2008b) « Du bon usage des révolutions »

Cahier des thèmes transversaux ArScAn (vol. IX) 2007-2008 – thème III : Systèmes de production et de circulation, pp. 71-72. [Tapuscrit] [Tiré à part]

DU BON USAGE DES RÉVOLUTIONS

Emprunté à l’astronomie, le terme révolution a trouvé à partir du XVIIe siècle de nombreux usages métaphoriques, en particulier pour désigner tout ce qui pouvait apparaître comme un changement soudain et radical dans les choses humaines. Vers la fin du XIXe siècle, les historiens ont commencé à l’employer rétrospectivement (la « révolution industrielle » du XVIIIe siècle). Depuis lors, le concurrence entre historiens pour donner le plus de relief possible à leurs thèmes de prédilection a conduit à une multiplication des « révolutions » dans tous les domaines et à toutes les époques. C’est dans ce contexte, entre les deux guerres, qu’apparaît la « révolution néolithique » ou « agricole ». On l’attribue ordinairement à V. Gordon Childe, mais je la crois antérieure (c’est un point sur lequel un réexamen de l’historiographie serait bien utile). Quoi qu’il en soit, il est évident que cette notion n’est pas scientifique, mais rhétorique. Qu’est-ce qui permet de savoir qu’un certain changement est ou n’est pas une révolution ? Personne n’a jamais été en mesure de le dire.

La notion de révolution néolithique ou agricole a, entre autres inconvénients, celui de faire de l’agriculture une activité principalement ou uniquement alimentaire. Or si l’agriculture pourvoit à l’alimentation, elle pourvoit aussi à bien d’autres choses, qu’il n’y a pas de raisons de traiter comme négligeables. Le vêtement (au sens large, qui inclut les couvertures, etc.) en fait partie. Il y a de fortes raisons de penser, on va le voir, que les fonctions vestimentaires de l’agriculture ont été historiquement tout aussi importantes que ses fonctions alimentaires.

Les plus convaincantes de ces raisons nous sont fournies par l’ethnographie américaine. Les nombreuses cartes de répartition établies en 1957 par Driver et Massey (Driver 1972) pour l’Amérique au Nord de l’isthme de Panama montrent une opposition exceptionnellement nette entre deux grandes régions du sous-continent :

  •  à l’Est (de l’Atlantique aux Plaines), l’agriculture est féminine et alimentaire : sa pratique est l’affaire des femmes, et elle ne produit que des aliments (végétaux) qui représentent une partie de l’alimentation du groupe : le reste de l’alimentation (animale surtout) est produit par la chasse ou la pêche ; le vêtement est fait de peaux et de fourrures d’animaux chassés ; le tissage est peu important, il n’y a pas de coton ;
  •  au Sud-Ouest (du Nouveau Mexique à l’isthme), l’agriculture est masculine, alimentaire et vestimentaire ; elle produit l’essentiel de l’alimentation (les compléments obtenus par la chasse et la pêche sont relativement réduits), mais aussi le coton qui sert au vêtement ; le tissage, qui est une activité très importante, est l’affaire des femmes, ainsi d’ailleurs que la céramique, etc.

Cette opposition semble pouvoir être étendue à l’Amérique du Sud. À l’Est (Amazonie, Guyanes, Caraïbes…), les agricultures sont également féminines et alimentaires, la principale différence est que le vêtement est peu important voire absent. À l’Ouest au contraire, la zone andine ressemble beaucoup au Sud-Ouest de l’Amérique du Nord : les agricultures y sont masculines, alimentaires et vestimentaires ; au coton (cultivé) s’ajoutent des fibres d’origine animale (laine de lama, d’alpaca).

Plusieurs enseignement sont à tirer de cette opposition. Le premier, c’est que si on tient à mettre une révolution quelque part, ce n’est pas l’agriculture seule qui est en cause, et le grand partage ne se fait pas entre sociétés de chasse-cueillette et sociétés agricoles. Les sociétés situées dans l’Est du continent sont pour la plupart dans une situation intermédiaire : l’agriculture existe et est importante, mais la chasse et la pêche aussi, et leur importance est au moins du même ordre. Ce sont en réalité des sociétés de chasse-agriculture, que la dichotomie habituelle entre chasse-cueillette et agriculture conduit à ignorer, alors qu’elles occupent plus de la moitié du continent américain (régions arctiques et subarctiques exceptées). Or ces sociétés de chasse agriculture ne sont pas très éloignées, dans leurs structures, des sociétés de chasse-cueillette « classiques ». La chasse, la cueillette, la pêche, la culture, etc., y sont présentes partout, dans des proportions qui ne paraissent guère dépendre que des ressources de chaque région.

Le grand partage (c’est-à-dire, si on y tient, la révolution) se fait évidemment avec le développement des agricultures masculines, qui est concomitant de celui d’activités féminines comme le tissage, la céramique, etc. Cette répartition des tâches – les hommes aux champs, les femmes au foyer et au métier (à tisser) – est celle de toutes les « civilisations » classiques de l’Ancien Monde, du Japon et de la Chine à l’Irlande et au Maroc. Le fait qu’on la retrouve presque identique du Nouveau Mexique à la Bolivie n’est pas un hasard. C’est manifestement sur cette base que se sont édifiées les sociétés étatiques et urbaines, dans le Nouveau Monde comme dans l’Ancien.

On a commencé à parler de « révolution textile » dans les années 1990 (Barber 1994, McCorriston 1997). Est-ce justifié ? Chacun en jugera comme il l’entend. Disons seulement que s’il devait se généraliser, cet usage du terme révolution serait moins criticable que la plupart de ceux qui ont cours aujourd’hui.

François Sigaut Le 22 décembre 2008

Références

BARBER, Elizabeth W., Women’s Work : The First 20,000 Years. Women, Cloth and Society in Early Times. New York & Londres, W.W. Norton & Co, 1994.

DRIVER, Harold E., Indians of North America. Univ. of Chicago Press, 1972 [cet ouvrage reprend en les résumant les résultats de Driver & Massey, 1957].

McCORRISTON, Joy, “The Fiber Revolution : Textile Extensification, Alienation, and Social Stratification in Ancient Mesopotamia”, Current Anthropology, 1997, 38, 4, pp. 517-549.