1992g) « Le triangle du sens. À propos de Boris Cyrulnik, La Naissance du sens »

Techniques & culture, 19 : 201209. [Tiré à part] [Tapuscrit]

 

François Sigaut : LE TRIANGLE DU SENS

 

A propos de Boris Cyrulnik, La naissance du sens.

 

 

 

(Paru dans Techniques & culture 19, janvier-juin 1992, p. 201-209)

 

 

 

Entre dix et quinze mois, un peu plus tôt en moyenne chez les filles que chez les garçons, l’enfant qui désire un objet placé hors de sa portée adopte un comportement nouveau. Il pointe le doigt vers l’objet en cherchant du regard sa mère ou l’adulte présent avec lui dans la pièce, en même temps qu’il s’essaye à émettre des sons qui ne sont pas encore des mots, mais qui ne sont plus de simples cris. C’est ce comportement nouveau qui, pour Boris Cyrulnik, manifeste la naissance du sens tel qu’il caractérise les rapports humains. La naissance du sens, c’est le titre du petit livre qu’il vient de publier chez Hachette, dans la collection « Questions de science », dirigée par D. Lecourt (1991). Je crois ce livre d’une importance capitale pour nous qui nous efforçons de comprendre quelque chose aux techniques. Il m’a en tous cas passionné, je voudrais dire pourquoi.

 

Montrer un objet du doigt est une action mentalement fort complexe. On ne l’observe de façon spontanée chez aucun singe, semble-t-il, ni non plus chez les enfants atteints très tôt de certains handicaps sensoriels ou mentaux. Lorsqu’il désigne du doigt un objet à quelqu’un, l’enfant accomplit simultanément tout un ensemble d’opérations. Il identifie l’objet, ce qui implique, soit qu’il le reconnaît, soit qu’il le rapproche d’un autre objet qu’il connaît déjà. Il suppose que la personne présente est capable elle aussi d’identifier l’objet. Il tente enfin d’exprimer quelque chose qu’on peut peut-être résumer comme la suite de messages suivante : je connais cet objet – je sais que tu connais cet objet – je sais que tu sais que je connais cet objet – donne-moi cet objet. En d’autres termes, l’enfant suppose que l’adulte a la même relation à l’objet que lui, et il tente d’établir une communication avec cet adulte sur la base de cette supposition. S’il réussit, c’est-à-dire si l’adulte comprend et lui donne l’objet, l’enfant a acquis une expérience nouvelle, celle d’une relation avec autrui et d’une relation avec le réel qui se valident mutuellement : il découvre le sens, ou plus exactement il découvre la façon dont, dans l’espèce humaine, on le construit.

 

Dans le vocabulaire de B. Cyrulnik, l’objet est chose dotée de sens parce que socialisée. C’est dans le rapport affectif qu’il a avec sa mère et les autres personnes de son entourage que l’enfant va trouver un sens à donner aux choses. Et réciproquement, c’est par la médiation des objets qu’il va développer avec autrui des rapports plus différenciés que le simple attachement animal. Certains objets prennent d’ailleurs la signification d’une présence, ce sont les nounours et autres mouchoirs tranquillisants. Car l’enfant a besoin de la présence rassurante de sa mère ou d’une autre personne familière pour se sentir libre de s’intéresser au monde extérieur, ou au contraire pour pouvoir s’endormir tranquillement. C’est parce qu’il véhicule une odeur familière que le mouchoir agit. Mais il n’agit pas de façon simplement chimique, à la manière des phéromones. Il agit, B. Cyrulnik y insiste, parce que l’odeur est interprétée, parce qu’elle a une signification.

 

« Il est vain d’invoquer, comme beaucoup s’obstinent à le faire, la molécule contre le sens. De toute évidence, la molécule est porteuse de sens ; nul ne saurait faire abstraction de ce sens lorsqu’il s’agit d’expliquer le jeu de la molécule [olfactive] dans le comportement humain. » (1991 : 75).

 

Si j’ai trouvé tout cela passionnant et d’une importance fondamentale pour notre compréhension des techniques, c’est parce qu’il m’a semblé retrouver, dans le pointer du doigt, le même triangle relationnel ego-réel-autrui que j’avais proposé il y a deux ans dans « Folie, réel et technologie » (Techniques et culture, 1990, 15 : 167-179) – « réel » est pris ici dans son sens étymologique : le monde des choses inanimées). B. Cyrulnik, à qui j’ai posé la question, n’est pas en désaccord avec ce rapprochement. C’est une confirmation que dans l’espèce humaine, la configuration sociale élémentaire n’est pas un rapport binaire de personne à personne, mais un rapport ternaire mettant en jeu au moins deux personnes et un objet. La société humaine se construit comme humaine par le sens qu’elle donne aux objets matériels, car la relation hommes-objets est aussi nécessaire que la relation hommes-hommes pour la construction du sens. L’action traditionnelle efficace n’est pas seulement la définition de la technique, c’est peut-être aussi, d’un strict point de vue zoologique, le critère le plus spécifique permettant de distinguer l’espèce humaine parmi les espèces animales voisines.

