2006b) « De pauvres slogans ? »

Journal des anthropologues, 106-107 : 355-367. [revues.org] [Tapuscrit]

DE PAUVRES SLOGANS … ?

« Laïcité », « citoyenneté », « république », « droits de l’homme » sont devenus de pauvres slogans…Ou encore : la fracture sociale, l’insécurité, etc., sont des thèmes qui ont été fabriqués par des ethnologues et que les politiciens ont repris. Actuellement, les sciences humaines sont réduites à ce rôle de production de thèmes pour les discours des politiciens… Je n’aurais pas relevé ces propos si je les avais trouvés dans un magazine quelconque. Mais ils ont paru dans le Journal des Anthropologues1 et c’est cela qui m’a surpris, et même choqué. J’ai réagi en adressant une courte lettre de protestation à la rédaction, en mars 2005. On m’a demandé de m’expliquer davantage, ce qui était, je le reconnais, justifié. J’ai beaucoup tardé à le faire, et j’avais même envisagé d’y renoncer. Mais les événements survenus depuis m’ont incité à ne pas manquer ce rendez-vous sans agrément. Il se pourrait que les malentendus soient encore plus profonds que je ne l’imaginais avant de commencer.

Ce qui m’a d’abord heurté, dans les deux phrases que je viens de citer - il y en aurait bien d’autres - c’est qu’il s’agit d’assertions sans preuves. Sur quelles enquêtes s’appuient Annie Benvéniste et Monique Sélim pour affirmer que les droits de l’homme seraient devenus de pauvres slogans ? Et quels documents autorisent Gérard Althabe à prétendre que la fracture sociale ou l’insécurité auraient été fabriquées par des ethnologues ? Le procédé est simple et efficace : il consiste à présenter les choses comme allant tellement de soi qu’il serait parfaitement incongru d’en demander des preuves, voire seulement d’en discuter. Mais il relève plus de la rhétorique, au mauvais sens du terme, que de l’argumentation. C’est pourquoi je le trouve choquant, surtout dans une publication qui se veut scientifique.

Et cela, d’autant plus que je tiens pour erronées les assertions en question. Passons sur l’insécurité ou la fracture sociale : ces choses-là ont toujours existé, sous ces noms ou d’autres, et on parlait de classes dangereuses bien avant qu’il y eût des ethnologues ! Mais que les droits de l’homme, la laïcité, etc., soient devenus de pauvres slogans, ce n’est vrai ni au premier ni au second ni au sixième degré. Ce n’est pas vrai en droit, car, que je sache, notre législation n’en a pas abandonné les principes. Et ce n’est pas vrai en fait, car pour une majorité de citoyens (y compris, j’imagine, A. Benvéniste et M. Sélim elles-mêmes) ce sont toujours des valeurs essentielles, même si l’habitude nous en fait parfois trop facilement oublier le véritable prix. Qu’ont donc voulu dire les auteures ? Que ces valeurs sont parfois manipulées à des fins peu avouables ? C’est certain, mais qu’est-ce que cela change  ? Il y a toujours eu des Tartuffe et il y en aura toujours, c’est une banalité. Qu’il faille les combattre, c’en est une autre. Mais à condition d’être précis - des faits, des dates, des noms - sans quoi on risque d’entretenir un climat de paranoïa qui peut devenir assez nauséabond. Je n’arrive pas à comprendre que pour dénoncer la manipulation de certaines valeurs, on affecte de décrier ces valeurs mêmes plutôt que de s’en prendre clairement à ceux qui les manipulent.

Je ne comprends pas davantage ce que veut dire Mondher Kilani lorsqu’il parle de déconfessionnaliser la laïcité. Car la laïcité étant, pour moi du moins, un effort pour déconfessionnaliser la vie publique, je n’arrive pas à trouver un sens concret à cette formule. Que cet effort soit inégal, insuffisant, inachevé, mal dirigé parfois, c’est encore une banalité. Du moins a-t-il été entrepris et poursuivi depuis des siècles dans plusieurs pays européens, ce qui n’est pas si mal lorsqu’on considère que rien de semblable n’a été fait ailleurs. Dans le monde musulman notamment, à de rares et bien partielles exceptions près (Tunisie, Turquie…), la laïcité n’existe pas, pas même en rêve. Elle est, à proprement parler, impensable.

