2009a) « Du progrès en agriculture et en général »

In Bertrand Hervieu et Bernard Hubert (dir.), Sciences en campagne : regards croisés, passés et à venir, Actes du Colloque de Cerisy, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, pp. 341350. [Tapuscrit]

DU PROGRÈS EN AGRICULTURE – ET EN GÉNÉRAL

François Sigaut

J’ai conscience d’enfreindre un tabou en parlant de « progrès ». Devenu politiquement incorrect, ce mot a en effet à peu près complètement disparu de l’usage actuel. Mais… il a été immédiatement remplacé par un synonyme, « avancée(s) », ce qui prouve, 1° qu’il n’est pas si facile de se passer de la notion de progrès, aussi critiquable soit-elle, et 2° que le politiquement correct conduit facilement à une certaine hypocrisie, même si celle-ci est inconsciente.

Les exemples de cet hypocritement correct seraient légion. Les vieux sont devenus des « seniors », les vendeuses des « conseillères de vente », et les indigènes des « populations locales ». Je ne sais pas si ce genre d’euphémisation a fait l’objet d’études précises de la part des linguistes. Je rappelle seulement que le phénomène n’est rien moins que nouveau. Molière l’avait raillé dans Les Précieuses ridicules, et Orwell l’a très bien identifié dans 1984 sous le terme de novlangue. La seule chose que, peut-être, Orwell n’avait pas prévue, c’est que la novlangue ne resterait pas la spécialité des régimes totalitaires, mais que les démocraties s’y mettraient elles aussi, avec au moins autant de succès.

DU PROGRÈS EN GÉNÉRAL (1)

Pour en venir à la notion de progrès, je voudrais rappeler qu’elle est une condition nécessaire de ce que nous appelons la science. Car la science est un processus historique, doublement historique : parce qu’il se situe dans l’histoire (comme tous les faits humains) et parce que ses agents ont conscience de contribuer à faire l’histoire. Dans la recherche scientifique, on part toujours d’un état (N) des connaissances à un certain moment, état qu’il s’agit de porter à un degré supérieur (N+1). Or ce passage de (N) à (N+1) ne peut pas être appelé autrement qu’un progrès. Il y a de faux progrès – des recherches qui s’égarent, des théories fantaisistes, des effets d’annonce, des fraudes, etc. – mais ces faux progrès ne sont faux que parce qu’il y en a de vrais. L’un dans l’autre, il y a progrès, et s’il n’y en avait pas, il n’y aurait pas de science du tout. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans certaines disciplines qui sont peu à peu désertées parce qu’à tort ou à raison, les perspectives de progrès y paraissent insuffisantes : quoi qu’on dise, il y a peu d’esprits assez désintéressés pour entreprendre des recherches avec la perspective de ne rien trouver. C’est l’espoir de trouver qui anime les chercheurs, et ce sont les progrès passés qui nourrissent cet espoir. Voilà pourquoi la science et le progrès sont indissociables. Et voilà pourquoi (entre autres), refuser de parler de progrès est plus qu’une simple affaire de choix des mots. A terme, et qu’on en ait conscience ou non, c’est dénier à la science ce qui est une de ses conditions nécessaires d’existence1.

Cela dit, il est évident que la question du progrès n’intéresse pas que la science, elle intéresse la société toute entière. Depuis quand l’idée de progrès s’exprime-t-elle dans nos sociétés, celles que nous appelons modernes ?

Question sans réponse, ou plus exactement sans réponse datable. On trouve une certaine conception du progrès dans les mythes les plus anciens, qui racontent tous que l’homme est né dans un état semblable à celui des bêtes sauvages, et qu’il a fallu l’intervention de divers dieux, déesses ou héros pour lui enseigner les arts de la civilisation. Ce n’est pas encore « notre » idée du progrès mais c’en est une, qui est sans doute née de l’évidence des différences entre barbares et civilisés (les barbares étant les autres, cela va de soi).