 

Quand a-t-on commencé à prendre conscience de l’importance diagnostique du montrer du doigt ?

 

Sans doute depuis un travail aujourd’hui classique, publié en 1918, dans lequel F. Curcio (que je cite d’après Frith 1992) établit que ce geste manque chez les enfants autistes. Mais il est probable que des recherches ad hoc permettraient de remonter plus haut. Dans son roman Les animaux dénaturés, (1951 : 99) Vercors dit des tropis, ces hommes-singes survivants trouvés dans une région inexplorée de Nouvelle-Guinée et qui vont poser à la justice britannique l’extraordinaire problème de définir l’humanité, qu’« ils désignent souvent un objet lointain de l’index, dans un geste très humain ». Est-ce là pure intuition de l’écrivain, ou Vercors a-t-il trouvé ce détail dans quelque ouvrage scientifique oublié aujourd’hui ? A peu de mois près, il est hélas devenu impossible de le lui demander. Enfin, on peut penser que la sagesse populaire n’ignore pas tout à fait la question. Le nom d’index donné à notre deuxième doigt le suggère. Et je comprends maintenant pourquoi, comme on me l’a enseigné autrefois, il est suprêmement impoli de montrer quelqu’un du doigt : c’est traiter une personne comme une chose.

 

Je viens de faire allusion à l’autisme. C’est un sujet vers lequel convergent immanquablement toutes les réflexions qui précèdent. Dans « Folie, réel et technologie », j’avais employé le terme d’aliénation mentale pour désigner le genre de coupure isolant ego dans le triangle ego-réel-autrui. Mais je ne m’étais interrogé ni sur les modalités ni sur les termes de cette coupure. Qu’il s’agît le plus souvent, quoique sans doute pas toujours, de « maladies mentales » dans l’acception courante du terme me semblait à la fois presque évident et sans grand intérêt, car sauf à renvoyer à un traité de psychiatrie virtuel, je n’avais pas de contenu précis à mettre sous ce terme. L’autisme, à cet égard, se présente comme une exception. Les recherches de ces dernières années en ont précisé les caractéristiques de façon tout à fait remarquable, et, ce qui nous intéresse ici au premier chef, elles se situent de plus en plus sur le terrain du sens.

 

L’autisme n’a été identifié qu’il y a un demi-siècle à peine, par deux psychiatres viennois œuvrant indépendamment l’un de l’autre. Le premier, Leo Kanner, était alors réfugié aux Etats-Unis (1943), le second, Hans Asperger, était resté en Autriche (1944). On a depuis diagnostiqué l’autisme dans des descriptions plus anciennes, comme par exemple celles de Victor, l’enfant sauvage trouvé dans l’Aveyron à la fin du XVIIIe siècle et étudié par de nombreux aliénistes de l’époque. Aujourd’hui, me semble-t-il, on considère l’autisme plutôt comme un handicap que comme une maladie à proprement parler. On n’en connaît pas les causes (génétiques ?) et on ne le guérit pas. Mais comme pour tout handicap reconnu, on peut trouver des aménagements pratiques qui permettent aux autistes, dans les meilleurs des cas, de mener une vie presque « normale ». Toute la question est de savoir en quoi consiste exactement ce handicap qui empêche l’autiste de construire du sens à la manière des autres hommes.

 

