1991h) Folie, réel et technologie. A propos du livre de Philippe Bernardet, Les dossiers noirs de l’internement psychiatrique

Paris, Fayard, 1989. [pdf]

Pourquoi parler d’un livre comme Les dossiers noirs de l’internement psychiatrique dans Techniques et culture ? S’agit-il de transformer notre revue en journal militant, ou d’ouvrir une rubrique « spécial copinage » au profit d’un collègue qui est un des rares sociologues africanistes à s’intéresser aux techniques ? Il y a, me semble-t-il, autre chose. Il y a que ce livre nous parle d’une réalité qui constitue comme l’envers de notre domaine de recherche habituel. C’est à ce titre en tous cas qu’il m’a passionné.

Inutile, je crois, d’insister longuement sur le sujet. L’internement arbitraire en France, nous en avons tous entendu parler. A l’origine, il y a le libellé extraordinairement vague d’une loi de 1838, qu’on vient tout juste d’aménager un peu pour la première fois depuis cent-cinquante ans, et qui permet d’enfermer en asile psychiatrique, sur simple décision d’un maire, d’un commissaire de police, etc., toute personne considérée comme « aliénée » et « dangereuse ». A travers l’analyse d’une douzaine d’exemples, Bernardet nous montre à quelles injustices, à quelles tragédies peut mener l’application de cette loi. Mais le nombre de personnes concernées est considérable : il y aurait près de 180 000 personnes dans les hôpitaux psychiatriques qui n’ont rien à y faire ! Les cas qu’il nous expose, il en a eu connaissance comme membre du Groupe Information Asiles dont il est trésorier.

La question qui m’intéresse est la suivante. Comment et pourquoi en vient-on à considérer comme fous des gens qui manifestement ne le sont pas ? Ce n’est pas une affaire de loi, cela, et pas davantage une affaire de bêtise et de méchanceté. Celles-ci sont terriblement présentes tout au long du livre, et on est révolté par tant de crasse indifférence chez les juges et tant de pompeuse incompétence chez les psychiatres. Mais bêtise et méchanceté sont trop universelles pour expliquer comment, de façon imprévisible en apparence, des institutions fonctionnant à peu près normalement d’habitude se transforment parfois en de monstrueuses machines à broyer. Il doit y avoir autre chose. Et c’est parce qu’il est une véritable ethnographie des situations ayant mené à internement que le livre de Bernardet nous permet, peut-être, de déceler cette autre chose.

Qu’est-il arrivé, en effet, aux victimes d’internement arbitraire ? De longues histoires fort compliquées pour la plupart, et très différentes les unes des autres. Mais des histoires qui ont toutes en commun, me semble-t-il, d’être invraisemblables ou incompréhensibles quelque part – bref, de véritables histoires de fous. Et je me demande s’il n’y a pas là une clef qui puisse nous aider à comprendre ce qui s’est passé.

Qui peut écouter de véritables histoires de fous, en effet ? Je veux dire des histoires ni drôles ni tragiques, qui donc sont seulement inintelligibles et inintéressantes ? Nous connaissons tous de ces raseurs invétérés qui profitent sans vergogne du moindre simulacre d’attention pour nous infliger l’interminable récit de leurs malheurs. Nous n’écoutons pas ces gens, nous ne pouvons pas les écouter parce que l’attention la mieux disposée ne résiste pas à l’ennui qu’ils inspirent, et notre réaction habituelle est de les fuir le plus possible. Mais essayons d’imaginer que nous ne puissions pas les éviter, que par exemple nous ayons une obligation professionnelle à les subir. Comment allons-nous réagir ? Qu’on me comprenne bien. Je ne suggère nullement que les victimes d’internement arbitraire soient tous des raseurs. Ce que je suggère, c’est qu’il leur est arrivé de ces histoires impossibles à entendre ; que, parmi les fonctionnaires et les magistrats auxquels ils ont eu affaire, personne n’a su, n’a pu ou n’a voulu essayer d’y comprendre quelque chose ; et que finalement, on les a mis chez les fous parce que c’était la seule façon de s’en débarrasser. Ils n’étaient pas fous, mais leur situation l’était, et pour ceux qui n’y regardent pas de si près, la différence n’est-pas si grande… J’exagère ? Mais alors, pourquoi cet étonnant acharnement de tant de psychiatres à ne rien savoir de la matérialité des faits dont leurs patients se plaignent ? Pourquoi, si ce n’est parce qu’il est tellement plus facile de poser un diagnostic de schizophrénie ou de paranoïa que de procéder à de difficiles et fastidieuses vérifications matérielles ?

