2010c) Articles de F. Sigaut dans Les mots de l’agronomie

(dictionnaire historique et critique) (coordination : Pierre Morlon) :
« Araire »
« Charrue, historique et fonction »
« Jachère »
« Signification des rendements »
« Écobuage » (avec Pierre Morlon) [mots-agronomie]

[version word : réservée]

 

Ecobuer, écobuage

François SIGAUT, Pierre MORLON

 

1. Définition et description

Comme de nombreux termes passés des dialectes ruraux au français littéraire, l’écobuage a souvent été l’objet de définitions fautives. Celle-ci présente le double avantage d’être à la fois récente et correcte :

« ECOBUER. Lorsqu'un champ est resté plusieurs années en friche, on coupe, on brûle les bruieres, les genets & autres brossailles qui s'y trouvent ; on pele ensuite la surface de ce champ, à-peu-près comme on pele celle des prés dont on veut enlever le gazon pour en orner des jardins, on y met seulement plus de peine. Peler ainsi la terre, c'est l'écobuer » (Diderot, 1755, t.5 : 302)

« Ensuite vers le-milieu du mois de Mars, (...) on se mettra à faire écobuer ce terrein : c'est-à-dire, à le faire peler » (de Turbilly, 1760 : 39 ; 148).

« Un des [moyens de défrichement les] plus en usage, et dans beaucoup de cas des meilleurs, est d’écroûter d'abord le sol et de brûler ensuite les produits végéto-terreux ainsi enlevés, comme on le dira ci-après en traitant de l’écobuage. » (Leclerc-Thouin, 1844 : 114)

« ÉCOBUAGE (1797, de écobuer). Action de fertiliser (des terres) en les écobuant (à distinguer de brûlis). ÉCOBUER (1539 égobuer, dans les Coutumes de Bretagne ; de é- et du terme dial. de l’Ouest gobuis « terre pelée où on met le feu » (1519 à 1719), lui-même dér. de gobe « motte de terre » (Aunis, Saintonge) (...). Peler (la terre) en arrachant les mottes, avec les herbes et les racines, que l’on brûle ensuite pour fertiliser le sol avec les cendres. » (Rey, dir, 2005, t. 2 : 272).

Etant donné cependant que cette pratique a disparu depuis longtemps, c’est dans la littérature des siècles passés qu’on en trouve les descriptions les plus fidèles. Celle de G. Heuzé (1889, I : 228-230) est à la fois l’une des plus claires et des plus complètes :

« Écobuage. — L'écobuage est une opération qui consiste à écroûter ou peler le sol pour incinérer ensuite les gazons lorsqu'ils sont presque secs.

Cette opération est fort ancienne ; elle a été décrite par Virgile, mais c'est seulement vers la fin du seizième siècle qu'elle a été mise en pratique en France. […]

« C'est pendant le printemps, alors que la lande est encore humide, et après avoir coupé ou fauché la végétation ligneuse qui existait à la surface du sol, qu'on opère l'enlèvement des gazons. Cette opération est faite par des ouvriers ayant une écobue (fig. 93), une mare ou une étrèpe. Les gazons ont, en moyenne, 25 centimètres de largeur sur 30 à 40 de longueur. Leur épaisseur varie entre 4 et 6 centimètres.

« Dès que les gazons ont été détachés, on les dresse de champ sur le sol écobué, pour les faire sécher sous l'action de l'air et du soleil. Cette dessiccation a lieu pendant la belle saison [229] et elle dure trois semaines à un mois, suivant l'état de l'atmosphère.

« C'est généralement en juillet et août qu'on procède à l'incinération des gazons. Pour cela, avec ces derniers, on construit des fourneaux circulaires (fig. 94) ayant 1 mètre à lm,20 de diamètre sur 1m,20 à 1m,30 de hauteur. On remplit le foyer intérieur de broussailles combustibles. Pendant la construction des fourneaux, on a le soin de ménager plusieurs ouvertures à la base et une cheminée à la partie supérieure. Quand plusieurs fourneaux ont été ainsi disposés, on y met le feu. On doit surveiller sans cesse la combustion et boucher avec des gazons les ouvertures situées dans la direction du vent, si elles rendent l'incinération trop [230] active. Il faut aussi ne pas négliger de boucher les gerçures ou crevasses qui se manifestent souvent ça et là sur les parois des fourneaux

« En d'autres termes, l'écobueur doit agir de manière que la combustion de chaque foyer ait lieu à petit feu et dure plusieurs jours. Quand la combustion est bien conduite et qu'elle a lieu à l'étouffée, il ne sort que de la fumée par les cheminées, et cette opération produit une masse importante de cendres. Elle est regardée, au contraire comme mauvaise ou mal conduite si la flamme s'échappe par l'ouverture supérieure.