On a d’abord pensé qu’il s’agissait d’un déficit d’affectivité. Le terme même d’autisme traduit cette idée. L’enfant autiste aurait été incapable de s’attacher à autrui, voire de s’y intéresser, tout en étant capable de s’intéresser aux objets et en faisant preuve parfois de capacités intellectuelles étonnantes. On admet aujourd’hui que ce déficit d’affectivité est une conséquence des difficultés de communication entre l’autiste et son entourage, mais qu’il n’en est pas la cause. Les autistes sont parfaitement capables d’affection et d’attachement. Ce qui leur manque, pense Uta Frith dans un livre récemment traduit auquel j’ai emprunté presque tout ce que j’ai dit sur ce sujet jusqu’ici, L’énigme de l’autisme (1992), c’est une théorie mentale (theory of mind), c’est-à- dire la capacité que nous avons tous de nous représenter presque instantanément les états mentaux d’autrui et d’en tenir compte dans notre appréciation des situations et dans nos actions. L’enfant autiste ne comprend pas le mensonge ni la tricherie, ni même la plaisanterie, et il ne sait pas jouer à « faire semblant ». Il ne comprend et n’utilise le langage, qu’il acquiert avec beaucoup de retard, que d’une façon « littérale », ce qui est cause de malentendus innombrables et inattendus avec son entourage. L’autiste, en somme, correspond assez bien au modèle de l’être humain que se faisaient les béhavioristes, ce qui suffit pour juger cette théorie. On peut se demander si on ne retrouve pas cette « littéralité » dans ses rapports avec les objets. Les « enfants-placards », comme les appelle B. Cyrulnik, ne sont pas des autistes. Ils ont cependant subi dans les premières années de leur vie de telles privations affectives et sensorielles qu’ils en restent longtemps gravement handicapés. Une des manifestations de ce handicap est la façon dont ils traitent les objets, en fonction de la seule utilité qu’ils leur trouvent dans l’immédiat. « Pour eux les objets restent des choses. Ils accèdent tout juste au statut d’outils, jamais ils ne deviennent objets ‘sensés’. » (Cyrulnik 1991: 68.)

 

L’absence de théorie mentale n’est peut-être pas le dernier mot de « l’énigme de l’autisme », cependant. Certains spécialistes sont enclins à en distinguer deux formes, nommées d’après les deux auteurs de référence. La première est l’autisme classique ou syndrome de Kanner, qui, comme le conçoit Uta Frith, correspondrait effectivement à une absence de théorie mentale, c’est-à-dire à un handicap situé originellement dans les rapports interpersonnels. La seconde est le syndrome d’Asperger, caractérisé davantage par une extrême gaucherie des comportements, notamment avec les objets, alors que la théorie mentale n’est pas vraiment absente. Le syndrome d’Asperger, deux à trois fois plus fréquent que l’autisme classique, serait aussi moins grave, et se diluerait sans solution de continuité, pour ainsi dire, dans la grande cohorte de ceux que leur maladresse conduit à préférer une certaine solitude (Clarke et Clarke 1992). J’ai été surpris de constater que le schéma du triangle ego-réel-autrui permettait de rendre compte facilement (trop facilement !) de ces deux formes. Il suffit en effet d’y marquer par une flèche la direction de la coupure qui isole ego. Dans le premier cas, c’est la coupure ego/autrui qui est première, et qui empêcherait ego de construire des rapports de sens avec le réel. Dans le second, c’est la coupure ego/réel qui empêcherait ego de construire des rapports de sens avec autrui.

 

Je ne prétends évidemment pas que ce schéma ajoute quoi que ce soit à notre compréhension de l’autisme. Les problèmes que les chercheurs s’efforcent de résoudre se situent à un autre niveau. D’autres hypothèses sont en cours d’examen, d’ailleurs, comme celle d’une insuffisance des « fonctions exécutives », dont le rôle est d’inhiber nos automatismes pour les soumettre au contrôle d’instances mentales supérieures (Hughes 1992). De toute évidence, les choses ne font que commencer. Mais ce n’est pas l’autisme en tant que tel qui m’intéresse ici, c’est ce que son étude nous permet de comprendre sur la naissance du sens. Plus exactement encore, ce qui m’intéresse est la façon dont l’activité technique, c’est-à-dire l’expérience gratifiante d’un rapport efficace avec le réel, est nécessaire à la production du sens (et réciproquement). De ce point de vue, et de ce point de vue seulement, le triangle ego-réel-autrui, ou comme je préfère l’appeler maintenant le triangle du sens, s’est montré utile, pour moi du moins, dans un domaine où je ne m’y attendais nullement. Il m’a en tout cas conduit à m’intéresser passionnément à des ouvrages comme ceux de Boris Cyrulnik et d’Uta Frith, que j’aurais considérés auparavant comme tout à fait étrangers à mes préoccupations de technologue. J’espère avoir pu faire partager cet intérêt à quelques lecteurs de Techniques et culture.

 

Qu’on me permette quelques remarques supplémentaires.

