2003g) « Combattre les préjugés sur l’empoisonnement du bétail à la fin du xviiie siècle. L’article “Égagropiles“ de l’Encyclopédie Méthodique (1792) »

Histoire & Sociétés Rurales, 2003/1, 19 : 241-251. [Tapuscrit] [cairn.info

L’article de Maryse Simon sur « Les animaux du diable » (Histoire et Sociétés rurales, 17) nous a opportunément rappelé l’importance de la sorcellerie dans l’Europe de l’époque moderne. Ce sujet, on le sait, a passionné les érudits et les chercheurs depuis fort longtemps. La bibliographie qui s’y rapporte est immense, même en écartant la masse des écrits sans valeur qui l’encombrent.

 

Il reste cependant des questions incomplètement résolues. L’une d’elles est de savoir comment les croyances relatives à la sorcellerie ont été progressivement disqualifiées, puis finalement éliminées de l’espace public. Ces croyances n’ont pas disparu. Elles subsistent çà et là, chez certaines personnes et à l’intérieur de certains sous-groupes sociaux. Mais leur validité n’est plus reconnue par aucune institution établie, notamment pas par la justice : une plainte pour maléfices ne serait plus reçue aujourd’hui par aucun tribunal. Comment en est-on arrivé à cette situation, qui n’allait pas de soi autrefois, et qui ne va toujours pas de soi partout dans le monde ?

 

Un mot assez connu de Voltaire mérite ici d’être rappelé :

 

L’esprit de sagesse et de critique, qui se communiquait de proche en proche, détruisit insensiblement beaucoup de superstitions. C’est à cette raison naissante qu’on doit la déclaration du roi, de 1672, qui défendit aux tribunaux d’admettre les simples accusations de sorcellerie. On ne l’eût pas osé sous Henri IV et sous Louis XIII ; et si, depuis 1672, il y a eu encore des accusations de maléfices, les juges n’ont condamné d’ordinaire les accusés que comme des profanateurs qui d’ailleurs employaient le poison. (Le siècle de Louis XIV, 1756, ch. 31, « Des sciences ».)

 

Cette réponse nous laisse toutefois un peu sur notre faim. D’où venait « l’esprit de sagesse et de critique » dont parle Voltaire, et pourquoi l’a-t-il finalement emporté, à des dates d’ailleurs très différentes d’un pays à l’autre ? Voltaire lui-même avait bien conscience de ces difficultés. « Encore de nos jours en 1750, écrit-il dans le Dictionnaire philosophique1, la justice sacerdotale de l’évêque de Vurtzbourg a condamné comme sorcière une religieuse fille de qualité au supplice du feu. » Ce qui montre au moins que la raison naissante a dû livrer bien des batailles, et même en perdre un bon nombre, avant de l’emporter définitivement.

 

C’est une de ces batailles, encore plus tardive puisqu’elle se situe au début des années 1790, que rapporte l’article « Egagropiles » de l’Encyclopédie méthodique2 reproduit ci-après.

 

Le mot égagropile (on trouve aussi et plus souvent aegagropile) est un mot rare et savant (du grec aigagros, « chamois », et pilos, « laine foulée, feutre »). Il ne se trouve guère dans les dictionnaires les plus courants, qui, assez curieusement, lui préfèrent le mot bézoard, encore plus exotique3. Et plus curieusement encore, tous les dictionnaires, des plus courants aux plus spécialisés, semblent d’accord pour ignorer le mot gobe ou gobbe, qui leur correspond en français. La réalité dont il s’agit est pourtant bien banale. Il s’agit de boulettes de poils et d’autres matières indigestibles qui se forment occasionnellement dans le tube digestif des ruminants.

 

Là où on rejoint l’histoire de la sorcellerie, c’est que dans la France du XVIIIe siècle, les gobes sont considérées comme le résultat de maléfices, imputable à la malveillance de quelque voisin. Dans l’affaire qui est ici en question, le mot de sorcellerie n’est plus prononcé – nous sommes tout de même en 1792 – mais les bases de l’accusation sont celles des procès de sorcellerie les plus classiques. En première instance, les juges du tribunal de Beaumont-le-Roger n’y voient que du feu. Ils reçoivent et instruisent la plainte comme s’il s’agissait d’un délit ordinaire, et ils condamnent les accusés à des peines fort lourdes. Manifestement, « l’esprit de sagesse et de critique » n’était pas encore descendu sur tous les magistrats de France cette année-là.

 

Il faut passer à l’échelon supérieur, au tribunal d’Evreux, pour que les choses prennent une autre tournure. L’Ecole Vétérinaire d’Alfort et la Société d’Agriculture de Paris sont consultées et des experts sont désignés. Ceux-ci auraient pu se contenter d’émettre un avis. Au lieu de cela, ils se lancent dans un véritable programme d’expérimentations, aux fins de montrer que les gobes sont des production naturelles et qui n’affectent pas sensiblement l’état de santé des animaux qui en ont. En définitive, la procédure est retournée contre les plaignants, qui sont à leur tour lourdement condamnés, et qui doivent notamment faire tous les frais de publicité nécessaires pour innocenter les accusés.

 

Inutile de poursuivre. Les lecteurs intéressés trouveront dans l’article lui-même les détails de l’histoire. Une histoire qui m’a paru exemplaire par tout ce qu’elle nous apprend sur la façon dont les choses se sont passées concrètement, matériellement, sur un terrain bien précis. Combien d’affaires du même genre attendent d’être exhumées ? Seule une enquête collective permettra peut-être de la savoir. J.-M. Moriceau a trouvé dans les archives un jugement du présidial de Meaux en 1781 où il est aussi question de gobes. C’est un indice, qui sera sans doute suivi d’autres, si l’attention des chercheurs se porte sur ce sujet.