Que, malgré cet effort de laïcisation, bien des structures héritées du passé religieux de l’Europe aient été conservées, c’est un fait. Mais c’est un fait qu’il faut examiner de plus près. Fallait-il, par exemple, raser les cathédrales, les églises, les abbayes ? La France du premier XIXe siècle était assez bien partie pour cela ; c’est à Mérimée, athée déclaré, qu’on doit d’en avoir fait plutôt des monuments historiques. Fallait-il changer le calendrier ? On l’a essayé, puis on y a renoncé. Mais les fêtes chrétiennes ont été progressivement « civilisées », un peu comme les fêtes païennes avaient été christianisées dans les premiers siècles de notre ère. Le Père Noël, une invention strictement commerciale, a finalement effacé le souvenir de Saint Nicolas et de l’Enfant Jésus. Et ce sont les syndicats, pas l’Eglise, qui ont protesté le plus vigoureusement contre la suppression du lundi férié de la Pentecôte. Du point de vue de la laïcité, cette évolution est aussi favorable que possible. Elle offre de bien meilleures garanties, contre un retour offensif du religieux, que le vide laissé par des abolitions trop radicales. Et je crois qu’il faut donc se garder de la remettre en cause à la légère.

Je serais d’accord avec M. Kilani si, par déconfessionnaliser la laïcité, il entendait l’extension de ce processus de « civilisation » aux héritages religieux non chrétiens qui se sont implantés en Europe avec l’immigration. Le problème, c’est que la chose dépend d’abord et avant tout de ceux qui sont les porteurs ces héritages. Est-ce que, par exemple, les musulmans qui célèbrent l’Aïd el Kébir en respectant scrupuleusement les préceptes religieux sur l’abattage du mouton sont prêts à n’y voir qu’une fête civile comme une autre ? Toute la question est là. L’idée qu’être musulman est une façon civilisée de se comporter en dehors même de toute prescription religieuse (p. 39) n’est pas fausse. Mais d’une part, elle n’est pas propre à l’islam : toutes les religions représentent quelque chose de ce genre aux yeux de leurs pratiquants coutumiers. Et d’autre part, elle fait partie du problème, en ce sens que la confusion entre religion et civilité a toujours été un moyen important de justification pour les pouvoirs religieux.

Peut-on, donc, accuser la laïcité française [d’être] au fond rétive à l’expression de la différence culturelle (p. 41) ? Si on n’accepte pas la confusion dont je viens de parler, la réponse est non. Dans le domaine de l’alimentation, par exemple, les spécialités culinaires maghrébines et orientales (entre autres) sont acceptées sans réticences en France et dans les pays voisins, mais la réciproque n’est pas vraie. Peut-on trouver aussi facilement une choucroute garnie ou un petit salé aux lentilles à Alger, au Caire ou à Islamabad qu’un couscous-merghez à Paris ? La question n’est pasanecdotique. Dans les pratiques alimentaires, ce sont bien les règles et les interdits spécifiquement religieux qui posent problème. Problème qu’on ne résoudra pas en parlant d’autre chose.

Il est vrai que la distinction entre le civil et le religieux qui caractérise les sociétés laïques ne va pas de soi. Il a fallu de longs siècles d’affrontements souvent violents, voire sanglants, pour y parvenir. Il est vrai aussi que dans un pays comme la France, la victoire de la laïcité a été si complète qu’on a pu, un temps, la croire définitive. Il n’en était rien. Nous sommes encore relativement protégés en Europe. Mais dans le reste du monde, le retour offensif des fondamentalismes juif, protestant et islamique, se manifeste avec une vigueur qu’on ne soupçonnait pas il y a une dizaine d’années2

Ce retour du religieux est si général, il se présente sous des formes si étonnamment semblables dans des environnements sociaux si différents, qu’on ne voit guère de théorie qui soit à la mesure du phénomène3. L’explication viendra sans doute un jour. En attendant, il s’agit de savoir si la laïcité doit encore être défendue ou non. Je me contenterai d’ajouter que sans qu’on s’en soit bien rendu compte, la laïcité a déjà perdu du terrain. Au début du XXe siècle, l’abbé Loisy n’avait rien à craindre de personne lorsqu’il affirmait que si Dieu lui-même a écrit la Bible, il faudrait le supposer menteur ou ignorant4. Au début de ce siècle-ci, l’écrivain M. Houellebecq , qui n’en avait pas dit autant - mais c’était sur le Coran - a dû en répondre devant un tribunal ! Non, la laïcité, ce n’est pas gagné. Pas chez nous, où les religions nouvellement implantées s’empressent de l’attaquer dès qu’elles aperçoivent une occasion favorable. Pas aux Etats-Unis ni dans les pays théoriquement sans religion officielle, mais où l’irréligion est socialement réprouvée. Et surtout pas dans les pays musulmans, tous plus ou moins soumis à une terrible censure politico-religieuse dont leurs intellectuels n’osent pas s’affranchir, même lorsqu’ils vivent en France5.

