. Nous pourrons ensuite esquisser une conclusion sur les rapports de toute cette histoire avec le thème "Grand domaine et petite exploitation." a) Les nouveaux éléments techniques médiévaux et modernes. Nous sommes obligés de nous limiter ici à une simple énumération, voire à quelques exemples. Le seul travail d'ensemble sur le sujet reste celui de Parain (1979), écrit pour l’essentiel à la fin des années 1930 ! Rien d'aussi solide, complet et pertinent n'a été publié depuis, pas même par L. White (1962, 1972). Et à notre sens, rien ne pourra plus l'être, tant qu'on ne se déterminera pas à entreprendre le travail en équipe: l'entreprise dépasse maintenant les forces d'un seul chercheur. - 52 - C'est dire combien ce qui va suivre sera incomplet. Nous proposons, non pas un bilan des connaissances actuelles, mais simplement un rappel de quelques problèmes essentiels ou méconnus jusqu'à présent. aa. Les plantes cultivées. C'est sur ce sujet que nous en savons le plus peut-être. Mais bien des questions demeurent. Et pour la France, les données archéologiques sont terriblement déficientes. La chronologie de la diffusion du seigle et de l'avoine reste un problème essentiel. Ces deux céréales ont permis, soit l'extension de la céréaliculture aux régions de sols acides (les "massifs anciens" des géographes) où le blé et l'orge réussissent mal, soit l'abandon du marnage, qui semble avoir disparu entre l'époque gallo-romaine et le XVIIe siècle dans la plupart des régions de France. Par ailleurs, au seigle et surtout à l'avoine paraissent associées des techniques culturales nouvelles (voir plus haut). On peut se demander si une grande partie des bouleversements et des paradoxes des "siècles obscurs" du Haut Moyen Age ne sont pas à imputer à la diffusion de ces deux plantes. D'autres problèmes restent ouverts, par exemple celui de certaines plantes textiles (chanvre, mais aussi tilleul, ortie...) et oléagineuses (noyer, hêtre, colza, pavot- œillette...). On a beaucoup parlé de certaines plantes fourragères, mais il en est une qui joue en Bretagne un rôle de tout premier plan, c'est l'ajonc (Ulex europaeus L.): nous n'en savons pratiquement rien. ab. Le métal et l’outillage Les différences de ressources métallurgiques, qualitatives et quantitatives, vont marquer les différents systèmes de culture régionaux jusqu'au XIXe siècle. Deux exemples caractéristiques: celui des socs de charrue, et celui des faux. En 1826, le général Demarçay, retiré dans ses terres du Poitou qu'il tente, comme beaucoup d'autres propriétaires de son époque, de cultiver à la nouvelle mode, écrit ceci: "On peut faire venir des charrues bien faites de la Belgique, de Roville, de la Flandre, de Genève; mais ces instruments s'usent, on ne peut les renouveler en les tirant d'aussi loin. Un soc a besoin d'être acéré; quelquefois, après quelques jours de travail, il faut le réparer. Hé bien, faire un soc de charrue, surtout pour la charrue belge, est en ce moment un travail au dessus de la capacité de presque tous nos forgerons ! L'acérer est également au dessus de leur talent. On a vu un agriculteur de ce département, qui, a force de recherches, était parvenu à trouver un forgeron plus habile que ses confrères, lui payer 12 F, et même jusqu'à 18 F pour une acérure, opération qui se paie quarante sous en Belgique, et qui ne vaudrait guère que 3 à 4 F s'il y avait concurrence et habitude." Habitués en effet aux socs coniques ou prismatiques du pays, travaillant par la pointe, les forgerons poitevins étaient apparemment incapables de fabriquer et de réparer à un coût acceptable les socs plats et tranchants de la charrue belge. Pourquoi? C'est aux historiens de la métallurgie de nous le dire. Quant à la question des faux, si elle a été davantage étudiée, bien des points restent à établir. Entre autres: - la chronologie de l'utilisation de la faux à la récolte des céréales: XVe siècle au moins pour l'avoine en Normandie (Delisle 1851: 308); - 53 - XVIe siècle pour les autres grains en Flandre, XVIIe siècle dans quelques régions d'Angleterre, etc. - la géographie de la production des faux sur le plan européen; nous sommes bien renseignés sur l'Autriche grâce à des travaux comme ceux de Fischer (1966, 1911) et de Zeitlinger (1944); nous le sommes beaucoup moins sur l'Allemagne (Pays de Berg), la Suède et l'Angleterre; et surtout, il n'existe aucune étude comparative de ces différents centres de production, qui permette de faire apparaître ce qui les caractérise chacun sur le plan technique notamment , leur part du marché et son évolution, etc.; car la production des faux a toujours été destinée à des marchés plus ou moins lointains: dès le XVe siècle, on trouve dans notre extrême Sud-Ouest (Gers) des faux dites "d'Allemagne" (Loubès, comm. pers.); y a-t-il d'autres exemples? Restent les aspects quantitatifs. Je ne reviens pas sur les données citées par Bairoch (1914: 85-89). J'y ajouterai seulement les chiffres suivants, rassemblés par l'agronome Barral en 1811, et relatifs à la consommation de fer par l'agriculture, comptée par hectare et par an: Sologne: "pas plus de 1 kg"; - Centre de la France: "moyenne de 2 kg"; - Beauce: 5 kg; - Flandre française : 7 ou 8 kg ; - "terrains argilo-calcaires du Midi" (d'après de Gasparin): 3 kg; - Champagne (calcul fait pour une expl. de 25 ha): 5,6 kg; - ferme de Conchompré (Nord, 16 km de Lille, comporte un four à chaux, et transport de 400 voitures de boues depuis Lille): 7 kg; - ferme impériale de Grignon: 11,8 kg; - ferme de M. Dailly à Trappes (Seine-et-Oise) : 20,66 kg. Je donne ces chiffres en vrac, sans vérifications et sans commentaires. Il suffisent à montrer qu'il y a là un immense programme de travail. ac. Attelages et transports. Comme dans le cas de l'outillage métallique, l'attelage et le véhicule déterminent entre les diverses régions d'Europe jusqu'au XIXe siècle des différences fondamentales, que nous commençons seulement à discerner. Quelques exemples: - en Aberdeenshire jusqu'à l'époque de l'''improvement'' (fin XVIIIe) et en Bretagne jusque vers 1830, absence quasi-totale de véhicules ruraux; tous les transports s'y font à dos d'animal; quelle est la géographie de cette absence de véhicules, qui intéresse aussi une grande partie des pays méditerranéens? - la présence de véhicules n'implique pas nécessairement celle de véhicules lourds, nécessaires au transport des engrais; dans la région de Toula en 1869 (Russie), le voyageur-agronome L. de Fontenay observe: "On est si peu organisé pour les charrois un peu considérables que rien n'est plus cher que le transport de ce fumier. Pour le porter à un ou deux kilomètres, on ne paie pas moins de 60 F/ha... " (Alors que la totalité des frais de culture des céréales ne se monte par ailleurs qu'à 25à 30 F/ha !) - la charge utile des véhicules dépend bien sûr de leur structure, et notamment du matériau de l'essieu, fer ou bois: c'est un point sur lequel nous ne savons pratiquement rien; une seule