« Lorsque les gazons formant un fourneau ont été incinérés (fig. 95), on réunit les cendres en tas conique pour que le vent ne les disperse pas. Après leur refroidissement complet, on procède à leur épandage au moyen de la pelle ordinaire ; sur la partie écobuée, on opère un labour qu'on fait suivre aussitôt par un hersage, puis en septembre on y sème du seigle d'automne. »

On écobuait au début de la saison chaude, pour que les gazons puissent sécher sans reprendre racine. Plus précisément, le moment dépendait du calendrier de culture : il fallait que les ouvriers soient disponibles pour ce travail très lourd, et que l’opération soit terminée un peu avant le semis de la culture qu’on veut mettre en place - « Ce n'est point, heureusement, la saison des grandes occupations de la campagne ; ainsi on ne dérange personne » (de Turbilly, 1760 : 48).

La même technique, sous d’autres noms...

On retrouve le même schéma dans tous les textes décrivant l’écobuage (Sigaut, 1975). Mais, souvent, c’est la quatrième étape, le brûlage, qui donne son nom à l’ensemble, et non la première, l’écroûtage ou pelage : d’où, tardivement, la confusion et l’emploi erroné de écobuage pour n’importe quel brûlis.

C’est le Mémoire sur les défrichemens de Turbilly (1761) qui fit entrer le terme écobuage dans le langage courant. Ainsi Olivier de Serres l’ignorait. Suivant de près la traduction de Gallo ([1568] 1572 : 39ss), il décrit « le cuire ou brusler de la motte ou gazon » (les soulignés sont de nous) : « Le vrai temps donques de mettre la main à ce bruslement, commencera à l'issue du mois de Mai, ou au commencement de Juin, après que vostre pré aura esté fauché ; ou si c'est autre herbage que défrichez, l'aurés faict manger au bestail : lequel bruslement se continuera jusques à la fin du mois d'Aoust. A bras de puissans hommes ferés décruster le dessus de vostre pré, duquel ils enlèveront des gazons, autant grands & larges qu'il sera possible (...). L'espesseur des gazons sera de deux ou trois doigts ; de plus grande seroient trop difficiles à arracher, & de plus petite ne pourroient bien souffrir le maniment. (...) les piocheurs les enleveront sans les briser (...). Les outils desquels l'on se sert à ceste decrustation sont besches ou pioches de quatre doigts de large par le trenchant, qui sera aceré & entrant comme haches. » (1605 : 75-80).

... et avec des variantes

D’une région à l’autre, on écroûtait avec divers outils (Leclerc-Thouin, 1844 ; Sigaut, 1975) : outils à main (écobue, étrapa en Bretagne, houe, bêche, pioche, tranche-gazon et lève-gazon), ou à traction animale, comme les charrues à écroûter.

Surtout dans l’outillage. L’écobuage proprement dit (le lever des gazons) semble avoir toujours été un travail manuel. En France, on utilisait surtout des houes ou des pioches de formes diverses et qui portaient des noms différents suivant les régions. En Grande-Bretagne, on utilisait des bêches que l’ouvrier poussait au niveau des hanches, et qui travaillaient horizontalement à la manière d’un soc de charrue (d’où leur nom, breast-ploughs). C’est dans ce pays aussi que furent inventés au XIXe siècle plusieurs modèles de charrues proprement dites (attelées) à écobuer, qui, semble-t-il, n’eurent jamais en France qu’un succès d’estime.

2. Les effets de l’écobuage.

Le feu était le moyen le plus sûr, radical, efficace de détruire non seulement les mauvaises herbes levées, mais aussi leurs graines dans le sol. Mais pas n’importe lequel : un feu de chaumes, par exemple, ne chauffe que les premiers millimètres de sol. Pour brûler en profondeur, il faut une véritable façon culturale, l’écobuage, qui comporte 5 étapes (Sigaut, 1975) :

- le découpage de gazons (l’écobuage au sens restreint),

 - leur séchage,

 - la construction de fourneaux,

 - le brûlage à feu lent et couvert « l’action du feu des fourneaux étant si forte, qu'elle chaufe la terre qui est dessous à plusieurs pouces d'épaisseur » (de Turbilly, 1760 : 57),

 - l’épandage des cendres sur tout le champ (sauf à l’emplacement des fourneaux, où la « torréfaction du sol lui donne de la fertilité, indépendamment de l’addition de la cendre », Young, 1800 : 179).

