2012-1 « Préface », in André Marbach, Catalogue et étude des faux et des outils agricoles de coupe à lame et à manche entiers en Gaule

British Archaeological Reports (BAR), International Series 2376, p. vi-vii.

PRÉFACE pour M. André Marbach

Savoir regarder les objets n’est pas donné à tout le monde. Cela s’apprend. Et parmi les apprentissages possibles, il en est un dont on ne saurait exagérer l’importance : le dessin. Mais moins le dessin artistique, qui laisse beaucoup de place aux subjectivités, que le dessin industriel, le dessin coté, à une échelle déterminée, qui doit permettre, en principe, de refabriquer l’objet dans toutes ses dimensions. Dans le dessin industriel, c’est la fidélité et la précision qui sont recherchées avant tout, même si une certaine élégance n’est pas exclue. L’objet dessiné n’est pas seulement représenté, il est analysé, dé- et recomposé, de façon à éliminer les erreurs de la vision ordinaire. C’est en tous cas en appliquant les règles simples et strictes du dessin industriel que dans son précédent travail sur Les Instruments aratoires en Gaule Belgique (2004), M. André Marbach a pu renouveler notre compréhension de leur histoire. En remettant à leur vraie place deux petits trous symétriques observables sur certains socs d’araire, auxquels personne avant lui n’avait attaché la moindre importance, il a montré que ces araires étaient en réalité des charrues réversibles, parce qu’ils étaient équipés d’un coutre dont la pointe venait s’accrocher tantôt dans le petit trou droit, tantôt dans le petit trou gauche, du soc. Sa démonstration, une fois faite, avait la force de l’évidence. Mais pour que cette évidence fût perçue, il fallait remettre les trous à leur place, ce qui impliquait le regard d’un ingénieur formé au dessin industriel.

L’étude des faux est plus difficile que celle des instruments aratoires. Car si l’objet lui-même peut paraître plus simple, son maniement ne va pas de soi. Un araire, une charrue sont attelés, c’est-à-dire tirés suivant un mouvement à peu près uniforme. Le mouvement d’une faux et la façon dont elle coupe le matériau végétal sont beaucoup plus complexes quand on entre dans les détails ― et ici, les détails sont tout. Les détails du geste, notamment. En Europe, les geste du faucheur est, sinon bien connu (je ne sache pas qu’on l’ait étudié en détail avec tous les moyens modernes de l’analyse des mouvements) du moins assez bien identifié. Le faucheur (au masculin, l’emploi de la faux par des femmes est tout à fait exceptionnel) balance sa faux horizontalement, de gauche à droite (il y a des faux pour gauchers, mais c’est très rare), en rasant le sol le plus possible, et suivant un angle qui permet de couper les tiges avec le moins d’effort. Il y a naturellement des variantes régionales, bien qu’on ne les ait jamais décrites avec précision. Mais ces variantes ne sont que des variantes, elles ne mettent pas en cause l’existence du modèle. De l’Écosse au Portugal et à la Russie d’Europe (comme on disait jadis), le modèle reste le même, aux variantes près.

Ce modèle pan-européen est attesté depuis le Haut Moyen Âge. Est-il le seul  possible ? Et serait-il donc le seul dont nous disposions pour interpréter le fonctionnement des faux primitives, des faux laténiennes et romaines, antérieures en tous cas à notre Haut Moyen Âge ?

Plusieurs des prédécesseurs de M. Marbach l’ont pensé, ce qui, hélas, les a engagés dans des voies sans issue. Car l’ethnographie nous montre qu’il y a d’autres gestes posibles, qui sont d’ailleurs associés à d’autres modèles de faux. Le moins mal connu est le fauchage qu’on peut qualifier d’alternatif, parce que le faucheur balance son outil alternativement de gauche à droite et de droite à gauche, ce qui exige évidemment des faux entièrement planes, c’est-à-dire dont la lame et le manche soient rigoureusement situés dans le même plan. Ce mode de fauchage a existé jusqu’au début du XXe siècle en Carélie, en Arménie et en Sibérie, d’où il n’a peut-être pas encore tout à fait disparu (en Yakoutie notamment). Je ne peux pas donner ici en quelques mots une idée plus précise de ce geste, je renvoie pour cela à l’ouvrage et à la bibliographie de M. Marbach. Ce dont je peux témoigner, c’est qu’avant d’avoir « vu » ce geste dans les descriptions, les images et les films auxquels j’ai pu avoir accès, j’avais été parfaitement incapable de l’imaginer. C’est là, je crois, un aspect fondamental de notre problème. Les gestes les plus courants dans telle ou telle région du monde sont rigoureusement inimaginables pour nous tant que nous ne les avons pas « vus », au moins par description interposée. D’où notre impuissance à comprendre le fonctionnement de toutes sortes d’outils, dès lors qu’ils n’entrent pas dans des catégories qui nous sont déjà familières.