information à titre d'exemple: d'après Plot (1611: 105), les fermiers de l'Oxfordshire n'utilisaient que des charrettes (carts) à essieux en bois, sauf dans la région de Banbury où ils étaient en fer; combien de temps faudra-t-il pour accumuler les centaines de notations semblables qui nous permettront - 54 - de commencer à y voir clair? Le problématique des transports, telle que nous l'avions reçue de Lefebvre des Noëttes, revue et corrigée par Lynn White, péchait sur de nombreux points d'ordre technique. C'est maintenant des travaux de Spruytte (1977) qu'il faut partir. En ce qui concerne la question plus précise du cheval de labour, j'ai proposé ailleurs l'hypothèse suivante (Sigaut 1982): - la situation initiale en Europe était d'avoir deux sortes d'animaux de travail: des bœufs pour tirer l'araire ou la charrue, et des chevaux pour les transports par bât ou par véhicule, lorsqu'il y en avait; - avec le hersage des semis, qui exige plus de vitesse que de puissance, un nouvel emploi pour le cheval est apparu dans les travaux agricoles; - lorsqu'au hersage sont venus s'ajouter des transports sur chemins carrossables de plus en plus importants dans le système de culture, la part de travail réservée aux chevaux s'est progressivement accrue au détriment de celle réservée aux bœufs, jusqu'à ce que ces derniers ne soient plus employés qu'aux seuls labours; - il devenait alors avantageux de supprimer entièrement les bœufs, pour des raisons évidentes d'économie. Entre Seine et Rhin, le processus est bien amorcé dès le Haut Moyen Age (XIIe siècle?). Mais dans de nombreuses régions de l'Ecosse au Centre et à l'Ouest de la France, on y assiste encore en plein XIXe siècle. ad. L’énergie, les moulins Comme dans le cas des plantes cultivées, des décennies de recherches érudites ont permis d'accumuler sur ce sujet une formidable documentation. Malgré tout, des lacunes tout aussi formidables subsistent, par exemple sur les engrenages (malgré Gleisberg 1970) et surtout peut-être sur les techniques de mouture proprement dites. C'est ainsi que Prechtl (1840) affirme que le blutage n'est pas associé à la mouture proprement dite avant le XVIe siècle: chacun, auparavant, blutait chez soi. On voit immédiatement quelles conséquences immenses a eu ce qu'on ne peut même pas vraiment qualifier d'innovation technique: la mouture économique, et tous les systèmes plus ou moins compliqués de mouture en plusieurs passages qui lui ont succédé, procèdent directement de cette association nouvelle blutage-mouture. Mais où trouver aujourd'hui confirmation de cette afftrmation de Prechtl? Certains problèmes sont restés étrangement inaperçus. Dans l'Antiquité, tous les exemples de moulins à eau connus sont liés, soit à un réseau d'aqueducs urbains, soit à d'autres ouvrages d'art (ponts). La grande innovation médiévale, c'est d'avoir mis les moulins à la campagne. Cela n'impliquait-il pas des techniques nouvelles en matière d'hydraulique? Il est tentant de faire le rapprochement avec une autre innovation médiévale: les étangs à carpes. Or, autant les érudits se sont passionnés pour les détails les plus obscurs de la chronologie des moulins, autant ils ont ignoré la question des étangs à poissons. Depuis Marc Bloch, le problème du "non-développement" du moulin à eau en Europe entre l'Antiquité et le Xe siècle est resté sans solution: peut-être s'en serait-on davantage rapproché si on avait pensé aussi aux étangs, qui procèdent des mêmes techniques de contrôle de l'eau que les moulins ruraux. ae. Les aménagements fonciers La question des étangs à poissons nous amène directement à celle de - 55. - tous les aménagements à caractère rural, par lesquels le Moyen Age se distingue radicalement de l'Antiquité. Des digues de Hollande aux canaux d'arrosage du Piémont et de Provence en passant par les levées de la Loire, avec partout un nouveau semis d'étangs et de moulins, le Haut Moyen Age (XIe-XIIIe siècles) témoigne d'une énergie à remuer la terre qui laisse loin derrière elle tout ce qu'on connaît de l'Antiquité. Ajoutons-y l'énorme travail que représente le bocage proprement dit, avec ses haies sur talus et fossés, ainsi peut-être que les terrasses et murs d'épierrement des montagnes méridionales (dont on ne trouve pas mention dans l'Antiquité), voire - pourquoi pas? - les mottes féodales, et nous sommes bien obligés de reconnaître qu'il y a des conditions nouvelles derrière tout cela. Des conditions démographiques? Sans doute. Des conditions sociales, paroisses, féodalité? Assurément. Mais il serait bien étonnant qu'il n'y ait pas aussi des conditions techniques. Les mêmes sans doute qu'en matière de fertilisation. af. Les engrais et la fumure Besoins et ressources en engrais sont probablement le facteur le plus déterminant dans la structuration des systèmes de culture. Mais c'est aussi le point sur lequel il est le plus difficile de trouver des informations. Les ressources en engrais dépendent essentiellement des moyens de transport. D'où l'avantage précoce des Pays-Bas et des pays desservis par un réseau serré de routes et de voies d'eau. Quant aux besoins, ils dépendent avant tout du climat et des sols. Ils sont à peu près nuls dans les grandes plaines sèches du Sud-Est de l'Europe: des voyageurs observent avec quelque surprise qu'en Hongrie, en Ukraine, on jette les fumiers au fleuve ou on les entasse çà et là. Ils sont faibles dans les plaines modérément arrosées, comme la Région parisienne (600 mm par an). Ils sont élevés au contraire dans les régions pluvieuses, surtout lorsque les sols y sont perméables et acides, ce qui est le cas de la majeure partie du Massif armoricain, du Massif central, etc. On observera dans ces régions, au XVIIIe siècle et surtout au XIXe, une recherche véritablement frénétique de l'engrais. Engrais marin sur les côtes. Récolte de la litière des forêts et des landes (soutrage). Importation de cendres et charrées, parfois de fort loin. Dans les années 1820, Nantes devient le grand port d'importation du noir animal (résidu des raffineries de sucre) pour le bocage breton: il en vient de tous les grands ports d'Europe (jusque Saint Pétersbourg et Stockholm), au total près de 12 000 t en 1828, 11 000 t en 1840. Vingt ans avant le guano, le noir animal aura été le premier engrais concentré et commercial dans le monde. Mais c'est finalement toujours les moyens de transports qui règlent le niveau auquel s'établit l'équilibre besoins-ressources en engrais, et par suite la structure même du terroir. Dans les sociétés sans véhicules, et sans véhicules lourds, le territoire régulièrement fertilisé est nécessairement exigu, et le rapport de surfaces du cultivé à l'inculte est nécessairement faible: c'est dans ces sociétés, si les besoins sont élevés, qu'on trouve les systèmes d'infield-outfield et de cultures temporaires (essartage, écobuage). C'est pourquoi il est permis de douter que les sociétés pré-médiévales aient jamais fait un grand usage de l'engrais, malgré