Bien sûr, ce comportement des psychiatres nous révolte. Mais aurions-nous Eté capables de faire mieux à leur place ? Car si nous nous passionnons pour les histoires que Bernardet nous raconte, c’est parce qu’il nous les raconte, justement. Parce qu’il les a choisies, résumées, rendues compréhensibles, parce qu’il en a mis en lumière les aspects scandaleux et les conséquences tragiques, bref parce qu’il les a mises en scène. C’est cet énorme travail qui nous permet, à nous ses lecteurs, d’avoir accès à un réel qui est resté ignoré de la plupart des acteurs de chaque histoire, sauf bien entendu des principaux intéressés. Mais il a fallu la motivation du militant alliée à la méthode de l’ethnographe et au talent de l’écrivain pour que ce réel accède à l’existence, non pour ce qu’il était, mais comme tragédie.

Il faut une sanction sociale pour que le réel existe, telle est me semble-t-il une des premières conclusions du livre de Bernardet. Etymologiquement, être aliéné, c’est être coupé du réel : nous voyons maintenant qu’il y a deux façons de l’être. Il y a l’aliénation mentale, qui est la « vraie » folie, si toutefois l’expression a un sens. Et il y a l’aliénation sociale, qui est le fait de ceux dont le réel est incompréhensible ou inacceptable pour les autres. Des cas classiques d’aliénation sociale nous viennent immédiatement à l’esprit : le poète méprisé, le savant incompris, l’inventeur méconnu… Les internés arbitraires ne sont rien de tout cela. Ils ou elles ne sont que des personnalités ordinaires, avec à peine peut-être un peu plus de fragilité, de maladresse ou d’indocilité que la moyenne. Leur malheur, c’est d’avoir été pris dans des contradictions sociales bien réelles, mais qui ne dérangent qu’eux, en quelque sorte. Si bien qu’aucun groupe de pression n’est intéressé à les dénoncer (sauf bien entendu le Groupe Information Asiles). Ces contradictions n’ont pas de visibilité et donc pas d’existence sociale. C’est pour cela qu’elles ne peuvent être reçues que comme des histoires de fous.

J’ai dit en commençant que les histoires de fous qui n’étaient ni drôles ni tragiques étaient impossibles à entendre. J’ai dit aussi que c’est en nous les montrant comme tragiques que Bernardet parvenait à nous faire entendre les siennes. Je ne peux m’empêcher d’ajouter ici un mot sur les histoires de fous comiques, aussi incongru que cela puisse paraître. Il ne s’agit pas des anecdotes courtes qu’on présente comme telles, qui n’ont, me semble-t-il, pas de rapports directs avec ce dont nous parlons. Je pense plutôt à ces pièces de théâtre ou à ces romans dans lesquels, par une suite de péripéties imprévisibles mais survenant avec une logique impeccable, des personnages parfaitement ordinaires finissent par se retrouver dans une situation parfaitement burlesque. En France, c’est plutôt le théâtre de boulevard qui a joué de ce genre de comique, dont le chef-d’œuvre est peut-être Un chapeau de paille d’Italie de Labiche ; en Angleterre, ce sont probablement les romans de P.G. Wodehouse qui l’illustrent le mieux. On a bien sûr remarqué depuis longtemps que ces œuvres frôlaient constamment le tragique. Je crois que s’il en est ainsi, c’est bien parce qu’elles nous montrent à leur façon comment la réalité peut devenir folle. Ce sont des histoires de fous au sens où je l’entends ici, c’est-à-dire des histoires où ce ne sont pas les personnages qui sont fous, mais ce qui leur arrive. J’ai immédiatement pensé à Wodehouse en refermant Les dossiers noirs de l’internement psychiatrique, peut-être puis-je l’avouer maintenant sans risquer de passer pour fou moi-même[1].  