 

Qu’on ne s’y trompe pas, d’ailleurs. Il ne s’agit pas d’ajouter quelques pages à la littérature générale, déjà innombrable, sur l’histoire de la sorcellerie. Car la majeure partie de celle-ci couvre la période des grands procès, qui commence au XVe siècle pour se terminer entre 1670 et 1730 selon les pays : période exceptionnelle, où la multiplication des procès obéit à un mécanisme auto-reproducteur assez semblable à celui qui gouverne les épidémies, les rumeurs, voire les bulles spéculatives qu’on observe dans d’autres contextes. Que se passe-t-il en des temps moins troublés, quand les maléfices sont ordinaires, pour ainsi dire ? Ici, c’est à l’ethnologie qu’on pense, et on sait que la sorcellerie rurale a fait elle aussi l’objet d’importantes études au XXe siècle. Mais ces études ont, par rapport aux précédentes, l’inconvénient contraire. Elles se situent à une époque où la sorcellerie n’est plus qu’une survivance, où tout ce qui la concerne est devenu plus ou moins clandestin. Ce n’est peut-être pas le moindre intérêt de l’affaire d’Evreux que de nous ouvrir une fenêtre sur le fonctionnement des maléfices ordinaires, après la fin des grands procès mais avant qu’ils ne soient réduits à l’état de folklore.

 

 

***

 

 

L’article « Egagropiles » a été publié sous la signature de Tessier. Il reprend l’essentiel d’un article antérieur, « Sur les Gobes, qu’on trouve dans les estomacs des animaux ruminants », que Tessier avait fait paraître en 1792 dans son Journal d’Agriculture (p. 388), continué sous le titre d’Annales de l’Agriculture Française.

 

La notoriété d’Alexandre-Henri Tessier (1741-1837) est loin d’égaler celle de ses contemporains Parmentier (1737-1813) ou François de Neufchâteau (1750-1828), bien que sur tous les plans, son rôle ait été au moins aussi important que le leur. Ce n’est pas ici le lieu de résumer sa biographie, dont on trouve de bons résumés dans les dictionnaires biographiques du XIXe siècle (j’ai utilisé la Nouvelle Biographie Générale du Dr Hoefer, éditée par Firmin-Didot, tome 44, 1848). Rappelons seulement que Tessier, qui porta le titre d’abbé jusqu’en 1792, bien qu’il n’eût pas reçu les ordres, fur naturaliste et médecin avant de se tourner vers l’agriculture. Il fut docteur-régent de la Faculté de médecine de Paris, membre de la Société royale de médecine, de l’Académie des sciences, de la Société d’agriculture, etc. Un des ses principaux titres est d’avoir dirigé jusqu’à la Révolution l’établissement royal de Rambouillet, dont on peut dire qu’il fut le premier centre national de recherche agronomique (avant la lettre). Il fut aussi le principal rédacteur de la section « Agriculture » de l’Encyclopédie méthodique, le fondateur des Annales de l’Agriculture Française, qui fut probablement le plus important périodique agricole de la première moitié du XIXe siècle, etc.

 

L’article doit aussi beaucoup à Jean-Baptiste Dubois de Jancigny (1753-1808). Juriste, Dubois alla d’abord enseigner le droit à Varsovie (1775-1783). De retour en France, il devint, avec Parmentier et Lefèvre, rédacteur de la Feuille du cultivateur. Sa carrière fut surtout administrative. Sous la Convention, on le trouve à la Commission des subsistances, puis à la Commission d’agriculture et des arts. Sous le Directoire, il est chef du bureau de l’agriculture au Ministère de l’Intérieur, sous le Consulat, il sera préfet du Gard, etc. Contrairement à Tessier, les données biographiques de Dubois ne sont pas faciles à trouver4. La plupart des dictionnaires biographiques l’ignorent (sauf le grand Larousse du XIXe siècle) et assez bizarrement, ses ouvrages sont répertoriés, non à « Dubois de… », mais à « Jancigny », dans le catalogue de la Bibliothèque nationale. A noter cependant qu’il est cité à plusieurs reprises par O. Festy dans Les conditions de production et de récolte des céréales (Gallimard 1947, voir l’index).

 

C’est encore Festy qui nous apprend que Chabert, le troisième expert dans l’affaire des gobes d’Evreux, était en 1793 professeur et directeur de l’Ecole vétérinaire. Je n’ai pas cherché à en savoir davantage sur ce dernier. Il est évident qu’entre 1780, les « agronomes » constituent déjà un milieu nombreux et actif, mais qui, à l’exception de quelques figures emblématiques (Parmentier, etc.), reste mal connu d’une historiographie peut-être trop obnubilée par les événements politiques et militaires5.

 

François Sigaut

 

Le 26 mars 2003

 

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1 A l’article « Arrêts notables sur la liberté naturelle ».

 

2 Section « Agriculture », tome IV, AnIV-1796.

 

3 Les définitions sont cependant parfois confuses, et on ne sait pas toujours très bien si le bézoard est une gobe ou un calcul.

 

4 Je remercie M. Pierre Zert, de l’Académie d’Agriculture, de m’en avoir fourni l’essentiel.

 

5 Le seul ouvrage récent où sont rassemblés d’assez nombreux résumés biographiques sur ce milieu est l’Histoire de l’agronomie en France, de Jean Boulaine (Paris, Lavoisier, 1992).