 

Dans « Folie, réel et technologie » et ici encore, j’ai fait la supposition implicite que le « réel » était fait d’objets matériels, plus exactement d’objets inanimés. C’était une supposition simplificatrice, mais qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. Nous pouvons « réifier » des personnes, nous le faisons même constamment. Nous pouvons aussi personnifier des choses. Enfin, où est, dans le triangle du sens, la place de l’animal, qui n’est en soi ni une chose ni une personne, bien qu’on le traite (trop) souvent soit comme l’une, soit comme l’autre ?

 

En ce qui concerne l’animal, je n’ai pas de réponse. Tout ce que je puis dire est que le statut de l’animal me paraît de plus en plus un critère de premier ordre dans l’analyse comparée des sociétés. Je me borne pour le reste à renvoyer au livre de J.-P. Digard (1990), en souhaitant toutefois que les recherches futures se décentrent davantage par rapport au problème des domestications (Sigaut 1988).

 

Je ne m’étendrai guère plus sur la réification des personnes. Dans nos conduites quotidiennes, elle est assez facilement reconnaissable. Elle est probablement inévitable, dans la mesure où il ne nous est guère possible de nouer de véritables rapports de personne à personne avec plus de quelques dizaines d’individus. La réification d’autrui peut donner lieu à toutes sortes de conduites perverses, qui vont de la simple indifférence au meurtre de masse en passant par tous les degrés de la dureté et de la brutalité. L’internement arbitraire tel que le décrit Bernardet (1989) peut être considéré comme l’aboutissement d’un processus de réification de l’interné, qui est lui-même privé de la part de réel lui servant à s’identifier. Inversement, je crois qu’il y a des cas où une réification limitée, de caractère méthodologique pour ainsi dire, est à la fois nécessaire et avantageuse. Il n’est sans doute pas mauvais que le patient sur la table d’opération soit considéré comme un objet par l’équipe chirurgicale qui va l’opérer. Et que sont donc les sciences humaines sinon un effort pour comprendre, en tant qu’objets de connaissance, des personnes avec lesquelles nous ne pourrions souvent avoir que des rapports de peur, de répugnance ou de dérision ? L’histoire de nos rapports avec les fous me paraît singulièrement instructive à cet égard. On les enfermait autrefois parce qu’on en avait peur, et il suffit d’une brève visite à un hôpital psychiatrique ordinaire pour se rendre compte que cette peur n’est pas bien loin en nous. C’est le long effort pour comprendre les fous en tant qu’objets de science qui a permis de surmonter cette peur et de trouver les moyens de reconstruire avec eux des relations de personne à personne.

 

La personnification des objets se présente à nous comme l’inverse logique exact de la réification des personnes, mais les manifestations n’en sont pas symétriques, et paraissent plus difficiles à déceler. Au premier degré, il y a la métaphore si célèbre qu’elle en est devenue cliché :

 

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »

 

Il est assez clair, me semble-t-il, que ce vers ne fait que dire en termes choisis l’attachement que nous avons tous pour certains des objets dont nous nous entourons. Le marteau du forgeron, le burin du graveur, le stylo de l’écrivain (ou sa vieille robe de chambre) ; le camion du routier, etc., sont au fond, un peu comme le nounours de l’enfant quoique pour des raisons différentes, des objets d’attachement comme les appelle B. Cyrulnik. Sans eux, nous sommes dérangés dans nos habitudes, et c’est pourquoi nous répugnons à les prêter. Ils ont pour nous des significations profondes et multiples, nées précisément d’une longue familiarité mutuelle. Je crois pourtant qu’aussi chargés de sens soient-ils, ces objets n’en restent pas moins des objets. Lorsque nous leur prêtons une personnalité (à une automobile par exemple), nous savons bien qu’il s’agit d’une façon de parler, d’une métaphore. Se demander s’ils ont une âme n’est qu’un procédé littéraire.

 

Mais il y a autre chose peut-être. Dans ses études expérimentales sur la Structuration de l’instrument chez l’enfant (1970), Pierre Mounoud met en évidence plusieurs étapes successives dans la façon dont l’enfant conçoit le rôle des instruments dans les modalités de sa propre action. Initialement, l’instrument est un simple médiateur, censé transmettre intégralement et sans les modifier les intentions de l’enfant. S’il est amené à se servir d’un bâton par exemple, l’enfant s’attend à retrouver au bout de celui-ci les effets qu’il obtient de sa propre main, pour ainsi dire. Plus tard, l’instrument ne se limite plus à transmettre une action, il est censé en partie agir par lui-même :

 

« Dans une seconde conception (4 à 5 ans) l’instrument se substitue en quelque sorte aux actions du sujet qu’il figure concrètement et dont il est censé remplir les fonctions (attribution des actions). Son pouvoir de transmission diminue dans la mesure où il "réalise" les actions. On peut également dire que le sujet projette ses actions dans l’instrument et qu’il parvient par ce moyen à les identifier… » (Mounoud 1970 : 112.)