Dans l’Antiquité gréco-romaine, cette évidence se double d’une autre : nous (civilisés) étions il y a quelques générations dans l’état où nous voyons les barbares aujourd’hui. La société a donc évolué dans un temps qui n’est plus celui du mythe, et les dieux n’y sont pas pour grand-chose. C’est par leurs propres moyens que les hommes (nos ancêtres directs) ont appris ceci et inventé cela. L’idée moderne de progrès est bien là, même si elle s’exprime relativement peu ou de façon intermittente.

Je passe sur le millénaire qui va de la fin de l’Antiquité classique à la Renaissance. Toute cette histoire m’est peu connue, et je n’en fais état que pour rappeler que la notion de progrès n’est pas nouvelle. Ce qu’on peut affirmer avec un degré raisonnable de certitude, c’est qu’au XVIIe siècle, l’idée de progrès passe au premier plan. Elle est discutée, mais la discussion tourne finalement en sa faveur. Le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault (1688) est le manifeste de son triomphe. À de nombreux égards, les années 1680 peuvent être considérées comme le début du siècle des Lumières, et l’ouvrage de Perrault est un des jalons qui caractérisent ce tournant. Après lui, l’idée de progrès deviendra un lieu commun.

 

DU PROGRÈS EN AGRICULTURE (1)

Dans ses Parallèles, Perrault avait bien sûr beaucoup parlé des Lettres, des Sciences et des Arts, mais il s’était aussi appuyé sur une liste impressionnante d’innovations techniques, ce qui était assez nouveau. Cet intérêt des lettrés pour la technique trouvera sa pleine expression dans l’Encyclopédie. Mais dans les années 1680, il n’est guère encore question d’agriculture. Il existe certes depuis longtemps une littérature sur ce sujet qui intéresse tous les propriétaires terriens, à laquelle l’imprimerie ouvre des perspectives de plus en plus larges. On édite et on traduit les auteurs latins (Caton, Varron, Columelle…). L’Opus ruralium commodorum de Pietro de Crescenzi, publié vers 1305, connaît une nouvelle carrière à partir de 1480, préfigurant l’immense succès qui sera celui de L’Agriculture et Maison rustique, d’Estienne et Liébault (1564) ; ce dernier ouvrage sera traduit dans la plupart des langues européennes et aura plus d’une centaine d’éditions jusque vers 17002.

Les choses commencent à changer vers le milieu du XVIIIe siècle. On a cent fois cité ce passage de Voltaire : « Vers l’an 1750 la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéra, de romans […] se mit enfin à raisonner sur les blés […]. On écrivit des choses utiles sur l’agriculture : tout le monde les lut, excepté les laboureurs.3 » C’est encore le meilleur tableau qu’on puisse donner de la situation. À partir de 1750, la production d’écrits agronomiques s’accroît de façon véritablement prodigieuse. Mais comme le dit Voltaire, on ne voit pas bien ce que cette masse d’écrits change effectivement dans la pratique.

Que se passe-t-il donc ? Il y a des innovations, cela ne fait pas de doute, quoiqu’on n’en ait que rarement des témoignages directs. C’est le cas du tarare, dont l’invention est attestée par un brevet de 1604 aux Pays-Bas4. C’est le cas du chaulage des semences pour les préserver de la carie ou de la nielle, qui est si bien documenté dans l’œuvre de Mathieu Tillet5. En revanche, les preuves indirectes abondent : il suffit de visiter quelques musées d’agriculture pour prendre conscience de l’extraordinaire diversité des outillages d’une région à l’autre, diversité qui ne peut s’expliquer que par un long passé d’innovations locales dans chacune d’elles. Le problème est que sauf hasard heureux, ce passé nous reste à peu près inconnu. Et cela, non seulement parce que les documents sont rares et difficiles à interpréter, mais surtout parce que les historiens universitaires ne s’y sont jamais vraiment intéressés. On m’objectera peut-être l’œuvre de Marc Bloch. Mais ce qu’on trouve chez lui (comme chez Lucien Febvre), ce sont surtout des déclarations d’intentions en faveur de l’histoire des techniques ; aucun des deux n’est passé des intentions aux actes. Et on ferait le même constat un peu partout ailleurs en Europe. Le grand classique d’outre Manche, l’Histoire rurale de l’Angleterre de Lord Ernle6, observe sur tout ce qui est technique un silence assourdissant.

