2008-1 « Préface », in Pierre-Olivier Fanica, Le lait, la vache et le citadin : du xviie au xxe siècle

Versailles, éd. Quae, pp. v-vi.  [gallica.bnf.fr]

PREFACE FANICA

Si, d’une manière générale, l’histoire des productions dites agro-alimerntaires est assez mal connue, le secteur laitier n’est pas, en apparence, le plus mal loti. La littérature existante est loin d’être négligeable, comme en témoignent par exemple L’Industrie du lait, de François Vatin (L’Harmattan 1990) ou l’Histoire et géographie des fromages, actes d’un grand colloque publié sous la direction de Pierre Brunet par l’Université de Caen (1987). Mais malgré l’importance de ces travaux, et d’autres qu’il serait trop long de citer, il reste de nombreuses zones d’ombre. Les changements survenus depuis deux siècles ont complètement bouleversé le tableau, et si certains de ces changements ont été bien repérés, d’autres sont complètement oubliés. Avec cette conséquence que l’oubli crée les conditions de sa propre perpétuation, pour ainsi dire. Je m’explique. Avant le XIXe siècle, la consommation du lait était dans le monde et en Europe une rareté, une exception. On consommait du beurre (des beurres faudrait-il dire, pour tenir compte de la diversité disparue de cette famille de produits), des laits fermentés et caillés (au pluriel également), des fromages, etc. On ne consommait pas de lait à l’état de lait frais, non transformé. Il y avait quelques exceptions bien connues, comme par exemple la cure de lait destinée à engraisser les filles à marier en Mauritanie, ou les garçons au Cameroun. Mais ces exceptions ne font que confirmer la règle. Depuis un demi-siècle, les anthropologues se sont interrogés sur les peuples consommateurs et non-consommateurs de lait, impliquant que la non-consommation - en Extrême-Orient par exemple - était quelque chose d’un peu étrange, qu’il fallait donc essayer d’expliquer. Et une explication particulièrement séduisante fut cherchée du côté de la biochimie. Chez les consommateurs de lait, l’enzyme qui permet de digérer le sucre du lait, la lactase, se maintient après le sevrage ; elle disparaît chez les non-consommateurs. On voit tout de suite les limites de ce genre d’explication. D’une part, le maintien ou la disparition de la lactase doit lui-même être expliqué. D’autre part et surtout, la lactase n’explique rien en ce qui concerne les produits laitiers transformés, qui sont presque tous des produits fermentés où le lactose a disparu. Chez les Français du XVIIIe siècle en tous cas, consommateurs de toutes sortes de beurres et de fromages mais pas de lait, la lactase ne servait à rien.

Dans ce travail d’une originalité rare, Olivier Fanica montre que la consommation du lait, au sens propre du terme, est historiquement très récente. Qu’elle ne remonte pas au delà du XVIIIe siècle, et qu’elle est liée à des habitudes nouvelles elles-mêmes dues à l’arrivée du café. Que ces habitudes sont d’abord apparues en ville, notamment à Paris, même si elles ont vite gagné les campagnes. Que le nouveau produit, le lait à l’état de lait, a très vite posé d’énormes problèmes de santé publique. Qu’il est notamment en cause dans le développement si extraordinaire de la tuberculose au XIXe siècle. Et que, finalement, l’hygiénisme, pour ne pas dire la médecine, a été dans cette affaire une arme à double tranchant…

Je n’irai pas plus loin dans le commentaire, si ce n’est pour dire que, parmi toutes les idées reçues détruites par Olivier Fanica, il y a aussi celle, spécialement paresseuse, qui fait de l’agriculture une activité essentiellement rurale. Eh bien non ! L’agriculture, y compris en l’occurrence l’élevage, est aussi, historiquement, une activité urbaine. Et voyez ce qu’on gagne à ne pas l’oublier !

Olivier Fanica n’est pas historien de profession. Il l’est devenu comme d’autres, l’âge de la retraite venu. Il arrive parfois à ces historiens amateurs de s’égarer. Mais ils ont sur les professionnels deux avantages décisifs : pas de soucis de carrière, et une liberté totale vis-à-vis des « théories » du moment, qui ne sont souvent que des modes. Sans s’embarrasser de préalables, Olivier Fanica est allé droit aux faits, dans une documentation sans difficultés spéciales mais qui simplement, bêtement dirais-je même, n’avait intéressé personne avant lui. Chacun appréciera le résultat.

F. Sigaut, le 14 février 2007