les recommandations des agronomes. A partir des XIe-XIIe siècles, et surtout peut-être du XVIe, l'Europe - 56 - que nous avons appelée "centrale" va s'équiper en moyens de transport de plus en plus efficients, de plus en plus lourds, alors que les régions périphériques vont en rester à l'animal de bât ou à des véhicules lents et de capacité relativement faible (traction bovine). D'où l'écart croissant entre les deux. C'est du moins ce qu'il est permis d'imaginer sur la base des données récentes. Mais comment valider cette hypothèse, avec quelles données historiques concrètes? Ag. La préparation du champ et le semis. On a vu qu'à la fin de l'Age technique du fer, deux systèmes de préparation du champ se partagent l'Europe non méditerranéenne: - la jachère, technique d'origine méditerranéenne, liée aux céréales d'hiver (et en Europe du Nord, au froment); elle n'atteint l'Ecosse qu'au XVIIIe siècle (Sigaut 1975); - le labour unique de printemps (mars-avril), suivi par un semis immédiat avec enfouissement des semences à la herse; c'est une technique liée à l'avoine, d'origine septentrionale, et qui implique en outre que le labour soit tranché, c'est-à-dire exécuté à la charrue. A ces deux systèmes s'en ajoute sans doute un troisième, lié à l'orge de printemps: deux ou trois labours, en hiver et au printemps, avec semis un peu plus tard que celui des avoines. Dans plusieurs régions, les labours de l'orge, comme ceux des blés d'hiver et contrairement à celui de l'avoine, portent un nom: versailles et entre-hiver à l'ouest de Paris, et falgen ou felgen dans diverses régions d'Allemagne. Nous avons proposé l'hypothèse que le terme fallow désignait cette espèce de "jachère d'orge" à l'origine, et qu'il n'en est venu à désigner la jachère d'été proprement dite que lorsque les Anglo-saxons firent connaissance de celle-ci, après leur conquête de la Grande-Bretagne (Sigaut 1977: 162). Ce dont nous manquons le plus pour vérifier la validité de ces schémas, c'est de données sur l'exécution de tous ces différents labours, et en particulier sur leur géométrie (largeur et épaisseur des tranches de terre, angle de retournement, recouvrement des tranches contiguës les unes par les autres, etc.). Les données de ce genre sont rarissimes, et n'apparaissent même qu'au XIXe siècle. Or, toute notre compréhension des systèmes de culture en dépend. Même remarque à propos de la technique du semis. Nous ne sommes bien informés à son sujet qu'à partir du XIXe siècle. A une question aussi élémentaire que: semait-on de la seule main droite, ou des deux mains alternativement? nous sommes presque toujours incapables de répondre. ah. La récolte et le stockage Techniques de récolte, de battage et de stockage sont étroitement liées. Par exemple, on ne stocke en silos souterrains que du grain en vrac, donc battu et vanné. Ce qui implique, soit un battage immédiat après la moisson (silos paysans), soit que le grain stocké soit déjà entré dans un circuit commercial (silos urbains et portuaires). Si par contre on bat progressivement, au fur et à mesure des besoins, le grain est conservé en gerbes, donc occupe un volume bien plus considérable. Je renvoie pour toutes ces questions aux publications du groupe de travail sur la conservation des grains (Sigaut 1978; Gast et Sigaut 1979, 1981 et à paraître). Qu'en peut-on déduire pour l'époque qui nous intéresse? Dans les régions méditerranéennes, le système récolte-stockage n'a apparemment pas changé depuis l'Antiquité. Quelle que soit la façon dont la moisson est faite, les grains sont battus immédiatement (ou plus exactement dépiqués à l'aide d'animaux attelés ou non à un tri - 57 - bulum, à un p1austellum, à un rouleau, etc.). Les grains en vrac sont conservés, soit en silos souterrains, soit dans des contenants divers (sacs, jarres, couffins, caisses, etc.), eux-mêmes entreposés soit dans un grenier collectif (les ksour et agadir d'Afrique du Nord), soit dans la cour de la maison ou dans la maison elle-même. En Europe avant la faucille, il est vraisemblable qu'on ne récoltait que les épis, et que ceux-ci étaient stockés dans des greniers surélevés sur pilotis. L'association stockage en épis-greniers surélevés est rendue probable par 1es considérations suivantes : - le stockage en épis n'exige qu'un volume relativement faible, (beaucoup plus faible évidemment que le stockage en gerbes, qui sauf rares exceptions est incompatible avec des greniers surélevés), - les épis, contrairement au grain en vrac, n'exercent pas une forte pression sur les parois, qui compromettrait la solidité des greniers surélevés, - certains greniers surélevés actuels (Galice, Asturies, Nord du Portugal) sont exp1icitement associés à un stockage en épis. Bien entendu, il y a bien d'autres régions en Europe (Valais Suisse, Norvège, Roumanie...) où des greniers surélevés servent à stocker des gerbes. Cela n'infirme pas notre propos cependant, dans la mesure où il s'agit soit de régions de montagne, soit de régions au climat spécialement froid et pluvieux. Il nous semble qu'avec la diffusion de la faucille vers l'Europe du Nord, donc de la moisson en gerbes, les anciens greniers sur pilotis de l'Age du Fer sont rapidement devenus trop exigus au regard des nouveaux volumes à stocker. Dans la mesure où un battage immédiat n'était pas possible ou pas souhaitable, il n'y avait pas d'autre choix que de concevoir un nouveau type de bâtiment, beaucoup plus grand: la grange. Or, on voit apparaître en Beauce à l'époque gallo-romaine de nombreux bâtiments à trois travées· (Ferdière). S'agit-il des premières granges? De toutes façons, bien sûr, le développement du système gerbes-grange-battage différé est médiéval. Mais encore une fois, il n'est pas inintéressant de constater que certains éléments de ce système, à savoir la faucille, la grange tripartie elle-même (deux vo1umes de stockage séparés par un espace médian pour la circulation et le battage) et le fléau, sont pré-médiévaux. La plus ancienne mention du fléau se trouve, on le sait, dans Saint Jérôme au IVe siècle (Parain 1979: 92). Comme les noms de la faucille et du chaume, celui du fléau est d'origine latine en anglais, en allemand et en néerlandais (flai1, Flegel, vlegel). Si toutefois la faucille et le fléau se sont diffusés à toute l'Europe, il n'en est pas de même de la grange et de son corollaire, le battage différé. Dans tout l'Ouest de la France, Bretagne comprise, on battait au fléau, mais en plein air, et immédiatement après la moisson. Il n'existe évidemment pas de granges au sens strict du terme dans toutes ces régions. Notre schéma laisse toutefois de côté plusieurs problèmes non résolus. En Gaule du Nord et en Bretagne, l'Age du Fer a donné une quantité extraordinaire de silos souterrains. Que faut-il en conclure? Qu'on dépiquait alors immédiatement après la moisson, avec des animaux – mais comment le prouver, archéologiquement parlant? Ou bien que ce grain était ainsi stocké en attendant que les