Mais revenons à l’aliénation comme rupture de la relation avec le réel, car c’est là, me semble-t-il, que l’ouvrage de Bernardet doit nous intéresser en tant que technologues. Il nous a déjà montré qu’à côté de l’aliénation mentale proprement dite l’individu est coupé à la fois du réel et d’autrui il y avait une aliénation sociale, dans laquelle c’est l’individu et la réalité à laquelle il tient qui sont en même temps rejetés par autrui, « autrui » étant ici l’ensemble de ceux qui ont joué un rôle dans le processus d’internement en décidant de ne pas reconnaître l’existence de ce réel inintelligible ou menaçant pour eux. Trois termes et deux coupures sont donc en présence, que nous pouvons représenter à l’aide du schéma suivant :

Bien entendu, ce schéma ne nous apprend rien par lui-même, mais il peut nous aider à conduirenotre réflexion. Remarquons d’abord que ce rapport triangulaire ego-réel-autrui ne décrit pas seulement des situations d’aliénation. C’est notre identité à chacun (notre réputation si nous sommes chercheurs) qui se construit, se déconstruit et se reconstruit jour après jour dans un rapport de ce genre ; nous y risquons l’isolement ou l’exclusion, pas l’internement, du moins pas en principe. J’ai déjà dit qu’à côté de l’interné arbitraire, le génie méconnu était un bon exemple d’aliénation sociale : dans ces deux cas, la coupure est due à « autrui » qui refuse en bloc ego et son réel. Mais la coupure peut être aussi voulue par ego dans le but de se singulariser : c’est le personnage de l’excentrique, si caractéristique de la haute société anglaise depuis le XVIIIe siècle.

La principale suggestion que nous inspire notre schéma, toutefois, c’est la possibilité d’une troisième coupure entre le réel d’une part, ego et autrui de l’autre. Cette coupure a-t-elle un sens, et si oui lequel ?

Il me semble que cette coupure décrit la situation d’un groupe ou d’un sous-groupe social dans lequel l’impératif de solidarité entre ses membres (relation ego-autrui) est placé au-dessus de la prise en considération du réel qui est la raison d’être du groupe. Dans cette logique, certains aspects du réel sont dissimulés, d’abord aux regards extérieurs, puis aux yeux mêmes des membres du groupe. Et avec le temps, un processus s’installe au terme duquel c’est la culture toute entière du groupe qui fait écran à la perception du réel qu’elle est censée représenter. Le corporatisme est l’exemple le plus connu de ce genre de dérive ou de délire. Mais le terme ne s’applique qu’à certains cas, aussi proposerai-je l’expression plus générale d’aliénation culturelle.

Les exemples d’aliénation culturelle sont légion, et l’effondrement des appareils politiques de l’Europe de l’Est arrive à point nommé pour nous en offrir. Mais nos appareils politiques en France ne sont pas dans une bien meilleure posture. On découvre aussi depuis quelques années l’aliénation profonde dans laquelle se trouvent les grands corps de l’Etat, la haute administration, et il n’est pas douteux que la catastrophe de Tchernobyl a hâté cette découverte, en rendant publique l’extraordinaire manie du secret des responsables atomistes français. On a commencé à écrire des livres sur ce sujet. Mais l’aliénation culturelle des grands corps de l’Etat n’est pas une chose nouvelle chez nous, et les exemples historiques sont aussi éclairants que les exemples actuels. L’un des mieux étudiés est peut-être le corps des Eaux-et-Forêts, mais l’un des plus patents est peut-être celui de l’armée. Le haut commandement de l’armée française a perdu le contact avec le réel quelque part entre le premier et le second empire, les défaites de 1870, de 1914 (évitée in extremis) et de 1940 en sont les conséquences évidentes[2].