Il y a ici comme un paradoxe. Depuis Perrault, l’idée de progrès est admise, y compris en agriculture, même si c’est avec un certain retard ou certaines réticences. Mais la réalité de ce progrès est à peu près invisible, parce qu’elle est faite d’une multitude d’innovations de détail et d’intérêt local. Il y a des auteurs qui ont le courage d’entrer dans ce détail fastidieux, le premier et le meilleur exemple en est peut-être H.-L. Duhamel du Monceau. Mais pour intéresser et pour convaincre le public (les acheteurs des livres), cela ne suffit pas. Il faut des idées plus simples et plus péremptoires, qui puissent frapper tous les esprits. D’où le développement d’une opposition entre empiristes et théoriciens, qui va structurer toute la littérature agronomique jusque vers le milieu du XIXe siècle.

Ceux qui font le plus d’impression sont naturellement les théoriciens. Le problème est que dans l’état des connaissances de cette époque, ils n’ont pas de théorie valable. Des deux théories disponibles, la première, celle de l’Anglais Jethro Tull, est abandonnée dès les années 1760, à la suite des travaux de Duhamel. La seconde, celle dite de l’humus, durera plus longtemps – on peut dire qu’elle a encore des adeptes aujourd’hui, parmi les partisans de l’agriculture dite « biologique ». Mais dans la pratique, aucune des deux ne marche. Ce qui ne laisse pas d’autre issue à ceux qui choisissent de théoriser que d’imputer leurs échecs à l’ignorance et à la « routine aveugle » des paysans qui refusent de les écouter.

Tel est, me semble-t-il, le paradoxe de la période 1750-1850. La croyance au progrès s’est étendue à l’agriculture. Mais elle n’est pas en prise avec la réalité. D’un côté, une quantité de petites innovations qui marchent, mais qui ne forment pas un ensemble lisible. De l’autre des théories séduisantes car générales, mais qui ne marchent pas. Entre les deux, le progrès reste un espoir bien abstrait.

DU PROGRÈS EN AGRICULTURE (2)

Que l’innovation paysanne (y compris artisanale) soit capable de produire des résultats généralisables, c’est pourtant ce qu’on avait vu avec le chaulage des semences et avec le tarare. Un mot sur celui-ci, pour rappeler que s’il fut inventé en 1604 (sinon avant), il ne fit son apparition dans le monde savant qu’en 1716 ! Mais aussi tardive qu’elle ait été, cette reconnaissance a joué un rôle déterminant. Car le fait que les projets soient publiés, surtout dans des revues savantes, encourage et stimule les inventeurs. Après le tarare, ils passeront à la machine à battre les grains. A la suite d’une histoire que je ne fais ici que rappeler, celle-ci est enfin mise au point en Ecosse en 1786. C’est la date de naissance du machinisme agricole moderne, dont le développement va se poursuivre sans relâche. Dès la fin du XIXe siècle, la plupart des machines qui transformeront l’agriculture au XXe siècle existent, au moins à l’état de prototypes7. Le dédain des historiens auquel j’ai fait allusion plus haut fait que nous ne connaissons cette histoire que dans ses grandes lignes. Au risque de lasser, il faut répéter encore et toujours que les détails, qui sont la véritable réalité, restent très mal connus. Il est évident que les ingénieurs et les industriels y ont joué un rôle de plus en plus grand. Mais l’innovation paysanne n’a jamais cessé, c’est ce que montre une enquête récente8.

Ce qui va bouleverser les rapports de la théorie à la pratique, c’est la théorie minérale des engrais, proposée par Liebig en 1840. Cela ne se fera pas tout seul. La théorie n’était pas parfaite (sur l’azote notamment), il faudra donc la corriger. Il faudra aussi préciser tout ce qui concerne la solubilité des substances fertilisantes, leur circulation dans le sol, les doses, etc. Il faudra enfin sélectionner des variétés susceptibles de réagir aux nouveaux engrais par de meilleurs rendements plutôt que par la verse. Tout cela prendra du temps, et il faudra un bon demi-siècle pour que les sceptiques, échaudés par l’échec des théories précédentes, soient convaincus. Vers 1900 en tous cas c’est chose faite. Il existe une agronomie théorique, qui n’est plus seulement un corps de spéculations abstraites, mais qui est validée par des expériences et par des applications de plus en plus étendues.