C’est tout le problème des faux anciennes, auquel s’est attaqué M. Marbach. Car ni leur morphologie ni les sources qui leur sont contemporaines ne nous donnent les bonnes clés. La morphologie des faux anciennes, qui n’est d’ailleurs pas uniforme, n’est pas assez proche de celle de nos faux modernes pour que nous puissions leur prêter un fonctionnement identique. Et les sources textuelles ou iconographiques sont aussi rares que peu explicites. L’iconographie se réduit à moins d’une douzaine de représentations dont il n’y a presque rien à tirer, d’abord parce que leur fidélité n’est rien moins qu’assurée, ensuite parce qu’à une seule exception près, le maniement de l’outil n’est pas représenté. Cette exception est celle de la Porte Mars à Reims, qui malheureusement, depuis sa « découverte » au début du XIXe siècle [ ??] a subi des dégradations qui l’ont rendu illisible ; nous en sommes donc réduits à choisir entre quelques dessins dont la fidélité, là encore, est sujette à caution. Quant aux sources textuelles, elles se réduisent à quelques lignes, quand ce n’est pas quelques mots, dans une demie douzaine d’auteurs, dont le seul à donner quelques détails concrets est Pline l’Ancien. C’est lui qui distingue les faux italiennes, courtes et maniées d’une seule main, aux faux des « grands domaines gaulois », plus longues et qui coupent l’herbe par le milieu ; mais il ne nous dit pas si ces grandes faux gauloises étaient maniées à deux mains (Histoire Naturelle, Livre XVIII, LXVII, 28).

La situation est-elle désespérée ? Si on s’en tient aux méthodes traditionnelles, sans doute. Même l’expérimentation, telle qu’elle est pratiquée en archéologie depuis les années 1970 avec le succès que l’on sait, serait probablement impuissante. Car pour résoudre un problème (sauf hasard heureux, cela arrive parfois), il faut d’abord avoir pu le poser. Or le problème des faux non modernes ou non européennes n’a jamais été véritablement posé. Que faudrait-il faire pour qu’il le soit ?

Il faudrait commencer par un inventaire ethnographique aussi exhaustif que possible des gestes du fauchage en dehors d’Europe. Il est vrai qu’en dehors de l’Europe et des pays limitrophes, les faux sont si rares qu’on se permet le plus souvent de les ignorer. Elles existent pourtant. J’ai fait allusion aux faux alternatives de Carélie, d’Arménie et de Sibérie. On trouve ici et là, en Inde, en Malaisie, en Chine, au Japon, etc., des outils à couper l’herbe, les roseaux et d’autres matériaux semblables, voire parfois des céréales, qui ne ressemblent pas à « nos » faux mais qui n’en font pas moins partie de la même famille d’outils. Or ce sont justement leurs différences qui nous intéressent, parce que ce sont elles qui peuvent nous permettre de nous faire une idée de l’ensemble des possibles. Malheureusement, ce genre d’enquête présente des difficultés pratiques telles que jusqu’ici, à ma connaissance, personne n’a pu ou voulu s’y lancer.

Reste la « méthode Marbach ». Elle a fait ses preuves avec les instruments aratoires. Réussira-t-elle aussi bien avec les faux ? Je n’en suis pas certain, mais je suis optimiste, et cela pour deux raisons. D’abord parce que c’est une méthode nouvelle, qui n’avait pas encore été vraiment essayée. Ensuite parce que c’est une méthode rigoureuse, qui nous permet de sortir des sentiers battus ― ou, mieux, qui nous y oblige. J’ai dit plus haut combien il nous était difficile de nous déprendre de nos habitudes, lorsqu’elles étaient devenues des évidences. Le regard de l’ingénieur, dans sa rigueur décapante, est un moyen particulièrement efficace pour y parvenir. M. Marbach n’a pas résolu tous les problèmes, il s’en explique en toute franchise. Mais il les pose d’une façon toute nouvelle, et je suis convaincu que c’est en le suivant dans la voie qu’il a ouverte que nous pourrons sortir de l’impasse où nous sommes depuis au moins trois quarts de siècle.

 

Le 10 décembre 2011 François Sigaut