C’est toutefois, pour en revenir au livre de Bernardet, l’institution judiciaire et l’institution psychiatrique qui nous donnent l’exemple le plus clair et le plus terrible de refus du réel. Cet exemple, c’est l’article 64 du code pénal qui stipule : « il n’y a ni crime ni délit lorsque la personne était en état de démence au moment des faits ou lorsqu’elle a agi sous l’emprise d’une force à laquelle elle n’a pu résister ». Ce libellé ne paraît pas choquant à première vue, dans la mesure où pour toute personne normale, il signifie simplement qu’un fou n’est pas responsable de ses actes. Mais pour la justice, il signifie tout autre chose, comme nous le montre ce dialogue cité par Bernardet (p. 188) entre la mère d’un jeune meurtrier et le juge d’instruction l’informant de la décision de non-lieu qu’il venait de prendre conformément à l’article 64 :

Question.- Un non-lieu, c’est quoi ? Ca ne peut pas vouloir dire que rien n’a eu lieu ?

Réponse du juge.- Si madame, exactement. Et c’est ce que je dois annoncer à la famille [de la victime], que j’ai convoquée également aujourd’hui.

On imagine ce qu’a dû être pour cette famille ce véritable déni, non seulement de justice, mais de réalité ; il est vrai que notre système judiciaire ne s’est jamais beaucoup soucié des victimes. Pour le meurtrier, ce non-lieu signifie qu’il va être dépouillé de son passé, de sa culpabilité, de son droit à être jugé, de tout enfin, pour devenir pur objet psychiatrique ; objet auquel restera toujours collée la seule étiquette « dangereux ». On a souvent parlé du choc de l’incarcération, de la dépersonnalisation que représentent la fouille, la saisie des effets personnels, etc. Mais par son inculpation ou sa condamnation, le détenu garde au moins un lien avec une part de sa réalité. On comprend que vu de l’hôpital de force, la prison puisse apparaître comme une délivrance.

L’article 64 est exemplaire, car il met en jeu toutes les formes d’aliénation que j’ai cru pouvoir identifier ici. L’aliénation culturelle de deux institutions, la justice et la psychiatrie, qui s’entendent entre elles pour décider souverainement quelle part du réel a droit à l’existence, et quelle part n’y a pas droit. L’aliénation sociale que subit le « bénéficiaire » de cette entente. Et enfin l’aliénation mentale dont il se voit imposer le statut, puisque c’est la seule forme d’aliénation que reconnaisse notre société. La boucle est bouclée. Mais elle nous a montré quelles effrayantes cruautés peut engendrer l’aliénation culturelle lorsqu’elle est le fait de groupes sociaux puissants. Les monstres ne sont pas froids, ils sont fous.

Comme toujours toutefois, cette forme-là d’aliénation a aussi ses aspects comiques, que les auteurs de romans ou de films ont exploités depuis longtemps. J’ai évoqué Labiche et Wodehouse à propos des histoires de fous sans fous. Ici, c’est le Courteline de Messieurs les ronds-de-cuirqui vient tout naturellement à l’esprit, et il est étonnant de voir à quel point l’argument du roman est conforme au modèle de l’institution aliénée que je viens d’esquisser. Rappelons qu’il s’agit d’une administration fictive et à peu près inutile, le « Service des Dons et Legs », où à cause de cette inutilité même, chacun est libre de développer ses manies plus ou moins loufoques. Mais deux anecdotes sont particulièrement significatives de notre point de vue ici. Celle du conservateur d’un musée de province venu s’informer de l’avancement d’un dossier, qui se voit renvoyé de bureau en bureau jusqu’à être réduit à errer, tel un fantôme, dans le labyrinthe des couloirs. Et celle du fonctionnaire en train de devenir réellement fou, ce dont ses supérieurs se gardent bien de s’apercevoir jusqu’à ce qu’il ait assassiné son chef de bureau. On aura compris que le conservateur errant, c’est l’image du rapport de l’institution avec « son » réel ; quant au fonctionnaire fou, il montre qu’il ne faut rien de moins qu’un assassinat pour que l’institution déroge à l’impératif de solidarité qu’elle a à l’égard d’un de ses membres. La caricature est grosse, mais je la crois fidèle, et l’univers de Courteline vaut bien celui d’un Kafka, surtout si on se rappelle que ce dernier avait lui aussi l’ambition d’être drôle. On a produit depuis une littérature innombrable sur la sociologie des organisations. Mais à de rares exceptions près, comme celle de C.N. Parkinson et de sa célèbre loi, je me demande si l’analyse de Courteline a vraiment été dépassée[3].