Au XXe siècle, le domaine de ce qu’on peut appeler la science concrète ou efficace s’étend pratiquement à tous les aspects de l’agriculture et de l’élevage. Une simple liste des innovations serait interminable, aussi me bornerai-je à quelques remarques d’ordre général.

La première ne fait que prolonger ce qui précède. Les théories commençant à tenir leurs promesses, les savoirs des paysans sont de plus en plus dévalorisés. Jusque dans les années 1860 et 1870, les écrits des agronomes faisaient une large part à la description des pratiques paysannes. À partir des années 1880 ou 1890, c’est fini. On ne s’intéresse plus à ce que font les agriculteurs, mais à ce qu’ils devraient faire ou à ce qu’il faut leur enseigner. Quand exactement le mot « vulgarisation » est-il entré dans le vocabulaire des agronomes ? Les lexicographes nous le diront un jour sans doute. Au milieu du XXe siècle en tous cas, il exprimait une espèce d’évidence. Le progrès était scientifique, il venait d’en haut, des laboratoires et des stations expérimentales. Le rôle des agronomes de terrain était de le diffuser auprès des agriculteurs en surmontant les résistances inévitables dues aux mentalités traditionnelles, etc.

Cela dit, et ce sera ma seconde remarque, l’intervention de la science a eu des effets si extraordinaires qu’on ne voit pas comment les choses auraient pu se passer autrement. Au début du XIXe siècle, les rendements céréaliers moyens étaient de l’ordre de 10 q/ha/an, et cette évaluation est plutôt optimiste. À la fin du XXe, ils atteignent et dépassent couramment 100 q, soit une multiplication par 10 en moins de 200 ans ! Du côté de la productivité du travail les choses sont plus compliquées, parce que l’évolution n’a pas été la même suivant les tâches (labours, semis, entretien des cultures, récolte, transports…). Disons seulement qu’en gros, elle a été multipliée par un facteur compris entre 500 et 1000 ! Et le résultat de tout cela est une chute fantastique des prix réels du blé, exprimés en heures de travail. D’après les données compilées par J. Fourastié9, il fallait au XVIIIe siècle en moyenne 200 heures de salaire d’un manœuvre pour acheter un quintal de blé (avec des oscillations allant du simple au double). Au XIXe, léger mieux : on passe à un niveau moyen de 150 heures. À partir de 1880 commence un mouvement séculaire de baisse (avec quelques paliers, notamment en période de guerre), qui aboutit à un niveau de 30 heures vers 1950 et de moins de 3 heures aujourd’hui10. En termes de pouvoir d’achat, cela représente une multiplication par 50 en l’espace d’un peu plus de 120 ans.

Ces chiffres tiennent du prodige. Bien entendu, les choses se sont passées progressivement, si bien que ceux qui ont vécu au cours de cette période n’ont pu avoir qu’une vision fragmentaire de ce qui, rétrospectivement, apparaît comme une immense révolution. Au début du XIXe siècle encore, les rendements ordinaires étaient du même ordre que ceux dont on trouve mention chez les auteurs de l’Antiquité. Et si le progrès technique avait changé beaucoup de choses, il n’avait pas permis d’augmenter sensiblement les rendements moyens. Ceux-ci étaient et paraissaient immuables. À tel point qu’en 1885 encore, Eugène Risler n’osait pas prévoir que le perfectionnement des procédés de culture pût permettre d’accroître de plus de 2 ou 3 q/ha la moyenne des rendements du blé en France11.

Risler était-il en retard sur son temps ? C’est loin d’être évident, et quand cela serait, cela ne ferait que quelques années de différence. La chute des prix du blé n’avait commencé qu’en 1879 ou 1880. En 1885, on ne pouvait pas savoir qu’elle allait se poursuivre pendant plus d’un siècle. Il était donc raisonnable de l’interpréter comme une de ces « crises » dues à l’abondance, et qui dans le passé avaient toujours alterné avec les crises de pénurie.