 Outre un travail considérable, l’écobuage exigeait une quantité suffisante de biomasse combustible, « Il se rencontre cependant des terres qui poussent si peu d’herbes (...), qu’il n’est pas possible d’y lever des gazons, assez garnis de plantes pour brûler ensuite » (de Turbilly, 17601 : 68-69 ; 132-133]].

En échange, il rendait la terre fertile en éliminait durablement les mauvaises herbes et parasites. « La terre ainsi renouvellee par le feu, d'elle-mesme ne produira aucune chose de plusieurs années (n'ayant poinct de semence dans ses entrailles) ; mais bien gaiement tout ce que luy commettrés, dont vos bleds en sortiront entièrement nets, la semence en estant belle » (O. de Serres, 1604 : 75) ; « Ce procédé bonifie le fond pour plus de vingt ans : il se passe un temps très-considérable, sans qu'il y croisse pour ainsi dire, aucune herbe dans les bleds. […] L'opération du feu par laquelle ce dernier passe, y détruit absolument les semences des herbes & productions sauvages, ainsi que tous les vermisseaux & insectes (de Turbilly, 17601 : 120 ; 134-135). « Par l'écobuage on fait disparaître en grande partie l'acidité du terrain et on détruit une foule d'insectes, de mauvaises graines et de plantes nuisibles » (Heuzé, 1891, t. 1 : 234).

L’écobuage produit aussi des effets, qu’on ne comprit qu’au XIXè siècle, en minéralisant la matière organique du sol. Dehérain, qui place l’écobuage dans les amendements, y voit surtout un moyen d’améliorer les propriétés physiques des terrains très argileux, reprenant et validant des idées exposées depuis un siècle : « L’écobuage a surtout pour but de modifier la constitution physique du sol, on ne pourrait y réussir par un simple brûlis, et l’opération exige un découpage du sol en plaquettes au moyen d’une écobue, sorte de bêche (...). Si le feu n’exerce pas grande action sur le sable, il n’en est plus de même pour l’argile. Quand celle-ci est calcinée, elle change complètement de nature : au lieu d’être plastique, tenace, de conserver l’eau, d’être froide, elle acquiert toutes les propriétés du sable ; elle est cassante, se pulvérise aisément, l’eau la traverse sans difficulté, et l’on conçoit sans peine qu’une terre très argileuse pourra être modifiée heureusement par l’écobuage, puisque celui-ci aura pour effet de tempérer, par l’adjonction d’une matière analogue au sable, les propriétés trop dominantes de l’argile » (1892 : 555-556). Il ajoute ce qu’il considère comme un avantage  qu’en cuisant les argiles, l’écobuage réduit leur capacité d’absorber les engrais au détriment des plantes, et donc les quantités qu’il en faut apporter : « l’on conçoit que, si l’on prive une partie de l’argile de ces propriétés absorbantes par la calcination, si on l’amène par l’écobuage à partager les propriétés du sable, on puisse faire prédominer l’action dissolvante de l’eau, et suppléer dans une certaine mesure à l’abondance des engrais en facilitant la dissolution de leurs principes solubles ». Lu aujourd’hui, ce traitement brutal, détruisant la biomasse microbienne, peut surprendre voire choquer ; mais, à l’époque, toutes les terres agricoles étaient « approvisionnées » en microbes par les apports de fumier... que certains imaginaient de traiter à l'acide sulfurique pour tuer les bactéries dénitrifiantes (Morlon, 1998) !

On trouvait en Europe différentes façons de faire ; Leclerc-Thouin (1844 : 116-123) les décrit avec l’écobuage des pratiques différentes en y incluant des choses qui ne sont pas de l’écobuage, comme la le « brûlis de la terre dépouillée de végétation » (calcination de l’argile prise ailleurs et apportée comme fertilisant sur le champ, ce qui donne une bonne idée de la diversité des techniques agricoles utilisant le feu, mais rend floue la définition de l’écobuage. La calcination de l’argile a toutefois l’intérêt de mettre l’accent sur un effet possible de l’emploi du feu : la libération d’éléments fertilisants contenus sous forme insoluble dans certaines argiles (Sigaut, 1975 : 41-44 et 106-110).

 

3. Écobuage, défrichements et rotations

Au chapitre « Les défrichements – Défrichement des landes », Heuzé (1891, t.1 : 228-230) l’expose ainsi :

Les auteurs anciens s’accordent à dire que l’écobuage sert à défricher - mais attention : ils ne donnent pas le même sens à ce terme.