Les faits sont de notoriété publique, même si nos médias n’aiment guère en parler. La situation qu’ils révèlent est étrange. Il est toujours possible, en Europe, de critiquer le christianisme. C’est une tradition ancienne et bien établie, et on ne risque vraiment plus grand-chose, par exemple, à représenter le Christ muni d’un préservatif. Mais si on s’avise de caricaturer le Prophète, c’est aussitôt le scandale et l’incident diplomatique6. La critique de l’islam et du judaïsme n’est pas libre. Impossible de s’en prendre à l’une ou à l’autre de ces deux religions sans être accusé d’antisémitisme ou d’islamophobie. On se heurte ici à un interdit nouveau, ou du moins renouvelé, sous l’influence du relativisme culturel et de l’idéologie communautariste (maintenant victimaire) qui en est issue.

Il est clair que tout cela va dans le sens d’une restauration de l’ordre moral ou du pouvoir religieux, ce qui est à peu près la même chose. Car comme je l’ai déjà dit, la défense de l’ordre moral a toujours été une justification essentielle de tous les pouvoirs religieux. Pour ceux qui ont part à ce pouvoir ou à cet ordre, la critique est donc nécessairement un acte immoral, impie, blasphématoire. Ce qui ne laisse pas d’autre choix aux défenseurs de la liberté que de revendiquer le droit au blasphème. Un droit sans lequel il n’y a pas de liberté véritable, et qui doit pouvoir s’exercer à l’encontre de toutes les religions sans distinction7. Il ne faut surtout pas déconfessionnaliser la laïcité en un sens qui restreindrait la liberté de critique envers les religions non chrétiennes. Il faut au contraire que toutes les religions, y compris l’islam, puissent être aussi librement critiquées, ridiculisées8, blasphémées que l’a été le christianisme depuis l’époque des Lumières. Cela ne sera pas facile. Les religions n’ont jamais accepté de bonne grâce de se laisser dépouiller de leurs privilèges, pour se voir finalement réduites à un ensemble de rituels courtois9. Mais c’est à ce prix qu’elles pourront trouver une place paisible dans la société laïque.

Que l’islam soit traité sur un pied d’égalité avec les autres religions : cette revendication dont Christine Delphy se fait l’écho (p. 277) est donc aussi la mienne. Mais je crains que nous ne l’entendions pas de la même façon. Pour elle, il s’agit d’éliminer les vieux préjugés contre l’islam (p. 276) qui ne seraient qu’une manifestation de racisme - ce qui revient, implicitement, à rétablir une censure. Pour moi, cette censure existe déjà, et c’est elle qui rend impossible le débat public rendu nécessaire par l’implantation de l’islam en Europe, entretenant ainsi toutes les méfiances et tous les préjugés. On ne résoud pas un problème en affectant de l’ignorer.

Il est vrai, pour en revenir à l’article de M. Kilani, que le recours à la catégorie du religieux pour traduire des différences d’un autre ordre (l’auteur les qualifie de culturelles), est abusif. Cet abus avait déjà été signalé par Sartre dans sa critique de l’antisémitisme10. Mais je ne vois pas ce qui permet à M. Kilani d’en faire quelque chose de propre au christianisme occidental, où, d’après lui, il se serait développé avec la Reconquista espagnole. L’assimilation des étrangers aux infidèles est beaucoup plus ancienne que le XVe siècle espagnol. Elle remonte au moins au Ve ou au VIe siècle avant notre ère, avec la notion de peuple élu11. Une notion que les chrétiens ont reprise à leur compte, mais qu’ils n’ont pas inventée. Quelques siècles plus tard, les musulmans en ont fait autant, et c’est même probablement chez eux que le système de classement des étrangers en fonction de leurs religions a été le plus élaboré. Tout cela est dans la logique même du monothéisme. Puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu (le nôtre) et qu’une seule vraie religion (la nôtre), tous ceux qui n’adorent pas ce Dieu comme il convient (comme nous) ne peuvent être que des infidèles. Cette discrimination religieuse n’est pas du racisme, au strict sens du terme. Mais elle produit des effets pratiquement identiques. Et si on donne à « racisme » l’acception large qui est la sienne dans le langage courant d’aujourd’hui, alors c’est à peu près la même chose.

