2013b) « Fruits »

In Marie-Pierre Ruas (coord.), Fruits d'ici et d'ailleurs. Regards sur l'histoire de quelques fruits consommés en Europe, Montreuil-sous-bois (93), éditions Omnisciences, coll. Histoire des savoirs. [Tapuscrit : réservé.]

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FRUITS

Ayant orienté mes recherches vers ce qu’il est convenu d’appeler les « grandes cultures » (principalement les céréales), je me suis aperçu en préparant ma venue à ce colloque que j’en savais bien peu sur les fruits, et que c’était un sujet sur lequel j’avais plus de choses à apprendre qu’à dire. Mon propos sera donc assez limité. Ce sera essentiellement le compte-rendu de la lecture de quelques textes du XIXe siècle que j’avais par hasard sous la main.

Le premier de ces textes sera le Catéchisme des cultivateurs pour l’arrondissement de Montargis, publié en 1839. Ce petit livre n’est pas, à première vue, d’une originalité bien remarquable, il s’en est publié des centaines du même genre à la même époque. De plus, les fruits, considérés comme relevant plutôt de l’horticulture que de l’agriculture, n’y sont pas vraiment traités. En revanche, j’ai été heureusement surpris d’y trouver une rubrique « Arbres fruitiers à l’état sauvage », où sont mentionnés :

- le cormier, vanté pour sa très longue durée (jusque 800 ou 900 ans !), et dont il existe deux variétés qui sont entre elles comme la poire et la pomme ; leurs fruits donnent un cidre excellent, surtout lorsqu’ils ont été daguenettés, c’est-à-dire séchés au four ( ?) ;

- le néflier, plus rarement le merisier ;

- le poirier et le pommier, qui sont quelquefois greffés ;

- l’épine noire, dont les fruits (les prunelles) sont récoltés par les malheureux qui en font une boisson de mauvaise qualité.

Tous ces arbres ou arbrisseaux se trouvent dans les taillis normalement exploités pour le bois. Je ne sais pas dans quelle mesure ces détails sont généralisables. Ce qui me semble intéressant, c’est qu’en plein XIXe siècle et à 25 lieues de Paris, les fruits sauvages fassent encore l’objet d’une exploitation qui n’est pas seulement anecdotique.

Ce n’est cependant pas le cas de tous les fruits sauvages, et on peut se demander pourquoi, par exemples, les mûres, si fréquentes dans les haies, ne sont pas mentionnées. Est-ce parce que les haies étaient mieux entretenues qu’aujourd’hui ? Ou est-ce parce que leur consommation, par les enfants, par les promeneurs, etc., n’était justement qu’anecdotique ?

Autre question, celle de la greffe, et plus généralement des techniques propres à ce qu’on pourrait appeler la domestication des arbres fruitiers.

L’art de greffer est ancien, il en est question chez les agronomes de l’Antiquité classique. À l’époque, ce n’est déjà plus une nouveauté, et on peut se demander quelles furent les conditions de son invention et de son développement. – question qui passe probablement par une recherche dans les civilisations où il est inconnu. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on aborde la littérature plus récente, on est immédiatement frappé par l’espèce de fascination que l’art de greffer a exercée sur beaucoup d’esprits. La Monographie des greffes d’André Thoüin (1821) en recense 125 espèces différentes, et on en compte encore 110 dans l’édition de 1821-1823 du Nouveau Cours Complet d’Agriculture. Par la suite, ce nombre se réduira, et par exemple l’Encyclopédie Pratique de l’Agriculteur de Moll et Gayot (1877) n’en connaît plus qu’une trentaine1. Mais pour le profane aujourd’hui, ce chiffre est encore étonnant. Même si on écarte les effets d’une certaine exagération littéraire, il faut supposer qu’il y a eu en Europe, pendant plusieurs siècles, toute une population d’amateurs et de passionnés qui se sont transmis leurs observations et leurs inventions.