 4.2.Défricher, une fois pour toutes, des terrains incultes occupés par une végétation ligneuse

Pour de Turbilly (17601), l’écobuage doit servir à défricher, une fois pour toutes, des terrains incultes, abandonnés depuis longtemps et envahis d’une végétation ligneuse qui rend impossible le travail du sol (labour). Mais il envisage aussi, en théorie, la possibilité de renouveler l’opération : « Quand par succession de temps ces défrichemens produiront autant d'herbes que les autres terres labourables, ils seront alors au même niveau de défectuosité qu'elles, mais ce terme sera très-éloigné, & je ne puis le fixer, n'en ayant point encore vu d'exemple. On aura toujours un remède certain & tout prêt pour les rétablir dans leur premier état de perfection, ce sera de les laisser reposer deux ou trois ans, afin de les mettre en gazon au degré nécessaire pour les écobuer de nouveau. » (1760 : 121-122).

Heuzé (1891 : 235) conseille l’écobuage pour le défrichement des landes, mais met en garde contre condamne son usage pour les prairies : « C'est commettre une très grande faute que de substituer l'écobuage à l'action de la charrue dans le défrichement des prairies. Cette opération n'est réellement utile que lorsque la couche arable est profonde et tourbeuse ».

. 4.1. Défricher des prairies en rotation : une opération périodiquement répétée

Olivier de Serres met sur le même plan labour et brûlement, sous le titre « Defricher les vieilles prairies » : « Entre les diverses façons de defricher les prairies, deux principales sont en usage, (...), effectuans mesme chose ; c'est assavoir, emmenuisant la terre pour la rendre propre à recevoir les semences. (...) Le plus commun défrichement se faict au soc, tiré par bestes de labourage : puis vient celui du brusler de la motte ou gazon, par le feu qu'on y met, apres l'avoir enlevée & à ce préparée. » (1604 : 73).

Pour lui, comme pour Gallo ([1568] 1572), il s’agit de rénover de vieilles prairies devenues peu productives ; la cendre rend très fertilise le terrain, où on peut alors produire tout ce qu’on veut : prairie, grains, jardinage, fruits ou vigne... Après quelques années de ce régime, grains ou de jardinage sans attendre qu’il soit totalement épuisé, on le remet le terrain en prairie, qu’on brûlera à nouveau le moment venu : « ce sera autant d'annees qu'on chargera ceste terre, que sa faculté le permettra, desistant lors de la faire travailler, qu'on l'appercevra descheoir de sa fecondité (...). Alors sera le temps de remettre le champ en prairie (...) à telle cause faisant cesser le labourage pour le redresser en pré, selon l'art. » (O. de Serres, 1605 : 79). Il s’agit donc d’une opération à renouveler régulièrement, dans ce qu’on pourrait appeler des rotations de longue durée.

C’est encore dans le chapitre « Du défrichement des terres » que Duhamel du Monceau (1762) traite de l’égobuage : « Des Terres en friche. Maniere de les égobuer. Cet article comprend les sainfoins, les luzernes, les trefles, & généralement tous les prés qu’on veut mettre en labour pour les ensemencer. (...) A l’égard des terres qu’on ne laboure que tous les huit & dix ans, on a coutume de les brûler, afin que le feu divise leurs parties, & que la cendre des feuilles & des racines leur donne quelque fertilité. (Pl. I. fig.3.). »

En Angleterre, Arthur Young (1800) décrit aussi des rotations longues où chaque passage des prairies aux cultures, tous les huit ou dix ans, se fait par écobuage, qui, insiste-t-il, détruit les insectes et vers nuisibles, ce que ne fait pas l’apport de fumier.

 

 

L’écobuage (La Maison Rustique du XIXe siècle, 1844, p. 117)

 

Au premier plan, des ouvriers utilisent la machine de Rey de Planazu, en deux parties travaillant à angle droit ; au fond, d’autres utilisent des lève-gazons.

 



 

4. Écobuer, ça sert à quoi, dans quels terrains et systèmes ?

 

 

 

 

L’égobuage (Duhamel du Monceau, 1762)

 

 

4.3. Écobuer pour cuire l’argile

 

4. L’écobuage est-il « durable » ?

De tous temps, la question a été débattue.