Cette acception trop large du concept de racisme est cependant néfaste, de tous les points de vue. J’ai compté 18 occurrences des mots race, racial, racisme, etc., dans l’article de C . Delphy (pp. 266 à 276) - mais pas trace d’une définition ou d‘un début d’analyse. Or ce « racisme » qui n’est pas expliqué n’est évidemment pas susceptible lui-même d’expliquer quoi que ce soit. On n’est pas dans la réflexion mais dans l’incantation. Le but n’est pas de comprendre une situation ou des comportements, mais de départager les bons et les méchants, pour se ranger soi-même, évidemment, dans le camp des bons. On peut y gagner quelques avantages, un peu faciles. Le concept de racisme y perd toute solidité, pour devenir lui aussi un pauvre slogan qui ne signifie plus grand-chose. Le résultat est garanti. A l’abri d’une condamnation qui n’est plus qu’un rituel usé, le racisme, au sens large comme au sens strict du terme, peut prospérer tranquillement. Ça s’appelle la lepénisation des esprits.

Heureusement, il se trouve parfois une faille dans cette espèce de vulgate, et c’est là que les choses deviennent intéressantes. C’est ainsi que C. Delphy observe à juste titre (mais avec une nuance de regret, m’a-t-il semblé) que le racisme anti-asiatique n’est pas pour l’instant très repérable (p. 267). Qu’est-ce à dire, sinon que le problème n’est justement pas un problème de race ? D’autant que d’autres hypothèses sont possibles. Je veux parler, par exemple, de celle des malentendus culturels, qui a été proposée par R. Carroll il y a une vingtaine d’années12. S’agissant des rapports entre Américains et Français, il ne pouvait pas être question de racisme, et l’auteure n’a donc pas été arrêtée par cette fausse évidence dans sa démarche pour aller jusqu’aux réalités. Les réalités, dans ce cas, ce sont des différences dans les comportements ordinaires, qui ont si peu d’importance qu’on n’y prête pas attention. Mais c’est justement dans la mesure où on n’en parle pas, où on ne s’en rend même pas compte, que ces différences finissent par engendrer des incompréhensions mutuelles, des méfiances, voire des conflits tout à fait sérieux.

Ce sur quoi il faut insister, me semble-t-il, c’est que le danger vient moins des différences elles-mêmes que du fait de n’en pas parler. Dans l’exemple franco-américain, la cause de ce silence est simple. Il s’agit de choses qui vont tellement de soi qu’on ne songe pas normalement à en parler. C’est lorsque les difficultés sont déjà là qu’un travail d’explicitation peut être ressenti comme nécessaire, et c’est toujours un peu trop tard. Dans le cas des groupes qui font l’objet d’une discrimination en Europe, il y a cela, mais il y a en plus ce que je suis tenté d’appeler le tabou du respect : tout ce dont il ne faut pas parler parce que ce serait « stigmatiser » telle culture ou telle religion. Je ne le répéterai jamais assez : c’est quand on n’en parle pas que les problèmes s’enveniment. Derrière le respect obligatoire, donc insincère, qui n’en empêche que l’expression publique, les méfiances et les préjugés peuvent croître et embellir en toute liberté. Le mécanisme est classiquement freudien.

Il faut arrêter de parler de racisme à tout propos. Le racisme au sens strict, celui qui a fait tant de ravages dans la première moitié du XXe siècle, n’a plus qu’une existence relativement groupusculaire. Les discriminations, bien réelles, qu’on continue à lui imputer, ont d’autres causes ; des causes qu’à voir du racisme partout, on prend le risque d’ignorer. Le racisme lui-même, au sens large, doit être expliqué. Il est une résultante de divers facteurs situés en amont, dont on commence à percevoir l’importance13.