prix soient assez hauts pour qu'il devienne avantageux de le vendre – mais est-ce vraisemblable à cette époque? Il nous faudrait au moins avoir une meilleure idée de la répartition géographique des silos et des greniers sur pilotis à l'Age du Fer pour pouvoir aller plus loin. - 58 - Quoi qu'il en soit, ce qu'il nous faut retenir ici est que le système gerbes-grange-battage différé, dont les éléments apparaissent dès l’époque romaine, est en place en tant que système dès le Haut Moyen Age (XIIe siècle?) dans la plupart des régions de notre Europe "centrale", dont il ne dépassera que peu les limites lors de sa progression ultérieure. Il subsistera ensuite sans changements essentiels jusqu'en plein XXe siècle, où il sera abruptement remplacé en moins de trente ans par la chaîne du vrac (moissonneuse-batteuse, transport et stockage du grain exclusivement en vrac). La faux, la moissonneuse-lieuse, et même dans une certaine mesure la batteuse à poste fixe n'auront pas modifié la structure profonde du système. Elles auront simplement accru les volumes de stockage nécessaires, au point d'imposer dans quelques régions le développement du stockage en plein air. Mais cet épisode n'aura pas été bien long: le stockage en plein air ne semble pas attesté avant la fin du XVIIIe siècle au plus tôt en Angleterre, et il a complètement disparu depuis 1960. ai. Les formes de consommation des céréales. Ce sujet est encore de ceux sur lesquels on sait beaucoup de choses, mais sur lesquels on en ignore peut-être davantage, faute comme toujours des études comparatives et de synthèse qui seules permettent de poser les bonnes questions. En France surtout, et en Angleterre dans une moindre mesure peut-être, l'évolution est claire: elle aboutit à un quasi-monopole du pain. Toutes les autres formes de consommation (bouillies, galettes) se voient peu à peu cantonnées dans un rôle secondaire, celui d'aliments des pauvres, des paysans, parfois des enfants ou des malades, ou encore d'aliments cérémoniels. Il faut attendre l'époque industrielle pour voir apparaître des formes de consommation nouvelles, les pâtes alimentaires en France au XIXe siècle, en provenance d'Italie, et les breakfast cereals dans le monde anglo-saxon au XXe, sur l'histoire desquels nous manquons de tout renseignement. Il en va autrement en Italie et dans le Sud du monde germanique. Dans ces pays, et principalement dans l'ancienne Autriche-Hongrie, on assiste au contraire à une diversification précoce des formes de consommation des céréales. En Italie, ce sont bien sûr les pâtes de blé dur. Mais en Autriche, c'est au XVIe siècle les Knödel, qui sont aujourd'hui encore un mets de consommation courante en Tchécoslovaquie et en Allemagne du Sud en dehors de l'Autriche proprement dite, ainsi qu'une foule d'autres produits dont les Nudeln, terme qui s'applique du reste à nombre de préparations différentes. Nous connaissons toutes ces formes de consommation par l'ethnographie, et notamment les passionnants travaux de Gamerith (1975, 1980). Leur chronologie, faute d'une attention suffisante des historiens, reste largement conjecturale. En particulier, les innovations ont-elles réellement lieu au XVIe siècle, ou est-ce une apparence due à l'amélioration des sources? Ce qui est probable par contre, c'est que ce n'est pas un hasard si c'est en Autriche, le plus important melting pot d'Europe, que tout cela se passe. L'Autriche conservera d'ailleurs assez longtemps l'initiative dans ce domaine, avec au XVIIIe siècle les célèbres pâtisseries viennoises, puis, au XIXe, les premiers moulins à cylindres (en Hongrie). aj. Essai de bilan chronologique et géographique Tout ce qui précède est déjà résumé de la façon la plus drastique. Pour nous résumer plus encore, s'il est possible, voici la liste des principaux éléments techniques que nous avons pu identifier, et sur - 59 - lesquels reposent les agricultures les plus avancées de l'Europe médiévale et moderne: - de nouvelles céréales, seigle et avoine, à côté des anciennes, froment et orge; - des véhicules lourds pour les transports ruraux (récoltes, engrais); - l'attelage du cheval, non seulement aux véhicules ruraux, mais surtout à la herse et à la charrue; - des charrues à soc plat et tranchant; l'emploi de la herse pour enterrer les semis d'au moins certaines céréales (l'avoine); l'emploi également d'un outillage diversifié de travail du sol (ploutroir, rouleau); - l'emploi de la faux pour les foins, et aussi pour certaines céréales (presque toujours l'avoine, parfois l'orge); - l'existence de granges pour stocker les grains non battus, et pour les battre par petites quantités au cours de l'hiver, au fléau; - lorsque l'environnement le comporte, grands aménagements fonciers (digues, polders, étangs, canaux, fossés et talus de clôture avec haies vives, etc.). Cette liste est naturellement incomplète. Il faudrait y ajouter, par exemple, tout ce qui concerne la technique des labours, dont les détails sont trop mal connus pour trouver place ici. Et aussi de nombreux éléments relatifs aux moulins et à la mouture, aux plantes textiles et à leur préparation, etc. Tout insuffisante qu'elle est cependant, cette liste nous permet de tirer deux conclusions. La première est négative: il n'y a pas de rapports évidents entre la chronologie de toutes ces innovations et la chronologie générale de la période. Les grandes coupures de l'histoire sociale ou politique ne signifient pas grand-chose de spécial pour l'historien des techniques agricoles. Et cela ne doit pas nous étonner: en agriculture plus qu'ailleurs peut-être, l'innovation isolée est dépourvue de sens. Elle n'en prend, plus ou moins, que dans la mesure où elle aboutit à la transformation des systèmes de production dans lesquels elle entre. Ce qui demande toujours des délais plus ou moins longs. Ce qui, surtout, demande souvent le concours de plusieurs innovations différentes. Et c'est pour cette seconde raison que la corrélation qui nous échappe sur le plan chronologique, nous apparaît beaucoup plus clairement sur le plan géographique. A la fin de l'époque que nous considérons, c'est-à-dire vers 1800, la plupart des innovations de notre liste se retrouvent ensemble dans la plupart des régions qui constituent l'Europe « centrale ». Elles ne se retrouvent au contraire qu'isolément dans la plupart des régions qui constituent l'Europe "périphérique". Il ne faut bien sûr pas pousser trop loin cette opposition centre-périphérie, qui résulte d'un simple comptage, combien arbitraire et incomplet, de quelques techniques nouvelles. D'abord parce que nous n'avons pas le droit, en bonne méthode, d'en tirer des conclusions sur d'autres plans que sur celui de l'histoire des techniques. Ensuite et surtout parce que c'est en termes de systèmes qu'il faut raisonner pour aller plus loin. C'est ce que nous allons tenter de faire maintenant. - 60 - b) Les systèmes de culture médiévaux et modernes On a peut-être trop parlé de l'assolement