Dix ans, vingt ans plus tard, il faudra bien se rendre à l’évidence. Il faudra admettre, chose inouïe, que l’abondance est devenue permanente. La réalité aura dépassé le rêve. Non seulement dans le domaine des machines extraordinaires (automobiles, avions, téléphone, radio, etc.), mais dans celui, parfaitement banal, du pain quotidien. Tout va devenir possible, y compris l’impossible.

DU PROGRÈS EN GÉNÉRAL (2)

Je n’exagère pas. On y a vraiment cru. En 1913, Werner Sombart affirme que « la technique de nos jours nous a ouvert des horizons inconnus, réputés impossibles », qu’elle produit « une extension de notre pouvoir à l’infini » qu’elle accomplit « des miracles », etc.12 Et en 1969, l’historien David Landes déclare que « l’homme peut aujourd’hui commander un progrès technique comme on commande une marchandise »13. Ce qui évoque un ancien slogan commercial américain, que je cite de mémoire : « … pour l’impossible, nous demandons un délai de quinze jours ».

Faut-il rappeler que 1969, c’est l’année où on a marché sur la lune ? Et cela moins de dix ans après que le président Kennedy en eut pris la décision ? On comprend que cette année-là plus que jamais, tout ait paru possible. Mais les désillusions n’allaient pas tarder à arriver. On ne trouva rien sur la lune qui vaille la peine d’y retourner, et le fait est qu’on n’y est pas retourné. Les planètes du système solaire ne s’avèrent guère plus prometteuses, et en dehors d’une poignée d’enthousiastes, plus personne ne croit qu’on ira un jour sur Mars. On fait tourner dans l’espace de nombreux satellites d’observation et de télécommunication, mais ce qui était un exploit dans les années 1960 est devenu une industrie comme les autres. L’espace ne fait plus rêver.

Une désillusion du même genre fut celle de l’avion civil supersonique. Le Concorde a volé des années, mais il a finalement été mis au musée (en mai 2003) et il est clair qu’il ne sera pas remplacé. Je peux attester, pour y avoir une fois assisté par hasard, que les derniers atterrissages du Concorde à Roissy ont attiré de petites foules de spectateurs nostalgiques. Cet avion a véritablement fait rêver. Mais il ne vole plus…

La liste serait interminable des rêves semblables auxquels il a fallu renoncer. Je n’en citerai qu’un : celui de l’énergie propre et inépuisable tirée de la fusion nucléaire. Le principe en est connu depuis la fin des années 1930. Les premières bombes à hydrogène ont explosé en 1952, c’est-à-dire dans un délai « normal » d’une quinzaine d’années après leur conception. Il était raisonnable de penser que les centrales productrices d’électricité, suivraient après un délai du même ordre, c’est-à-dire dans les années 1970. On les attend encore, et ce n’est pas faute d’y travailler. La décision a été prise en 2005 d’installer à Cadarache l’énorme projet ITER14, mais aucune échéance n’est avancée pour des résultats utilisables. Le contraste est saisissant avec les centrales à fission contrôlée, dont la conception date également des années 1930, mais dont les premières réalisations ont fonctionné dès la fin des années 1940.

Ces déceptions n’ont pas tardé à produire sur les esprits un revirement aussi complet que celui des années 1900. Dès 1972, le rapport dit du Club de Rome annonçait la fin de la croissance illimitée15. Idée reprise entre autres par J. Fourastié dans Les Trente Glorieuses (1979), et qui finira par devenir un lieu commun. Un titre comme La fin des illusions, de Thierry Breton (1992) exprime parfaitement le climat morose qui s’est installé quand on a pris conscience que le temps des Trente Glorieuses était fini.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les développements récents de l’informatique ont redonné de la voix aux « progressistes », mais ils ne sont plus seuls en lice. D’autres voix se font entendre encore plus bruyamment, celles des écologistes surtout, qui nous prédisent toutes sortes de malheurs si nous ne renonçons pas au « productivisme ». Le dernier slogan à la mode, c’est qu’« il faut sauver la planète » (s’il en est encore temps). On est loin du « tout est possible ou le sera bientôt » des années soixante.