Il faut aussi se demander si, dans certains cas, le racisme ne pourrait pas être quelque chose de bilatéral. C’est ce que suggère, a contrario, l’exemple des Asiatiques en France. C’est aussi la question que posent les émeutes de Perpignan, en mai-juin 2005 : dans cette montée d’hostilité entre Gitans et Maghrébins, de quel côté sont les racistes, de quel côté sont leurs victimes ? Il y a quarante ans, Germaine Tillon osait parler du « racisme » de la république des cousins14. Le terme était impropre, elle l’employait faute de mieux mais sans se dispenser de décrire en détail les réalités qui se trouvaient derrière. Or certaines des valeurs de cette république des cousins s’opposent frontalement à celles de la république des citoyens que les pays démocratiques essayent tant bien que mal de mettre en œuvre. Lorsqu’on prétend étudier les discriminations dans la France d’aujourd’hui, on ne peut pas faire comme si ces oppositions-là n’existaient pas.

* * *

L’anthropologie du présent est la seule chance que peut avoir notre discipline de sortir de la crise actuelle… (p. 285). Je dois avouer pour finir que j’ai également été surpris par cette affirmation. D’abord parce que je ne suis pas sûr que l’anthropologie ait jamais été autrement qu’en crise. Ensuite parce que si crise il y a, il faudrait nous expliquer un peu en quoi elle consiste. Enfin, et surtout, parce que je ne crois pas aux injonctions péremptoires, selon lesquelles une discipline doit être ceci ou faire cela, sinon… On m’objectera qu’il s’agit de propos d’humeur, recueillis oralement, qui n’ont donc pas la précision ni la pondération de l’écrit. Sans doute. Mais ces propos ont été publiés et c’est par rapport à eux que je me détermine, non par rapport à leur auteur dont je ne mets en cause ni l’œuvre ni la personne. Il me semble d’ailleurs qu’un des grands exemples que nous a laissés G. Althabe, c’est sa liberté de critique. C’est de cette liberté que je fais usage ici.

Qu’est-ce que l’anthropologie du présent ? Ce n’est pas en quelques lignes qu’on peut en discuter sérieusement. Je me bornerai à deux remarques. La première, c’est qu’elle n’est pas toute l’anthropologie. Il y a d’autres courants, d’autres écoles, d’autres façons de concevoir la discipline, qu’on ne peut pas écarter ainsi sans un mot, sans donner au moins quelques raisons.

Ma seconde remarque portera sur le culturalisme que G. Althabe dénonce avec force. S’il faut entendre par là la tendance qui aboutit à réifier la notion de culture, à en faire une sorte d’entité métaphysique, je suis mille fois d’accord avec lui. Le culturalisme, autrement dit le relativisme culturel, est pour moi l’idéologie la plus néfaste qu’on ait inventée après les idéologies totalitaires, dont elle ne se distingue que parce qu’au lieu de sacraliser l’Etat, la race ou le prolétariat, elle sacralise le groupe ethnique. Plus précisément, ce sont les « traditions » censées fonder l’identité du groupe qui sont sacralisées - traditions qui, je n’apprends rien à personne, sont souvent sélectionnées, voire fabriquées pour les besoins de la cause15.

La question est toujours la même. D’où sort le culturalisme ? Comment l’expliquer ? Est-ce seulement la faute de quelques ethnologues qui ont manqué de discernement ? Mon impression est que dans les dernières décennies, on a plutôt régressé qu’avancé dans la compréhension du problème. En restant dans le cadre de l’anthropologie, j’ai cependant une hypothèse, certes partielle, que je résumerai comme suit :

1° La culture n’est à proprement parler qu’un cadre documentaire (une boîte à fiches). La première erreur du culturalisme a été de faire de ce cadre une réalité en soi.

2° La seconde erreur a été de renoncer progressivement à rendre compte des différences dites culturelles. Devenues inexplicables dans leurs singularités, les cultures ont été regardées, non plus comme résultant d’actions humaines, mais comme les causes au moins formelles de ces actions.

3°. Pourquoi a-t-on a renoncé à rendre compte des différences culturelles ? Parce que sans recours aux techniques, à leur histoire, à leur géographie, ces différences deviennent impossibles à expliquer.

4° Or le fait est que, depuis des décennies, les anthropologues s’intéressent de moins en moins aux techniques ; il s’en trouve même une assez large majorité pour les ignorer tout à fait.