triennal. On a surtout mal compris son intérêt économique. Mais une chose est sûre: rien de comparable n'existait dans l'Antiquité. Que les agronomes romains aient discuté de diverses successions possibles de cultures (White 1970: 121 ss.) est une chose. Qu'ils aient eu l'idée d'un véritable assolement en est une autre, qui nous semble complètement anachronique. La notion d'assolement est complexe et abstraite, elle ne fit du reste son apparition qu'au XVIIIe siècle, des siècles donc après que l'assolement triennal fût entré dans les faits : dans ce cas comme dans tant d'autres, l'action a précédé l'idée. Mais qu'est-ce qui caractérise l'assolement triennal, en quoi consiste exactement son avantage sur d'autres systèmes? C'est à un agronome du XIXe siècle, Lullin de Châteauvieux, que nous allons le demander: "Les terres arables de cette région étaient soumises jadis à l'assolement triennal dans toute son intégrité, c'est-à-dire au moins productif de tous puisque en estimant l'avoine à une demi-récolte de blé, il n'obtenait de la terre qu'une récolte et demie en trois ans; ou si l'on veut une demi-récolte par année. (...) Trois puissants chevaux de collier formaient l'attelage d'une charrue et pouvaient suffire à la culture de soixante hectares. (...) L'ordre des travaux était réglé sur ce système. Les attelages labouraient sans relâche hormis le temps des récoltes. On peut juger, d'après ces séries d'opérations, qu'il n'y en avait pas de simultanées, en sorte qu'il suffisait à l'exploitation d'avoir un train de charrues monté d'après sa superficie... Ainsi,… il faut convenir que nul ne pouvait produire des céréales à un revient moins élevé." Contrairement à ce qu'on lit encore un peu partout, donc, ce n'est pas sur le plan du rendement du sol, c'est-à-dire du produit brut, que se situe la supériorité de l'assolement triennal. Mais exclusivement sur celui du produit net, de la productivité du capital et du travail. Et cette supériorité se réalise au moyen d'une répartition des cultures dans l'espace qui correspond à une optimisation de la répartition des travaux dans le temps. Voilà ce qui fait l'essence - 61 - de l'assolement triennal, et de tous les assolements plus complexes qui lui succéderont au XIXe siècle. Et voilà pourquoi l'assolement biennal n'en est pas un: toute idée de programmation en est absente. Quant aux aspects agronomiques proprement dits, ils ont leur importance comme contraintes, comme limites de ce qu'il est possible de faire. Mais ils ne sont nullement déterminants. On peut parfaitement cultiver deux blés de suite, ou deux betteraves, et il y en a de nombreux exemples: si ce procédé ne s'est pas généralisé, c'est parce qu'il dérange l'organisation du travail. L’« assolement » biennal, du reste, n'est qu'une monoculture de blé: s'il dure deux ans, c'est simplement parce que la culture du blé, avec les labours préparatoires qu'elle implique, occupe le terrain durant quinze à dix-sept mois. Au début du XIXe siècle, le botaniste De Candolle, envoyé en mission agricole dans les départements, avait remarqué en parcourant la Provence que les cultures, souvent pérennes, y étaient combinées dans l'espace, alors que dans le Nord elles l'étaient dans le temps (1809: 2-2). Il nous semble que cette remarque nous donne la logique profonde de l'opposition Nord-Midi en ce qui concerne l'évolution de leurs systèmes de culture respectifs. D'une certaine façon, l'assolement triennal va permettre l'apparition d'une agriculture à plein temps, c'est-à-dire dans laquelle certains travailleurs au moins (les charretiers) sont employés à plein temps à peu près toute l'année. C'est en cela que réside, à notre sens, son originalité profonde. Et une conséquence logique en découle immédiatement. Ces travailleurs à plein temps n'ont plus le temps, donc, de construire eux-mêmes leurs maisons, de fabriquer leurs meubles, etc. Ils représentent une étape de plus dans la voie vers une économie d'échanges et de marché. Il va de soi que le battage différé en hiver, par opposition - 62 - au battage ou au dépiquage immédiats dans le mois qui suit la moisson, a la même signification. Ce que nous avons appelé "système gerbes-grange" n'est sûrement pas moins important que l'assolement triennal lui-même dans cette progression générale vers une agriculture à plein temps, professionnelle, qui selon nous caractérise le Moyen Age et l'Epoque moderne. Il resterait à cartographier les deux systèmes pour vérifier s'ils sont généralement associés l'un à l'autre, ou s'ils sont indépendants. Tout cela se situe d'ailleurs dans le droit fil de ce que nous avons déjà vu avec l'esclavage antique et la mouture. Car s'il s'agit à chaque fois d'étapes différentes, elles semblent bien toutes se situer dans une même évolution: celle qui conduit les économies d'une structure familiale à une structure marchande, au moyen de divers bouleversements des rapports sociaux. Dans les économies familiales, l'essentiel des échanges se fait dans le cadre du système de parenté, et notamment entre les sexes; c'est pourquoi il est si difficile de changer la division du travail entre les sexes, et c'est pourquoi tout changement dans ce domaine est extrêmement important. Dans le cas de la moisson à la faucille, les données sont contradictoires, mais cette contradiction même est sans doute significative: devenue travail d'hommes dans tous les pays méditerranéens à une époque que nous ignorons, la moisson à la faucille est restée travail de femmes dans tout le monde germanique et slave jusqu'au XIXe siècle (pour la France et la Grande-Bretagne, la situation est plus complexe). Le battage, lui, est devenu masculin dans le système gerbes-grange. Etait-il féminin auparavant, lorsqu'on battait des épis et non des gerbes? Nous l'ignorons, mais les données ethnographiques récentes nous donnent à penser que c'est possible. Dans cette hypothèse, le battage en grange au fléau serait bien quelque chose - 63 - d'aussi essentiel que l'assolement triennal lui-même dans l'évolution vers une agriculture professionnelle. Mais parler d'assolement triennal, ou de système gerbes-grange-battage d'hiver, ce n'est pas encore parler de systèmes de culture. Car on ne peut ramener ceux-ci à des aspects aussi partiels. Un système de culture, c'est la façon spécifique, originale, dont tous les facteurs de production sont combinés, en un lieu et à une époque donnés. En toute rigueur, on pourrait même soutenir que le système de culture ne peut se définir qu'au niveau de la plus petite unité économique existante de façon autonome: l'exploitation individuelle aujourd'hui, la communauté villageoise autrefois. A ce compte, il y aurait plusieurs dizaines de milliers de systèmes de culture différents dans la France du XVIIIe siècle! Sans aller jusque-là, il paraît cependant difficile, sans vider cette notion de tout son sens, de parler de système de culture à un niveau supérieur à celui du "pays" ou de la "petite région", unités de l'ordre