Olivier de Serres réfute les craintes à ce sujet : « L'ignorance d'aucuns a faict rejetter telle façon de défricher (...) & pour le doute que tel terroir ainsi manié, ne puisse demeurer longuement en bon estat, cuidant sa vertu se consumer par le feu, toute à la fois. (...) Quant à la crainte de courte duree, ceux qui ne l'ont expérimenté, seulement ont ceste opinion doutans en vain d'une chose toute asseuree : car tout labourage ainsi préparé, demeure assez fort & vigoureux, pour servir autant longuement qu'on le sçauroit desirer : pourveu que suyvant l'oracle antique, ne tire toute la graisse du champ, soit mis au rang des bonnes terres ; pour selon son merite, ceste-ci estre gouvernee à la maniere portee par les loix du labourage, & au cultiver & au reposer. Ces choses contre-pesees, nostre pere-de-famille preferera le défricher au feu, à l'autre maniere, si la trop grande cherté du bois ne l'en destourne : seule excuse qu'il puisse avoir » (1605 : 80).

Pour de Turbilly, la longue durée des expériences européennes d’où il tire son ouvrage ne laisse aucun doute : « Je n’avancerai rien, que je n’aye éprouvé par moi-même depuis vingt-deux ans avec tout le soin & l’attention possible (...). Le succès a répondu à mon attente (...). Cette longue expérience a été soutenuë par ce que j’ai vû pratiquer dans une grande partie de l'Europe (...) il faut une longue pratique dans le grand (...) c'est-à-dire (...) d'avoir fait valoir pendant long-temps un domaine assez vaste (...). Il est souvent besoin de quantité d'épreuves réïtérées, & comparées les unes aux autres pendant plusieurs années, pour découvrir le mieux, sur un seul article. (...) où j'ai puisé le plus de lumieres (...), ç'a été dans les Pays étrangers, chez des Seigneurs, & dans de grosses Abbayes, qui faisoient valoir depuis long-temps de grands domaines. » (17601 : viii-xi). Mais attention, il recommande de fumer (engraisser) tous les 2 ans les terrains ainsi défrichés, et de les faire reposer au plus tard la sixième année, avant de les « mettre en sole avec les autres terres labourables, pour être ensemencées successivement tant en gros bleds qu'en menus grains, selon l’usage du Pays » (120). La durabilité sur laquelle il insiste concerne non les éléments nutritifs, mais l’absence de mauvaises herbes. C’est ainsi qu’il faut lire sa conclusion, « Il résulte évidemment de tout cela, que la méthode d’écobuer et de brûler les terres, est sans contredit le meilleur et le plus sûr moyen, soit pour les défricher, soit pour les rétablir. C’est faire un acquêt le plus avantageux dans son fond même, on le double au moins par cette façon, souvent on le triple, et quelquefois même on le quadruple. S’enrichir sans que ce soit aux dépens de personne, enrichir en même temps l’Etat, cela s’appelle véritablement agir en citoyen et en bon père de famille ».

Comme de Turbilly, Arthur Young ([1800] 1809) appuie son optimisme sur la durée de son expérience : « Je ne parle d’écobuage qu’après trente années d’expérience, et après avoir mis en valeur plus d’un millier d’acres » (165), « Quand sera-t-on universellement convaincu sur cette question de l’écobuage ? Le doute devient une chose absurde » (172). Comparé à la jachère, l’écobuage lui a toujours donné de meilleurs résultats. Les exemples qu’il prend dans toute l’Angleterre concernent presque tous des marais ou terrains tourbeux ; que l’écobuage trop souvent répété y fasse baisser le niveau du sol ne le préoccupe pas.

Mais, dès 1750, Duhamel du Monceau était plus prudent : « M. Tull désapprouve cet usage ; il est néantmoins d’expérience que par cette pratique on communique aux terres une fertilité qui dure plusieurs années ; & il faut bien que les Fermiers en soient convaincus, puisqu’ils s’engagent à une dépense considérable (...) » (1750 : xv-xvi).

Ce qu’il ne dit pas, c’est que la misère peut conduire à sacrifier le long terme au court terme... « Il n'a qu'un seul avantage : il permet de jouir promptement de la fertilité éphémère que l'écobueur a fait naître au détriment de la fécondité à venir du sol défriché » (Heuzé, 1891 : 230). Car l’écobuage a deux effets principaux.

Le premier, comme on l’a vu, est de détruire de nombreux ennemis des récoltes.