Et la technologie dans tout cela ? Nous y sommes depuis longtemps, en fait. Car si nous reprenons la définition de la technique comme acte traditionnel efficace, donnée par Haudricourt – d’après Mauss[4], nous voyons que les trois termes de cette définition ont chacun une place toute prête dans notre schéma de tout à l’heure. C’est en effet par ses actes que tout individu construit le rapport au réel qui le fait accéder à l’existence. Mais ces actes sont soumis à une double sanction sociale : ils doivent être intelligibles pour autrui, c’est-à-dire s’inscrire dans la tradition d’un groupe quelconque (fût-ce sous forme de contestation) ; et ils doivent être efficaces, c’est-à-dire valoir au groupe un minimum d’avantages que celui-ci puisse et veuille reconnaître. Voici ce que devient notre schéma ainsi complété :

Je ne sais pas s’il serait profitable de reprendre l’analyse de nos trois formes d’aliénation à l’aide de ce nouveau schéma. Ce n’est en tous cas pas le lieu de l’essayer ici. Mais on comprend maintenant pourquoi j’ai présenté le livre de Bernardet comme l’envers d’un travail de technologie. J’adhère tout à fait à la définition de Mauss et d’Haudricourt de la technique. Ce que je n’avais pas vu, c’est que cette définition pouvait se lire à l’envers. Il y a une pathologie de l’acte traditionnel efficace, qui s’avère finalement très instructive sur l’état normal. Non pas tellement parce que l’état normal ne l’est jamais tout à fait, c’est une évidence. Mais parce que l’analyse des formes d’aliénation nous a forcés, d’une façon imprévue, à placer le réel (dans le domaine technique, le matériel) en plein milieu de la structure sociale. C’est quelque chose que j’avais pour ma part pressenti depuis longtemps, mais d’une façon un peu confuse. C’est aussi une conclusion à laquelle Bruno Latour (1988) est arrivé par des voies différentes : « L’idée bizarre que la société ne serait faite que de relations humaines est le reflet inverse de l’autre idée non moins bizarre que les techniques ne seraient faites que de relations non-humaines. »  En fait, il existe bien quelques sociétés qui ne sont faites que de relations humaines, parce que, pour des raisons diverses, elles ont survécu à la coupure de leurs relations avec le réel : ce sont elles qui nous fournissent les exemples les plus extrêmes d’aliénation culturelle. Mais ces sociétés, ces groupes sociaux plutôt, sont toujours à la merci d’un retour en force du réel. Seules les religions révélées ont su s’en prémunir plus ou moins, en plaçant une partie de leur réel dans la sécurité d’un au-delà inaccessible[5].

Il est probable en tous cas qu’il y a dans tout groupe social une tendance à valoriser les relations entre ses membres aux dépens de sa relation avec le réel. Pourquoi en est-il ainsi, et surtout pourquoi cette tendance apparaît-elle si variable d’une société à une autre ? C’est évidemment le sujet d’un autre article. Je me bornerai à deux remarques finales.