de quelques milliers de kilomètres carrés. L'INSEE compte aujourd'hui quelque 200 "régions agricoles" sur le territoire de la France. Peut-être faut-il en compter moins pour la France du XVIIe ou du XIIIe siècle. Il reste tout de même que du Boulonnais au Roussillon, de l'Aunis aux Bauges, le nombre de systèmes de culture dans la France d'autrefois n'a jamais dû être bien inférieur à la centaine. C'est tout le problème. Tant que nous n'aurons pas trouvé les méthodes, les concepts, les moyens scientifiques de toute nature nous permettant d'appréhender cette diversité sans la réduire, toutes nos généralisations resteront caduques. Nous ne pourrons que continuer à jouer avec des cas particuliers dont nous ignorons la représentativité. Jusqu'ici, nous avons essayé de résumer l'état de nos connaissances et, ce qui n'est pas moins important, de nos ignorances - sur les - 64 - éléments techniques des systèmes de culture. Ces éléments sont absolument déterminants, non pas comme "variable indépendante" (nous avons dit plus haut ce qu'il fallait penser de cette idée), mais parce qu'ils sont un maillon obligatoire dans la chaîne des relations causales qui conduisent à la modification des systèmes de culture. Parler de "milieu naturel" même n'a pas de sens en dehors du système technique qui lui donne son existence: le minerai de fer n'existe pas pour des non-métallurgistes. Même chose pour la démographie : le comportement d'une population dépend largement de son système de production. A l'époque des grandes invasions, ce sont les régions les moins peuplées, Germanie, mais aussi Irlande, Ecosse, Pays Basque... qui envoient des envahisseurs dans les régions les plus peuplées. Même chose enfin pour les structures foncières, pour la spécialisation commerciale, et pour tous les aspects quels qu'ils soient du système de culture: ils dépendent tous les uns des autres, mais il y a ce qui est physiquement possible et ce qui ne l'est pas. Et cela, c'est du milieu géographique, tel qu'il est "fait" par le système technique que cela dépend. En voici quelques exemples, tels qu'on peut les appréhender aux XVIIIe et XIXe siècles, la seule époque à laquelle nous soyons vraiment bien renseignés sur le fonctionnement exact de quelques systèmes de culture. ba. Nature des sols et dimensions de l’exploitation Les sols interviennent d'abord par la plus ou moins grande difficulté qu'il y a à les travailler. On s'attend normalement que dans les sols légers, c'est-à-dire faciles, la surface cultivée par exploitation (ou par attelage, par travailleur...) soit plus grande que dans les sols lourds. C'est parfois le cas. Mais tout dépend du système technique. En Flandre maritime (polders) où les sols sont lourds, les exploitations sont plutôt grandes, 40-50 ha, car il faut une dimension suffisante pour pouvoir entretenir les forts attelages nécessaires aux labours. En Flandre intérieure au contraire, où les sols sont sableux et légers, l'attelage ordinaire est réduit à un seul cheval, et la proportion des labours à bras est importante: les surfaces moyennes sont de l'ordre de 3 à 5 ha, soit dix fois moindre. Ces chiffres sont valables pour le second XIXe siècle (Laveleye 1875), mais semblent n'avoir pas changé depuis le XVIe. 65 - Mais bien entendu, cette faible surface des fermes flamandes n'est possible que grâce à un concours de circonstances exceptionnel. Si les sols sont légers, ils sont aussi pauvres, et il ne serait pas possible de les exploiter aussi intensivement sans d'abondantes ressources en engrais dues elles-mêmes à l'importance des villes et à la densité des réseaux de circulation. Dans les Landes de Gascogne à la même époque, on compte qu’il faut 40 ha de parcours pour nourrir les moutons nécessaires à la fertilisation d'un seul hectare de céréales! La Campine d'ailleurs, dont les sols ne diffèrent guère de ceux de la Flandre sableuse, en est à peu près au même point. bb. Besoins en engrais et dimensions de l’exploitation Plus que le travail du sol, c'est le besoin en engrais qui conditionne ce qu'il est possible de cultiver. Ou plus exactement, le niveau auquel s'établit l'équilibre besoins-ressources. Il en a déjà été longuement question dans ce qui précède. Rappelons seulement ici - que les ressources sont essentiellement une question de transport, - que les besoins, plus que du niveau moyen des exportations par les récoltes (en général assez bas), dépendent du couple sol-climat: les sols acides, perméables sous climat frais et pluvieux correspondent aux besoins maxima, les sols argilo-calcaires sous climat sec aux besoins minima. Flatrès (1959) a observé, dans la première de ces deux situations (besoins maxima, peu de moyens de transport: régions atlantiques) que la taille maximale du finage s'établit à moins de 200 ha. En 1869, dans les steppes au-delà de la Volga, de Fontenay parle d'un domaine de 16 000 ha, dont 4 000 en grains (froment de printemps, 3 années de suite), et 12 000 en friche temporaire. Ce domaine est travaillé par d'énormes charrues tirées par 10 bœufs, labourant environ 60 a par jour, et faisant des raies de 30 cm de profondeur sur 45 cm de large! On pourrait imaginer de représenter tous les systèmes de culture connus dans un tableau à double entrée, croisant le niveau des besoins en engrais et celui des ressources (ou des moyens de transport). Ce tableau nous donnerait par exemple les "cases" suivantes: - besoins et ressources nulles à faibles: Sud-Est de la Russie; terres récemment gagnées sur la mer (Marais vendéen), etc.; exploitations grandes à très grandes; - besoins élevés, ressources faibles: massifs anciens (Armorique, Massif central, Ardenne...), Landes, Sologne, Campine, etc.; surfaces en culture permanente exiguës; seule possibilité: élevage naisseur, exportation des jeunes, ou production de laine; - besoins élevés, ressources élevées: Flandre sableuse, Alsace, Grésivaudan, "Ceinture dorée" de la Bretagne, etc; systèmes très exigeants en travail; pour rémunérer celui-ci, tendance à faire autre chose que des céréales (plantes textiles et tinctoriales, légumes, tabac...). Mais malgré ce choix de productions plus rémunératrices, le travail est toujours moins bien valorisé dans ce troisième cas. C'est ainsi que de Laveleye peut conclure, d'une comparaison de la "pauvre" Ardenne avec la "riche" Flandre: "Et néanmoins dans cette contrée ingrate, dont l'homme n'a même pas appris à faire valoir toutes les forces productives, les populations rurales jouissent d'une aisance beaucoup plus grande que dans les belles campagnes de Flandres si admirablement cultivées… Le paysan... est toujours bien vêtu et bien chaussé, et s’il élève un porc, ce n'est pas pour le vendre afin de payer sa rente, mais pour en manger le lard avec ses pommes de terre. La main d'œuvre - 66 - se paye cher: on n'obtient guère un journalier à moins de 1,75 ou 2 F… (1 F à 1,20 F en Flandre.) En même temps que le salaire est élevé, les denrées sont à bon compte; il y