 

Ce point a fait l’objet du commentaire suivant par le préfacier de P. Mounoud, J.-B. Grize :

 

« Il est assez déconcertant à nos yeux de modernes de constater que tous les chemins qui ont conduit à la science sont passés par la magie, au point que certains rationalistes un peu hâtifs ont pu y voir une aberration de l’esprit. Il suffit cependant d’examiner ce que Pierre Mounoud rapporte du deuxième stade, pour comprendre qu’il s’agissait là non seulement d’une étape importante, mais peut-être d’un passage obligé. Il y a en tous cas, dans la genèse de l’instrument, un moment où "l’action est progressivement déléguée à l’objet qui est censé la réaliser", et j’ajouterai : la réaliser seul. Il n’est dès lors pas étonnant que, transposée dans les pratiques des groupes sociaux, cette vision ait pu donner à croire que certains objets privilégiés ou leurs symboles aient puissance d’agir par eux-mêmes sur la nature et sur ses lois. Ce qui est plus important encore, c’est de voir en quoi, chez l’enfant tout au moins, ce stade prépare le suivant, au point qu’il en constitue une condition nécessaire. » (1970 : 7).

 

Nous savons qu’il faut être prudent pour « transposer dans la pratique des groupes sociaux » des « visions » de ce genre. Néanmoins, cette conception de l’instrument comme agent est ce qui me paraît le plus proche d’une véritable personnification de l’objet. Et comme le souligne J.-B. Grize, l’essentiel est bien que cette personnification soit un moment nécessaire dans le développement de nos relations avec le réel. Il est probable que de même que la réification d’autrui, la personnification du réel, sous certaines conditions et dans certaines limites, n’est pas en soi quelque chose de néfaste ou de pathologique. Ce n’est peut-être qu’un moment nécessaire dans la construction du sens.

 

Un mot pour terminer sur l’allusion de J.-B. Grize à la magie. Dès lors qu’il est question de personnification du réel, la référence à la magie et à la religion devient inévitable. Le rapprochement entre magie et technique a été fait depuis 1903par Marcel Mauss, mais les deux domaines se ressemblent trop, me semble-t-il, pour que ce rapprochement soit très instructif, du moins si on s’en tient à la magie au sens où l’entendaient ses praticiens européens au Moyen Age et jusqu’au XVIIe siècle (pour ce qu’on a appelé « magie » par analogie chez les peuples non européens, il me semble que les données seraient à revoir). C’est plutôt dans la religion, me semble-t-il, que la personnification du réel prend toutes ses dimensions. Je ne suis pas sûr qu’il y ait là une piste de recherche vraiment concrète. Mais je ne peux pas cacher que cette idée de personnification du réel, en référence au triangle du sens tel que je l’entends ici, m’a donné pour la première fois l’impression qu’il sera peut-être possible un jour de comprendre quelque chose à la religion.

 

François Sigaut - EHESS

 

 

 

RÉFÉRENCES

 



 

CLARKE, A. M., and A. D. B. CLARKE, 1992, “Worlds apart”, Nature, 355, 6356: 123. [Recension de Uta Frith (dir.), Autism and Asperger Syndrome, Cambridge University Press, 1991).

 

CURCIO, F., 1978, “Sensorimotor functioning and Communication in Mute Autistic Children”, Journal of Autism and Childhood Schizophrenia, 8: 281-292.

 

CYRULNIK, B., 1991, La naissance du sens. Paris, Hachette, (« Questions de Science »).

 

DIGARD. J,-P., 1990, L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion. Paris, Fayard.

 

FRITH, U., 1992, L’énigme de l’autisme. Paris, Odile Jacob. [L’édition anglaise a été publiée en 1989.]

 

HUGHES, C., 1992, Projet de recherche présenté à la Fondation Fyssen (inédit).

 

MAUSS, M.,1903, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », réimpr. dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1985.

 

MOUNOUD, P., 1970, Structuration de l’instrument chez l’enfant. Intériorisation et régulation de l’action. Neuchâtel, Delachaux & Niestlé.

 

SIGAUT, F.,

 

1988, Critique de la notion de domestication, L’Homme, 28, 108 : 59-71.

 

1990, « Folie, réel et technologie », Techniques et culture, 15 : 167-179.

 

VERCORS, 1952, Les Animaux dénaturés. Paris, Albin Michel (« Le Livre de Poche »).