La première, c’est que le réel ne se laisse pas manipuler n’importe comment. Nombre de philosophes nous ont répété, bien avant Bacon sans doute, qu’ « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». C’est un adage qui appartient à la sagesse des nations. Toutes ont probablement leur lot de proverbes ou d’anecdotes pour l’illustrer, comme l’histoire de Xerxès faisant fouetter la mer pour la punir d’avoir détruit ses navires (Hérodote, VII, 35). Et nombre de philosophes aussi sans doute ont insisté sur l’espèce d’ascèse intellectuelle et morale à la fois qu’implique la manipulation efficace du réel, Simone Weil par exemple :

Toute espèce de vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière sans indulgence et sans perfidie. On ne peut rien concevoir de plus grand pour l’homme qu’un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu’il ait rien à attendre que de soi, et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même.

Ce passage est tiré de ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ouvrage peu connu écrit en 1934 et publié seulement en 1955. Il est clair que cette vision de la liberté comme situation où l’homme serait seul confronté à la matière est une impossibilité, car elle ignore le caractère social des comportements humains. Mais Simone Weil s’en sert comme d’une antithèse théorique à une autre situation théorique, celle où toute nécessité matérielle aurait disparu. Situation qui n’est autre, à mon sens, que celle d’un groupe social qui serait entièrement coupé du réel, où donc l’aliénation culturelle serait totale. Voici ce que S. Weil dit de ce qu’elle considère elle-même comme une fiction (ibid., pp. 86-81) :

Si l’on examine cette fiction de près, il n’apparaît même pas qu’elle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humaine pour comprendre qu’une vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n’y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n’y a pas d’autre source de discipline pour l’homme que l’effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d’oisifs pourrait bien s’amuser à se donner des obstacles, s’exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l’homme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu’il faut surmonter qui fournissent l’occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n’ont de valeur qu’autant qu’elles imitent l’exactitude, la rigueur, le scrupule propre aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin, qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression d’une ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire.

Obstacles, discipline, nécessité, impassibilité d’une matière « sans indulgence et sans perfidie », c’est sa résistance et sa solidité qui font du réel, pour S. Weil, le point d’appui dont nous avons besoin pour nous construire nous-mêmes. Son erreur, encore une fois, c’est de n’avoir pas vu que le réel n’acquérait cette résistance et cette solidité que lorsqu’il était socialisé. C’est une erreur que, deux générations plus tôt, Alfred Espinas avait su éviter :

Qu’est-ce que la réalité, en effet ? C’est le caractère, tout d’abord, que revêtent les phénomènes sensibles, non pas quand les sensations qu’ils nous font éprouver sont énergiques, – le rêve, l’hallucination seraient, à ce compte, les meilleurs juges de la réalité, – mais quand les représentations que nous en obtenons sont liées avec les représentations puisées ailleurs et peuvent entrer dans le système de nos connaissances sans y créer de disparates. Et encore serions-nous seuls au monde, ce critérium ne serait peut-être pas assez sûr ; mais quand nous voyons notre connaissance d’un groupe de phénomènes se lier régulièrement avec la connaissance que les autres hommes ont du reste de la nature et trouver, pour ainsi dire, sa place toute prête dans l’œuvre de la raison commune, c’est alors que nous croyons à la réalité de ces phénomènes. Que si quelque trouble survient dans nos pensées, si la violence de la passion ou l’effort de la maladie en altère les rapports et que nous le sentions confusément, c’est sur la raison collective que nous nous appuyons pour retrouver notre équilibre intellectuel… (Des sociétés animales, 1878, pp. 537-538.)

On discerne une sorte de symétrie dans les positions opposées de S. Weil et d’A. Espinas. Pour la première, la raison se construit dans un rapport individuel au réel, que les relations humaines ne peuvent que troubler parce qu’elles ressortissent aux désirs, aux craintes, aux passions, à tout ce qui est irrationnel en un mot[6]. Pour le second au contraire, il existe une raison commune, plus sûre que la raison individuelle parce qu’elle offre la garantie du nombre en quelque sorte. On voit facilement, par ce rapprochement des deux positions, ce qu’il y a d’erroné dans chacune d’elles. Il est évidemment faux que toute rationalité soit absente des relations humaines. Et surtout, l’idée que l’individu serait seul face au réel est une impossible fiction : pour construire un rapport quelconque au réel, rationnel ou non, l’individu met nécessairement en œuvre une tradition sociale (Robinson Crusoé). Mais cette tradition n’est pas une raison commune, elle n’est qu’un sens commun, c’est-à-dire un ensemble de modèles d’action et de valeurs à la disposition des membres du groupe social. Et si, plutôt que d’aider chacun à construire un rapport efficace au réel, la tradition y met obstacle, elle devient déraison commune. Comme j’ai essayé de le montrer dans cet article, il est fréquent que le sens commun dérive vers la déraison commune. Une société peut être aussi aliénée qu’un individu[7].