a donc double avantage pour celui qui doit vendre son travail et acheter sa nourriture. Les espaces vagues, les bruyères, les bois, le bord des torrents, permettent aux habitants de se procurer un peu de bois, de l'herbe, du genêt pour faire du fumier, mille ressources sans nom qui manquent aux pauvres là où, comme dans un jardin, tout est approprié et mis en culture. Grâce aux biens communaux, nul ne connaît les extrémités du dénuement absolu. Les coupes faites dans les forêts de la commune donnent à chaque famille des fagots pour chauffer l'âtre, et chacun peut louer à un prix peu élevé un ou deux hectares où il aura la facilité de récolter les aliments nécessaires au ménage. Personne ne se sent complètement déshérité, perdu, sans droit, sans asile, sans recours… Nulle part je n'ai vu la propreté, ni les soins, ni l'aisance apparente des chaumières flamandes, mais nulle part non plus les indices de l'extrême misère qu'on rencontre trop souvent dans les Flandres (De Laveleye 1875: 212-214). Voilà donc deux autres facteurs qui entrent en jeu: le prix du travail, et le taux de la rente foncière. Reste à savoir dans quel sens s’exercent les causalités. bc. La variabilité des récoltes . L'importance de la variabilité des récoltes ne semble pas avoir été reconnue comme elle le mérite. Il se pourrait en effet que ce soit d'elle que dépende la forme des rapports fonciers. C'est en tous cas l'hypothèse qui ressort du rapprochement des deux textes suivants, le premier de Quesnay, publié vers 1759, et le second de l'agronome de Gasparin, écrit vers 1827: « Il est des pays où (les récoltes) sont tellement égales que dans dix années la différence de la moindre à la meilleure n'est pas du tiers; de sorte que si le Décimateur a 300 septiers de Froment dans l'année la plus abondante, il n'en a pas moins de 200 dans l'année la plus stérile; tel est le Vexin Français et l'Ile de France; il faut cependant excepter de cette proportion la récolte des mars, dont la différence est de plus de moitié d'une année à l'autre. Il est d'autres pays où les récoltes diffèrent du tout au tout. J'ai vu en Poitou récolter 9 000 boisseaux de tous grains dans une ferme et l'année suivante n'en avoir pas 3 500." (Quesnay 1759 : 33). "Une des causes les plus puissantes qui retiennent les colons dans cette pauvreté, c'est, sans contredit, la casualité des récoltes. Rarement l'homme est doué d'assez de prévoyance et d'énergie pour mettre en réserve, sur le produit des bonnes années, ce qui doit lui manquer dans les mauvaises. Aussi peut-on assurer que les pays dont le climat est inconstant et où d'autres causes irrégulières viennent troubler l'équilibre des produits sont ceux que la nature condamne le plus irrévocablement à la continuation du métayage. Ainsi dans les lieux exposés à des grêles, à des pluies pendant la floraison des blés, à des brouillards pendant leur maturation, à des inondations, à des gelées printanières; dans les pays même de pâturage, de tous les plus propres au fermage, où les troupeaux sont sujets à des épizooties, on courra de grands dangers en contractant un fermage avec des tenanciers qu'une continuité de désastres peut rendre insolvables […] - 61 - Les fréquentes oscillations du prix des denrées produisent les mêmes effets... " (Gasparin s.d.: 30-31.) C'est donc, si ce que dit de Gasparin est vrai, d'une géographie de la "casualité des récoltes" dont nous avons besoin pour comprendre celle du fermage et du métayage. Géographie dont Quesnay nous donne un premier élément. Mais il nous faut aussi une histoire. Car si cette "casualité" dépend au premier chef du couple climat-sol, elle dépend aussi des plantes cultivées, des techniques, du contexte économique et social, etc. Là encore, le champ des recherches est vaste. Une des réponses possibles à l'incertitude des récoltes est le stockage à long terme. Mais c'est une solution coûteuse: J.-B. Say a montré qu'elle ne pouvait pas être rentable. Il faut admettre alors que les sociétés qui se trouvent dans des conditions d'incertitude particulièrement graves se sont confrontées au dilemme suivant. Ou bien stocker, mais c'est alors un capital important qui est "gelé", au détriment éventuel d'investissements plus productifs, et même de la formation de monnaie (le métayage est aussi une solution adaptée à des économies peu monétarisées). Ou bien ne pas stocker, mais alors c'est le tissu social tout entier, et au premier chef l'organisation étatique si elle existe, qui risque la destruction en cas d'années catastrophiques. On peut se demander si la régularité des récoltes dans la Région parisienne, dans celle de Londres, etc., n'a pas été un facteur important dans le développement précoce et soutenu de l'Etat en France et en Angleterre... Je renvoie, pour plus de détails sur tous ces points, aux publications du groupe de travail sur la conservation des grains (Gast et Sigaut 1979, 1981, et à paraître). bd. La situation géographique. Elle intervient à deux niveaux: celui de la circulation des idées, donc des connaissances techniques , et celui de la circulation des choses, des marchandises. Le premier niveau est le plus important peut-être. Tant que les idées se sont propagées pour l'essentiel par voie orale, de proche en proche, c'est-à-dire dans la situation de la théorie d'Edmonson, le capital technique disponible dans chaque région dépendait strictement de sa position géographique. Ce capital était maximum dans les régions de l'Europe "centrale", surtout bien sûr dans les mieux desservies (Pays-Bas, Italie du Nord), il était beaucoup plus limité dans les régions "périphériques". Là encore, il nous faudrait toute une série de cartes pour visualiser le phénomène. Observons que la propagation des nouvelles plantes cultivées se fait à peu près suivant le même modèle: ainsi du maïs en Languedoc, comme l'a montré Le Roy Ladurie. Il en va tout autrement de la circulation des marchandises, qui dépend d'au moins quatre paramètres indépendants: - la périssabilité du produit, - son caractère plus ou moins pondéreux (rapport prix/poids ou prix/ volume), - le coût du transport, et le coût relatif des divers modes de transport les uns par rapport aux autres (par terre, par eau), - les gradients de prix d'un point à un autre du territoire. D’où des modèles de circulation infiniment plus complexes. Le guide en la matière est évidemment von Thünen, mais j'ignore dans quelle mesure ses travaux ont été repris, généralisés et précisés par les historiens actuels. - 68 - Ce qui est sûr, c'est que la géographie des systèmes de production dans la France du XVIIIe siècle (et sans doute bien avant) est incompréhensible si on ne fait pas intervenir de tels modèles. Dans lesquels il faut inclure, non seulement les marchandises auxquelles on pense habituellement (grains, laines, tissus, bestiaux, vins, sel, bois), mais aussi les engrais. Avant la révolution industrielle, les engrais étaient d'autant plus précieux qu'ils étaient plus rares. La