Je n’ai pas l’impression qu’on puisse dire aujourd’hui à quoi aboutira cette confrontation entre des anticipations aussi contradictoires. On le pourra peut-être dans quelques décennies. Mais comme l’avait observé jadis Edgar Faure, il est déjà si difficile de Prévoir le présent16qu’il faut être déraisonnablement prétentieux pour se croire à même de prévoir l’avenir. Pour récapituler ce qui est déjà un survol bien sommaire des changements survenus depuis le XVIIIe siècle, je proposerai l’hypothèse que le rapport entre les anticipations et les réalités (en agriculture) est passé par les étapes suivantes :

(1) De 1750 à 1850-1880 : des progrès réels, mais trop strictement « techniques » pour être bien visibles ; beaucoup préfèrent anticiper sur la base de théories abstraites mais fausses et qui ne marchent pas ; les esprits plus raisonnables restent donc sceptiques.

(2) De 1880-1900 à 1970-1980 : on a enfin des théories vraies et qui marchent ; les anticipations les plus optimistes se trouvent bientôt dépassées ; seuls les esprits chagrins restent sceptiques ; pour les autres, tout est ou sera possible.

(3) À partir de 1980-1990 : les théories sont toujours vraies, mais les problèmes à résoudre sont devenus de plus en plus compliqués ; l’avenir tient de moins en moins ses promesses ; les anticipations optimistes sont de plus en plus souvent déçues, les anticipations pessimistes, voire catastrophistes, reviennent en force.

Ce dernier point mériterait des développements dans lesquels je ne souhaite pas entrer ici. Mais il y a des évidences qu’il devient difficile d’ignorer. L’une d’elles est que l’écologisme ressemble de plus en plus à une religion. Il a en tous cas produit quelque chose qu’on ne peut pas appeler autrement qu’une eschatologie : nos fautes ont mis la planète en danger, la catastrophe est proche, le seul moyen d’y échapper est de nous convertir, de changer de vie… Eschatologie dont les ressemblances avec celle du christianisme primitif sont de plus en plus frappantes.
 

CONCLUSION

J’espère que mon propos, aussi succinct soit-il, convaincra quelques lecteurs que la notion de progrès, qui est assurément critiquable – mais quelle notion ne l’est pas ? – mérite autre chose que d’être refoulée à la manière freudienne ou orwellienne dans l’inconscient des chercheurs. Ce n’est pas en taisant un problème qu’on le résout.

Il me semble que pour avancer (pardon, pour progresser) dans la compréhension de ce problème, il faudrait distinguer plusieurs niveaux d’analyse.

Il y a d’abord celui du contenu du progrès. Un contenu fait d’innovations qu’on doit analyser, identifier, dater, énumérer, etc. C’est ou ce devrait être la tâche ordinaire des historiens. Tâche dont il faut malheureusement reconnaître qu’en agriculture, elle n’a pas été vraiment entreprise.

En second lieu, le progrès a des effets. Effets qui se situent eux-mêmes à deux niveaux : celui de l’efficacité matérielle des actions techniques (productivité, rendement, qualité des produits, etc.) ; et celui de ce qu’on peut appeler leur efficacité sociale (niveau de vie, espérance de vie, confort, aménités diverses etc., sans oublier les effets négatifs).

Le progrès, enfin, a une image, dont les rapports avec la réalité ne sont pas simples. Des progrès lents, locaux, dispersés, peuvent n’être pas perçus du tout. Des progrès effectivement perçus ne le seront pas de la même façon par ceux qui en bénéficient et par ceux qui en pâtissent. Et surtout, on l’a vu, l’image du progrès dépend des rapports entre anticipations, attentes et réalisations. Innover ne suffit pas. Il faut que les effets soient de nature à dépasser les attentes. Le rêve de voler était ancien, mais tout le monde savait que ce n’était qu’un rêve, aussi les premières machines volantes ont-elles fait sensation ; les derniers modèles d’avions commerciaux ne soulèvent plus qu’un intérêt poli. Pasteur, Koch et leurs émules ont réussi à trouver des remèdes à des maladies dont personne n’avait jamais imaginé qu’on pût les guérir, aussi leurs découvertes ont-elles fait sensation également. Aujourd’hui, la situation est renversée. C’est le fait qu’il y ait encore des maladies qu’on ne sache pas traiter qui est anormal. Anomalie qu’on peut et qu’on doit faire cesser si on y met les moyens.