 Je ne vais pas reprendre ici des arguments que j’ai déjà présentés ailleurs16. D’autres, du reste, se sont exprimés longtemps avant moi, et c’est pour leur rendre hommage à tous que je rappelle le mot célèbre de Benjamin Franklin, qui définissait l’homme comme un animal fabricant d’outils. Il faut prendre ce mot au sérieux : la technique est véritablement le propre de l’homme, elle est la grammaire de ses pratiques et la base de sa sociabilité. Or pour une majorité d’anthropologues - au premier chef pour ceux qui se réclament de « l’anthropologie du présent » - les techniques n’existent seulement pas. Elles ne sont même pas explicitement récusées, ce qui serait encore une façon de leur reconnaître une existence au moins virtuelle. Elles sont simplement passées sous silence. Des milliers de pages sans une question, sans une allusion, sans un mot. Rien. Circulez…

On me contredira vigoureusement, je l’espère. Ou plus exactement je souhaite qu’on me contredise, tant ce silence me semble anormal et presque orwellien. Mais je souhaite aussi qu’on me contredise avec des arguments, pas avec des assertions gratuites. Tant que cela ne sera pas le cas, je resterai fondé à penser et à dire que les anthropologues pour qui les techniques n’existent pas sont dans le déni de réalité. Et que s’il y a une crise de l’anthropologie, ils y ont leur part de responsabilité.

François Sigaut Le 31 janvier 2006

 1 N° 100-101 de 2005, pp. 34 et 287.

 2 Les sociétés de tradition catholique et orthodoxe paraissent relativement épargnées. La bibliographie est diluvienne. Deux ouvrages récents de grande diffusion sont : K. Armstrong, The Battle for God (HarperCollins 2000, trad. fr. 2005) et G. Kepel, Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde (Seuil 2003).

 3 Sauf peut-être dans la perspective proposée par R. Finke et R. Stark dans The Churching of America (1992).

 4 Alfred Loisy, Simples réflexions sur le Décret du Saint-Office […] (1908) p. 241 ; repris par Salomon Reinach, Orpheus (1926) p. 253.

 5 J. Mouffata « Où sont passés les intellectuels musulmans ? » Le Monde des religions, 2006, 15, p. 17.

6 Le dessinateur Willem, auteur de la première caricature, n’a été attaqué en justice que par le seul B. Anthony, du Front National, qui a été débouté dans l’indifférence générale (Libération, 5-6 nov. 2005). Des caricatures de Mahomet parues au Danemark ont valu à ce pays les protestations officielles de onze pays musulmans (ibid., 5 janv. 2006). A ce jour (31 janv. 2006), l’incident ne fait que prendre de l’ampleur.

 7 O. de Rudder, Le droit au blasphème (1989) ; D. Martin-Castelnau, « Le blasphème est un droit », Libération, 28 janv. 2003 ; « L’Europe du rire et du blasphème », Revue des Sciences sociales de la France de l’Est, 1994, n° 21.

 8 « Les curés ne sont pas dangereux. Je crois que nous les avons tellement ridiculisés dans nos films que les gens ont compris qu’ils ne servent à rien. » Ettore Scola, interview dans Libération, 14-15 janv. 2006.

 9 La formule est de Salman Rushdie, « Rendez-moi mon vieil athéisme », Libération, 31 mai 2005.

 10 « Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif », Réflexions sur la question juive [1946] (1954) p. 83.

 11 Une notion qui n’était alors ni folklorique ni symbolique ; cf les livres d’Esdras (9, 10) et de Néhémie (13 : 3, 13 : 23-29).

 12 Raymonde Carroll, Evidences invisibles, Américains et Français au quotidien (Le Seuil 1987).

 13 Sonya Faure, « Le racisme, ça s’apprend dès l’apprentissage », Libération, 31 janv. 2006

14 Le harem et les cousins (Le Seuil [1966] 1974).

 15 Il faudrait leur ajouter aujourd’hui les revendications victimaires, qui fonctionnent exactement de la même façon.

 16 Préface à La technologie, science humaine, d’A.-G. Haudricourt (1987) ; « Folie, réel et technologie », Technique & cultures, 15 : 167-179 (1990) ; « Le triangle du sens », ibid., 19 : 201-209 (1992) ; « La formule de Mauss », ibid, 40 : 153-168 (2002).