possibilité ou non d'en importer était à l'origine de différences considérables. En 1821, Belle-Ile-en-Mer n'utilise pas le goémon, par-e que ses côtes sont trop escarpées. A la même époque, le noir animal fait son apparition à Nantes, et l'Angleterre importe des os du continent, y compris des os humains, ce qui provoquera une réaction violente de Liebig. De nombreux systèmes de production dépendent de toute évidence de leur insertion dans des circuits commerciaux. C'est le cas semble-t-il du système des étangs, destiné à produire du poisson frais (par opposition au poisson salé ou séché de la pêche maritime), donc un produit de luxe destiné à des tables riches (le poisson est transporté et vendu vivant, dans des tonneaux pleins d'eau). Ce système, certes, connait un grand essor au XVIe siècle : en 1540, du poisson des étangs de la Brie est transporté couramment, vivant, à Paris, à près de 100 km. (Parain 1979: 485). Mais il existe bien avant, dès le XIIe semble-t-il. Bien entendu, la grande céréaliculture de la Région parisienne dépend au premier chef du marché parisien, de même que les systèmes d'élevage de Normandie ou du Nivernais. Mais elle dépend aussi du fait que Paris est peu ravitaillé par mer, contrairement à Londres et aux villes des Pays-Bas... Il n'est guère utile de poursuivre de semblables énumérations. Le système de production est une réalité complexe, et dont la complexité ne se révèle que par le recours à des analyses comparatives. Nous manquons encore des moyens de méthode pour procéder à ces analyses, et surtout peut-être des connaissances de base nécessaires. Mais tant qu'on n'aura pas davantage avancé dans cette voie, il restera à peu près impossible de donner des réponses valables à des questions telles que celles qui sont soulevées par le thème "Grand domaine et petite exploitation". Conclusion Le lecteur aura peut-être eu, à la lecture de ce rapport, l'impression qu'on y parle de tout sauf du thème annoncé. Ce n'est pas tout à fait faux. Mais il faut dire que du point de vue de l'histoire des techniques, c'est un thème assez embarrassant. On ne discerne pas de - 69 - relations simples, générales, entre système technique d'une part, dimensions de l'exploitation de l'autre, et enfin dimensions de la propriété foncière. Ces relations existent, à n'en pas douter. Mais elles passent par l'écheveau complexe des systèmes de production, lesquels intègrent une multitude de facteurs allant du milieu physique à l'environnement commercial. Et pour l'instant, il faut bien reconnaitre que nous sommes assez désarmés devant cette complexité. Avant le Xe siècle, nous ignorons à peu près tout des systèmes réels de production, aussi est-il à peu près impossible de proposer des hypothèses de quelque valeur, sauf dans une certaine mesure pour les régions méditerranéennes. Après le Xe siècle, on peut postuler une certaine continuité jusqu'au XVIIIe, en raison de l'absence de bouleversement du système technique. La logique du développement qui se produit alors est, nous semble-t-il, celle d'une intégration croissante de systèmes de production régionaux entre eux. Intégration qui implique d'une part un réseau d'échanges de plus en plus vaste, et intéressant un nombre de produits de plus en plus grand ; et d'autre part une spécialisation et une adaptation de plus en plus poussées de chaque système régional. Naturellement, ces échanges ne sont pas "égaux" , ils traduisent une hiérarchie des régions, les unes plutôt dominantes, les autres dominées: la palme à cet égard revient aux villes d'Italie du Nord et des Pays-Bas, qui très tôt, ces dernières surtout, façonnent l'espace à leur profit. Dans cette logique, la forme et les dimensions des structures d'exploitation et foncières vont résulter du jeu des différents partenaires de la production : travailleurs sans terre, laboureurs et fermiers, rentiers (y compris l'Etat). Et ce jeu tourne autour de ce que les physiocrates entendaient par « produit net ». Quel est le système de - 70 - production qui laisse le meilleur produit net? A qui va-t-il profiter? Dès le XVIe siècle, on a de nombreux exemples de réorganisation foncière en vue d'une optimisation du produit net, le plus souvent en accroissant la part de l'élevage. Mais si, pour les régions de céréaliculture, le processus n'est pas aussi évident, c'est peut-être tout simplement parce qu'il est plus ancien. Le moulin à eau, l'assolement triennal, le système gerbes-grange-fléau, sont des machines à fabriquer du produit net, c'est-à-dire à accroître la productivité, non pas du sol, mais du travail, en lui substituant une part croissante de capital. Tout dépend, bien sûr , d'une part des marchés, et d'autre part de 1a démographie. Rien ne menace davantage le produit net peut-être que l'accroissement démographique, mais rien non plus ne donne davantage de pouvoir aux rentiers du sol. D'où le paradoxe apparent de politiques foncières qui visent à l'extensification au moment précis où les hommes sont les plus nombreux. Lorsque pestes, guerres ou émigrations ne viennent pas y mettre bon ordre, c'est l'urbanisation qui en profite, ou l'industrie rurale, mais toujours contrôlée de la ville. Mais la croissance de la ville, c'est une nouvelle croissance des marchés, donc une nouvelle importance du produit net... Le mécanisme est bien connu pour la Révolution industrielle. Mais on ne voit pas pourquoi il aurait été différent lors des phases d'urbanisation antérieures, depuis le plus ancien Proche-Orient. Le produit net dépend des marchés, des techniques et du milieu physique. Il dépend de la productivité du travail et du capital. Il dépend aussi de la part des profits attribuée au travail, et de celle qui va aux rentiers du sol. C'est dans la façon dont se fait ce partage que réside sans doute la solution de notre problème. Paris, le 19 juillet 1982 F. Sigaut SOMMAIRE Remarques introductives 1 Le cadre chronologique et géographique 4 Avant le fer 10 Les premiers temps du fer: 500 av./500 ap. J.C. 15 a. Les innovations méditerranéennes: moulins, broyeurs à olives, pressoirs 17 - innovations et esclavage 21 b. Les innovations rhéno-danubiennes: charrue, herse, véhicule 23 c. Les techniques de récolte: faucille, faux, vallus 34 d. Les acquis de l'Age technique du fer: une récapitulation 44 Le développement des agricultures européennes jusqu'au XIXe s. 46 a. Les nouveaux éléments techniques médiévaux et modernes 51 - les plantes cultivées 52 - le métal et l'outillage 52 - attelages et transports 53 - l'énergie, les moulins 54 - les engrais et la fumure 55 - la préparation du champ et le semis 56 - la récolte et le stockage 56 - les formes de consommation des céréales 58 - essai de bilan chronologique et géographique 58 b. Les systèmes de culture médiévaux et modernes 60 - nature des sols et dimensions de l'exploitation 64 - besoins en engrais et dimensions de l'exploitation 65 - la variabilité des récoltes 66 - la situation géographique 67 Conclusion 68