Quoiqu’il en soit, il y a un point sur lequel Simone Weil a raison : c’est dans les rapports sociaux avec la nature, avec la matière, que se mesure et se construit la rationalité. Mais travailler une matière « sans indulgence et sans perfidie » est une rude école. Aussi n’est-il pas étonnant que dès qu’ils en ont le pouvoir, les groupes sociaux s’efforcent de se débarrasser de ce réel si incommode, soit en s’en déchargeant sur des groupes inférieurs, soit en le dissimulant ou en le déguisant. Le mépris et l’ignorance des élites pour les techniques dans toutes les sociétés quelque peu hiérarchisées n’ont sans doute pas d’autre origine.

Ma seconde remarque, c’est qu’en refusant, comme ils l’ont toujours fait, de voir dans les sociétés autre chose que des relations humaines, les sociologues, mais aussi la grande majorité de leurs collègues dans les autres sciences humaines, ne font rien d’autre que ce qu’ont fait les élites de tous les temps et de tous les pays : ignorer un réel incommode. Tant qu’il en sera ainsi, les sciences humaines ne seront pas vraiment des sciences.

Le 1er décembre



[1] Un chapeau de paille d’Italie, d’E. Labiche (1815-1888) a été joué pour la première fois en 1851. P.G. Wodehouse (1881-1975) a publié des dizaines de nouvelles et de romans. Le personnage central est habituellement quelque jeune homme riche, oisif et étourdi, à qui il arrive toutes sortes de tuiles plus réjouissantes les unes que les autres, jusqu’à ce qu’il soit sauvé de la catastrophe finale par son maître d’hôtel, Jeeves, ou par un oncle plus ou moins excentrique. Les histoires de Wodehouse apparaissent comme de véritables "tragédies de la futilité".

[2] Sur les grands corps de l’Etat en France, l’ouvrage le plus récent est La noblesse d’Etat, par P. Bourdieu (Paris 1989), mais le premier à avoir appelé l’attention sur cette spécialité française est probablement Alfred Grosser dans les années 1970. La meilleure manière de s’instruire sur ce sujet reste pourtant la lecture régulière du Canard Enchaîné, qui vient d’ailleurs de lui consacrer un de ses "Dossiers du Canard" (n° 33, 1989) intitulé « Le Tout Etat dans tous ses états ». Sur le corps des Eaux-et- Forêts, cf. B. Kalaora et D. Poupardin, "L’administration forestière française entre 1860 et 1940, l’esprit de corps à travers les nécrologies", Ethnologie Française, 1988, 18, 1 : 24-41. Un des éléments essentiels du système des grands corps est celui des grandes écoles, qui assure son recrutement : cf. J.-M. Gaillard, Tu seras président, mon fils, Paris 1987. Sur l’armée, je ne connais pas d’études récentes comparables. Mais les Etudes sur le combat (rééd. Paris 1978) de C. Ardant du Picq (1821-1870) étaient déjà une réaction prophétique contre ce qu’il considérait comme une perte du sens du réel chez le haut commandement. La dénonciation est encore plus vigoureuse dans Plutarque a menti, de J. de Pierrefeu (Paris 1923), surtout appuyée sur G.Q.G. Secteur 1, du même auteur (Paris 1920), qui est une véritable ethnographie de la vie quotidienne au Grand Quartier Général ; une ethnographie qui montre combien peu le réel du G.Q.G. pouvait avoir de rapports avec le réel des combattants.