Le deuxième est de minéraliser la matière organique, rendant immédiatement utilisable pour les végétaux les éléments nutritifs qu’elle contenait, d’où une spectaculaire augmentation de fertilité... à court terme. Mais, en extrayant violemment le peu de matières minérales encore présentes, le feu achève d’appauvrir les terres à long terme... Contrairement à ce que croyait de Turbilly, l’écobuage n’était pas un moyen de compenser l’épuisement des terres : là où il avait été trop souvent pratiqué, il en était au contraire un des facteurs ! C’est ce qu’observera Mathieu de Dombasle ([ca. 1840] 1862 : 14) :

« L’écobuage est encore un moyen fréquemment employé pour l’exécution des défrichements dans les terres de landes ou de bruyères : son action est certainement analogue à celle des amendements calcaires, avec cette différence que non seulement l’écobuage n’apporte pas de nouvelles matières organiques dans le sol, mais qu’il détruit même une partie de celles qui y existaient. Cette pratique ne peut donc convenir qu’aux terrains qui possédaient de l’humus en grande abondance ; mais là il peut être utile, pourvu qu’on n’abuse pas de la fertilité passagère qu’il communique ordinairement aux terrains ».

De Turbilly lui-même notait que, même à court terme, il peut être nécessaire de compléter l’écobuage par un apport de fumier : « Mais où prendre, m’objectera-t-on, ce fumier ? On n’en a déjà pas assez le plus souvent pour engraisser les terres anciennement en valeur, et il ne faut pas améliorer ce défrichemens à leurs dépens » (17601 : 104). Il recommande alors de faire des « fumiers artificiels », de différentes façons qui consistent toutes à prélever de la fertilité sur les terrains incultes pour la transférer sur les terrains cultivés : il y a donc appauvrissement d’une partie du territoire pour maintenir la fertilité dans une autre. Mathieu de Dombasle recommande les mêmes transferts. Mais, fait essentiel, il ajoute les prairies artificielles, c’est-à-dire la possibilité de ne pas épuiser (nous savons maintenant que cela ne concerne que l’azote) les terrains de départ. :

« Le cultivateur soigneux et prévoyant doit avoir pour but de conserver indéfiniment à ces terrains d’abord très-productifs le même degré de fertilité : on atteint ce but, si l’on a soin de ne pas tarder à employer les terrains défrichés à produire des prairies artificielles, qui seront la matière première des fumiers à l’aide desquels on perpétuera la fertilité du sol. (...) On doit donc, aussitôt qu’on a senti la convenance d’appliquer des engrais à un sol de défrichement, le soumettre, de même que les autres terres arables, à un assolement qui produise la quantité de fumier nécessaire pour le maintenir constamment dans le haut état de fertilité où il doit être encore alors » ([ca. 1840] 1862 : 11) (voir Morlon, 1998).

Ces débats n’empêcheront pas un manuel scolaire d’affirmer, 50 ans plus tard, que « L'écobuage vaut un engrais. - L'écobuage ou brûlis consiste à brûler la croûte superficielle du sol couverte de végétaux et à répandre sur ce sol les cendres ainsi produites. (...) L'écobuage détruit les plantes parasites et les insectes, rend le sol plus friable et l'enrichit de substances fertilisantes comme la potasse, la chaux, etc. Il convient surtout aux terres argileuses et humifères. » (Dutilleul & Ramé, vers 1911 : 174-175) !

 

6. Sur l’usage actuel du mot écobuage

Comme tous les termes techniques, écobuer (ou égobuer) désignait, pour les cultivateurs qui l’employaient, quelque chose de bien précis : on ne peut pas nommer ainsi n’importe quel brûlis de végétation ! De Turbilly distingue bien écobuer et brûler, lorsqu’il écrit « écobuer, & brûler ensuite » (p. 145 et 148), et qu’il oppose l’écobuage, qu’il recommande, au simple brûlage de végétation, qu’il réprouve : « ainsi, la dangereuse coutume qu’ont les Pâtres, dans la plûpart des endroits, de mettre communément le feu dans les landes & bruyeres au Printemps, sous prétexte de faire venir de l’herbe pour leurs bestiaux, est fort contraire à cette maniere de défricher, qu’elle retarde & empêche même quelquefois tout à fait, lorsque ces incendies sont trop fréquens. Ce n’est pas là le seul mauvais effet de ce pernicieux usage des Pâtres, qui devroit être aboli depuis long-temps ; il en produit souvent de bien plus fâcheux ; l’on prendra toutes les mesures convenables pour en préserver son terrein » (1760 : 69). L'écobuage ne consiste pas à « brûler la végétation spontanée sur place », comme le dit le Larousse agricole de 1952 (p. 78). Et, contrairement à ce qu’on lit parfois, ce n’est pas de l’écobuage mais du brûlage des chaumes dont il est question dans les Géorgiques de Virgile...