On ne dit plus que tout est possible, il y a eu trop de démentis dans les faits. Mais à cet optimisme naïf, les « progressistes » substituent parfois un volontarisme verbal qui ne l’est pas moins : il faut guérir le cancer, il faut réduire l’effet de serre, il faut sélectionner des blés capables de pousser dans les déserts (ou du maïs dans les mangroves, mais sans OGM s’il vous plaît et sans déranger les palétuviers), il faut inventer ceci, il faut trouver cela, il faut, il faut… Ces incantations ne me paraissent ni plus rationnelles ni plus efficaces que celles des anciens faiseurs de pluie. Mais elles ne me font pas sourire. Car même en tenant compte du contexte de « communication » dans lequel elles se situent, elles témoignent d’une remontée bien inquiétante de l’irrationalisme. Surtout si on les met en parallèle avec les prédictions plus ou moins apocalyptiques des écologistes.

Une dernière fois, ce propos est simplifié à l’extrême. Il faudrait des dizaines de pages et des centaines de références pour étayer certaines des idées qui y sont présentées. La difficulté est toujours la même : elle est que l’histoire marche toujours plus vite que ceux qui essaient de la comprendre. La seule chose que je voudrais dire pour conclure est que le progrès est un aspect essentiel du fonctionnement de nos sociétés depuis au moins trois siècles. Qu’on y croie ou non, qu’on prétende l’orienter voire l’arrêter ou qu’on fasse semblant de l’ignorer, cela ne change rien à l’affaire. Le progrès est une réalité, même et peut-être surtout quand il ne tient pas ses promesses. Et il a aussi une image, bonne ou mauvaise, qui fait partie de sa réalité. Chacun est libre d’en penser ce qu’il veut. Mais on ne peut pas à la fois chercher à comprendre nos sociétés, et faire comme si cette réalité n’existait pas.

 François Sigaut Le 19 juin 2008

 

[Cet article a été publié dans Sciences en campagne (Colloque de Cerisy), Ed. de l’Aube, 2009, pp. 341-349.]

1 Ce sont des banalités. Tout cela a déjà été dit par de nombreux auteurs, que je ne crois pas nécessaire de citer.

2 La première édition, par Estienne seul, était en latin (Praedium rusticum, 1554). L’édition de 1564 est traduite en français et augmentée par Liébault, qui continuera à remanier et à compléter les éditions suivantes.

3 Citation extraite de l’article « Blé » du Dictionnaire philosophique (1764).

4 François Sigaut, « A a-t-il eu des innovations techniques dans l’agriculture avant le XIXe siècle ? », Bull. de la SHMC, 1999, 1-2, pp. 82-96.

5 Gilles Denis, « Pratiques paysannes et théories savantes […] », Revue d’Histoire des Sciences, 2001, 54/4, pp. 451-494.

6 Première parution en 1888 (mais avec un titre différent) ; première édition « définitive » en 1912  et régulièrement réédité depuis ; trad. française, 1952.

7 F. Sigaut, op. cit. note 4 ci-dessus.

8 A.-M. Guenin, Machinisme et bricolages, Ed. de la MSH et INRA, 2003.

9 L’évolution des prix à long terme, 1969.

10 Les oscillations récentes des prix agricoles ne remettent nullement en cause cette conclusion, au moins pour les pays dits développés. Les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes.

11 « La crise agricole en France et en Angleterre », Revue des Deux Mondes, 1885, tome 67, pp. 531-567 (passage cité p. 567).

12 W. Sombart, Le bourgeois, Payot 1966, p. 308 (l’édition originale allemande est de 1913). Italiques de l’auteur.

13 D. Landes, The Unbound Prometheus, Cambridge Univ. Press, 1969, p. 538.

14 ITER =  International Thermonuclear Experimental Reactor.

15 D.H. Meadows et al., The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972; (trad. fr. Halte à la croissance).

16 C’est le titre d’un de ses livres, paru en 1966 (Gallimard).