[3] G. Moinaux dit Courteline (1858-1929) a publié Messieurs les ronds-de- cuir en 1893 ; en dehors des bureaux, les casernes, tribunaux et commissariats lui ont fourni de nombreux sujets. Quoique de vingt-cinq ans son aîné, il a été le contemporain de F. Kafka (1883-1924). The Parkinson Law de C. Northcote Parkinson a été publié en 1957 (trad. fr. 1958).

[4] « Mauss finalement appelait la technique : acte traditionnel efficace » : A.-G. Haudricourt, La technologie science humaine, Paris 1987, p. 39 (article écrit avant 1960). En fait, la définition donnée par Mauss était légèrement différente. J’en connais deux versions, celle du Manuel d’ethnographie (éd. de 1967, p. 30), et celle de l’article "Les techniques et la technologie", dans Le travail et les techniques, Paris 1948 (numéro spécial du Journal de Psychologie), p. 73. Les voici :

Les techniques se définiront comme des actes traditionnels groupés en vue d’un effet mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels. (Manuel)

On appelle technique un groupe de mouvements, d’actes, généralement et en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique ou chimique ou organique. (Article)

En réalité, donc, Haudricourt a simplifié et modifié la définition de Mauss, mais d’une façon qui, de notre point de vue, s’avère particulièrement heureuse.

[5] Le film Le dernier Empereur présente un exemple d’école d’une société coupée du réel, puisque l’Empereur ayant été déposé, les rites qui sont l’unique occupation et la raison d’être des habitants de la Cité Interdite n’ont plus de fonction réelle. Or cet exemple n’est pas unique. Le Japon des Shôgun, le Népal des Rana, l’Angleterre actuelle et bien d’autres pays sans doute offrent ou ont offert le spectacle d’un monarque sans pouvoir entouré d’une Cour nombreuse toute entière absorbée par l’exécution de rites sans fonction extérieure. Même lorsque le monarque a un certain pouvoir, d’ailleurs, les membres de la Cour qui ne participent pas effectivement à l’exercice de ce pouvoir sont contraints demener une vie faite de pures formalités, qui peut être ressentie par certains d’entre eux comme une véritable oppression. L’Infante Eulalie d’Espagne a dépeint de façon très vivante cette situation et sa propre révolte, dans Court Life from Within (1915).

[6] Simone Weil (1909-1943)s’est interrogée sur l’oppression sociale avec tout l’appareil de la tradition philosophique classique, mais avec cet appareil-là seulement. Quelle que soit l’admiration que suscitent ses Réflexions…, il faut bien reconnaître que la pensée des sciences sociales en est absente, ce qui entraîne des limitations évidentes. C’est d’autant plus étrange que cette pensée est déjà très présente chez Espinas (1844-1922), son aîné de 65 ans. Il y a là un recul qui demanderait explication. Un autre auteur, contemporain de S. Weil, moins dépendant qu’elle de la tradition philosophique, est peut-être allé plus loin dans son exploration de l’aliénation culturelle. Mais il l’a fait en journaliste et en romancier, ce qui rend d’une certaine façon plus difficile l’utilisation de ses écrits. Il s’agit d’Eric Blair, dit George Orwell (1903-1950).

[7] Peut-être pourrait-on trouver dans cette voie une solution au vieux problème du relativisme culturel. Comme instrument de lutte contre l’ethnocentrisme qui se cachait sous l’idée traditionnelle de progrès (et celles, concomitantes, de modernité ou de scientificité), le relativisme a été et reste une nécessité évidente. Mais il a engendré d’autres malentendus. Le relativisme culturel a conduit à surestimer la cohérence et l’harmonie dans la description des cultures. Et en frappant d’interdit les notions d’efficacité et de progrès, il nous empêche aujourd’hui d’avancer dans la compréhension des réalités auxquelles ces notions faisaient référence. Il fallait rejeter ces notions simplistes. Mais du coup, nous n’avons plus rien pour nous aider à décrire des faits dont il semble difficile de prouver qu’ils ne sont qu’illusion pure.