Voir termes : Abattis-Brûlis ; Brûlis ; Friche, défricher ; Étrépage ; Essartage ; Gazon

Anglais : paring and burning; des termes comme denshiring, burn-baiting, etc. (« to cut off the Turf of Land, and when it is dry to lay it on heaps and burn it », Worlidge 1669) étaient déjà sortis de l’usage courant au début du XIXe siècle.

ALLEMAND: abplaggen (s’applique à l’écobuage au sens strict ou lever des gazons)

 

Références citées

Bixio A. (dir), 1844. Maison rustique du XIXe siècle. T. 1, agriculture proprement dite. Paris, librairie agricole, 568 p.

Baconnier R., Glandard J. (dir), 1952. Nouveau Larousse agricole. Larousse, Paris, 1152 + 78 + XVI p.

Chancrin E., Dumont R. (dir.), 1921-1922. Larousse agricole. Encyclopédie illustrée. Paris, t. 1, 1921, 852 p ; t. 2, 1922, 832 p.

Dehérain P.P., 1892. Traité de chimie agricole. Masson, Paris, 916 p.

De Serres O., 1600. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs. 3è édition revue et augmentée par l’Auteur, 1605 (réimpression : Slatkine, Genève, 1991, 1023 + 22p). Également : Paris, Actes Sud, 1996, 1463 p. (basée sur l’édition de 1804).

De Turbilly L.F.H., 1760. Mémoire sur les défrichemens. Paris, chez la veuve d’Houry, 322 p.

Diderot D., 1755. Article « Écobuage », in : Diderot D., d’Alembert J., Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers., t. 5.

Duhamel du Monceau, H.L., 1750 - Traité de la culture des terres, suivant les Principes de M. Tull, Anglois. Vol. 1, Paris.

Duhamel du Monceau H.L., 1762. Élémens d’agriculture. Paris. (2è édition corrigée & augmentée : Paris, Desaint, 1779).

Dutilleul J., Ramé E., vers 1910. Les sciences physiques et naturelles - Enseignement primaire, cours moyen et supérieur. Larousse, Paris, 288 p.

Gallo A., 1572. Secrets de la vraye agriculture, et honestes plaisirs qu’on reçoit en la mesnagerie des champs, ... traduits en françois de l’italien par François de Belleforest. Chez Nicolas Chesneau, Paris, 427 p.

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Annexe : Le mot dans sa région d’origine

Pour savoir ce qu’il désignait dans sa région d’origine, l’ouest de la France, nous citerons le Mémoire sur les défrichemens où, en 17610, le Marquis de Turbilly décrit ce qu’il pratique en Anjou.

Si la végétation sauvage est assez épaisse et que l’on peut y « lever des gazons », « on commencera pendant l'hyver, par se délivrer de l’eau, des pierres & des grosses racines qui ne pourroient êtres coupées par l'écobue. Ensuite vers le milieu du mois de Mars, & non auparavant, on se mettra à faire écobuer ce terrein : c'est-à-dire, à le faire peler. » (p. 39)

« Chaque Journalier destiné à ce travail sera pourvu de l’outil appellé en Anjou Ecobuë, c'est une espéce de grande tranche recourbée, de seize pouces de long & de huit pouces & demi de large par en bas, d'où sa largeur va toujours en diminuant jusqu'auprès du manche (...). On choisit le meilleur fer pour sa construction. (…) On fait [le] manche de bois & on lui donne environ trois pieds de longueur (...). Cet outil doit peser, non compris le manche, dix à douze livres (...), plus léger il ne conviendroit pas. » (41-42)



(De Turbilly, 1760)



« On choisira (...) le meilleur travailleur, & le plus entendu, pour mener la bande ; car ils ne peuvent pas travailler de front, comme à bêcher. Ce Conducteur tenant son écobuë entre ses jambes (...) en donnera d'abord, en coupant la terre, un premier coup à droite, ensuite un second devant lui, & (...) un troisiéme sur sa gauche, par le moyen duquel il enlèvera aussitôt un gazon d'environ un pied & demi de long, un pied de large, & de quatre pouces d'épaisseur de terre. Il le posera, d’un seul temps, avec le même outil, sur sa droite, la terre en dessous. Toute l'herbe, la lande, la bruyère, les ajoncs, & autres productions sauvages, point trop grosses, qui se trouveront sur ce terrein, partiront avec ce gazon, auquel elles resteront attachées : plus il y en aura, & mieux vaudra. Je viens de dire qu'il y falloit quatre pouces de terre, cela est absolument nécessaire, parce que si on peloit le terrein moins épais, l’ouvrage seroit manqué, attendu que l’écobuë ne pénétrant pas jusques sous la croûte des racines de ces productions sauvages, qu'il est indispensable de détruire, elles repousseroient dans la suite, nuiroient au bled, & l’étoufferoient (…) ; outre l’inconvénient de ne point détruire les productions sauvages, on tomberoit encore dans celui de n'avoir pas assez de cendres pour bonnifier suffisamment le terrein » (43-45)

« Dès qu’il [le Conducteur] aura levé les deux premiers [gazons], le second Journalier se placera un petit pas en arrière de lui, sur sa gauche, & levant également des gazons, les posera de la même façon sur sa droite, dans le terrein vuide que ce Conducteur a pelé. A mesure qu’on avancera, chaque Journalier, un à un, se mettra de même sur la gauche des précedens, & fera une pareille opération. » (46-47)

« On ne peut travailler en France à cette opération, que depuis le milieu de Mars jusqu’un peu avant la Saint Jean Baptiste [24 juin]. Plutôt il ne feroit pas bon écobuer, à cause que les gazons reprendroient, plus tard, ils courroient risque de ne pas sécher. » (47-48)

« Aux environs de la Saint Jean, lorsque les gazons seront assez secs, (...) par un beau temps, un nombre suffisant de femmes & d'enfans (...) ramasseront tous ces gazons, & en formeront sur le terrein, d’espace en espace, des tas ronds d’environ dix pieds de haut, & autant de large par en bas, de la même forme à peu-près que les fourneaux des charbonniers. On y placera toujours les gazons, l’herbe & la bruyère en dessous, & la terre en dessus. On y laissera un peu de vuide en dedans, où l’on formera une espece de petite cheminée, dont on placera l’ouverture du côté par lequel viendra le vent. (…) Aussi-tôt que les tas seront faits, (…) l’on y fera mettre le feu (...). (…) Le feu durera encore quelques jours dans ces fourneaux, dont les gazons se consumeront ou se calcineront insensiblement. » (50-54)

« Dès que le feu sera éteint dans tous les fourneaux, à la place desquels il se trouvera des monceaux de cendres plus ou moins gros, en proportion de la bonté du terrein, l’on enverra encore quelques femmes & enfans, qui avec des pelles de bois, amonceleront (...) ces cendres, crainte qu'elles ne s'éventent, si on les laissoit éparses. C'est dans l’intérieur de ces monceaux qu'est renfermé tout notre thrésor : s'ils prenoient l’air, la plus grande partie des sels que contiennent les cendres, qui sont notre richesse, s'évaporeroit. » (54-55)

« Le fond sera désormais délivré généralement de toutes semences, plantes & productions sauvages, ainsi que de tous vermisseaux, insectes, reptiles & bêtes venimeuses ; l’action du feu des fourneaux étant si forte, qu'elle chauffe non-seulement la terre qui est dessous à plusieurs pouces d'épaisseur, mais encore celle qui est entre ces fourneaux. » (57)

« Quinze jours après que l’on aura semé dans le païs les gros bleds, il sera temps d'ensemencer le défrichement. (…) Pour cet effet, l'on enverra alors par un temps calme, non venteux, quelques femmes &s enfants, lesquels avec des péles de bois, régalleront la cendre sur le terrein également, excepté qu'ils n'en laisseront point du tout dans les places où étoient les monceaux, qui étant recuites n'en ont pas besoin, puisque ce sera toujours là où viendra le meilleur bled. (…] Un semeur entendu, viendra ensuite qui semera sur cette cendre seigle ou froment, à demi-semence, c'est-à-dire qu'il n'en mettra qu'environ la moitié qu'on en emploie ordinairement dans le païs, pour une semblable étendue de terrein. (…) comme il ne s’y trouve point d’herbe, n’y aucune plante sauvage, toute la semence en ayant été détruite par l’action du feu, il paroît d’abord clair pendant une partie de l’hyver ; mais à l’approche de la belle saison il s’épaissit ». (57-64).

« Les terres ainsi défrichées par le moyen du feu, deviennent infiniment meilleures que les autres, & produisent beaucoup davantage ; on les nomme en Anjou, Ecobuës, du nom de l’outil dont j'ai fait mention ; l'opération s'appelle par la même raison, Ecobuer, & les gens qui y travaillent, Ecobueurs. Ce procédé bonifie le fond pour plus de vingt ans : il se passe un temps très-considérable, sans qu'il y croisse pour ainsi dire, aucune herbe dans les bleds, il n'en vient presque point encore dans les terreins que j'ai fait écobuer les premiers. » (120-121).