Qui étaient ces passionnés, à quelles catégories sociales appartenaient-ils, quelles étaient leurs idées, que furent leurs résultats ? Je n’ai pas dépouillé la littérature qui traite de ces questions. La seule chose que je voudrais dire, c’est qu’il s’agit probablement d’un chapitre fondamental, non seulement de l’histoire de l’horticulture, mais de l’histoire des sciences en général. Et cela pour au moins deux raisons. La première, c’est que la question des greffes occupe, dans la topographie des sciences d’autrefois, une position qui préfigure en partie celle de la génétique dans les sciences d’aujourd’hui. La seconde est que l’art de greffer est essentiellement expérimental. Or le recours à l’expérimentation a été un élément déterminant du développement de la science moderne, alors que la science antique et médiévale était fondée sur le raisonnement déductif.

Proche de l’art de la greffe, il y a évidemment celui de la taille, dont l’importance est comparable mais dont le ne dirai rien, faute d’avoir pu comprendre les textes, pourtant nombreux, qui en traitent. Je ne sais pas s’il existe des experts en cette matière. Pour le non-initié que je suis, l’obscurité des écrits sur la taille est générale. D’où mon soulagement d’avoir trouvé au moins un auteur qui en donne la raison. Le jardinier doit savoir son arbre par cœur, nous dit Bosc (dans le NCC, vol. xv) ; il doit l’avoir tellement étudié que « même en fermant les yeux, il ait dans son esprit une idée nette de tous ses détails, de toutes ses branches et de tous ses bourgeons… ». S’il dit vrai, on conçoit que l’entreprise de faire comprendre les méthodes de taille aux lecteurs d’un livre ait quelque chose de désespéré. Et en même temps, ce n’est peut-être qu’un cas extrême de la difficulté qu’il y a toujours à faire comprendre un savoir technique par l’expression verbale seule, sans passer par la monstration pratique.

En revanche, je voudrais évoquer un procédé bien oublié aujourd’hui mais qui eut son heure de gloire aux XVIIIe et XIXe siècles : l’incision annulaire. Il s’agissait d’enlever avec précaution un petit cylindre d’écorce aux rameaux portant fleurs ou fruits. L’opération ne devait pas faire obstacle à la montée de la sève – on ne touchait pas au liber – mais elle devait arrêter la sève descendante, ce qui était censé profiter au développement des fruits. « J’ai été longtemps enthousiasmé de l’incision annulaire, nous dit Bosc (ibid.), parce que j’ai été plus de cent fois témoin de ses avantages pour garantir les fleurs de la coulure et pour accélérer la maturité des fruits. » Cependant, ajoute-t-il, les fruits sont moins sucrés. Sur la vigne, l’opération donne des vins plus faibles que la moyenne, ce qui a conduit les préfets de deux département, la Côte d’Or et l’Yonne, à l’interdire. Sur le figuier, elle donne des fruits plus nombreux, mais qui tombent avant maturité…

Malgré ces inconvénients, l’incision annulaire continuera à défrayer la chronique jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Plusieurs inventeurs mettront même au point des sécateurs spéciaux pour la rendre plus facile et plus rapide (Bosc en cite trois, il y en a eu d’autres depuis). Comment comprendre un succès aussi prolongé pour une opération aussi douteuse quant à ses résultats ? Je l’ignore. Mais comme dans le cas de la greffe et de la taille, je crois qu’il faut tenir compte de quelque chose qu’on pourrait appeler la passion expérimentale. Cette forme active de la curiosité n’a été prise en considération (un peu…) qu’en histoire des sciences. Mais elle ne s’y limite pas, et il est intéressant d’observer que l’horticulture et l’arboriculture lui ont aussi offert un excellent terrain d’exercice. Terrain d’autant plus favorable que l’amateur d’expériences n’avait rien à y craindre de la théologie ou de la politique, ce qui, à certaines époques, n’était pas négligeable.
 

Quelques mots, pour terminer sur ce sujet, à propos de l’outillage. Il est banal de rappeler que les outils pour tailler et greffer sont en métal, et en un métal dont la qualité n’est pas indifférente, s’agissant d’obtenir des coupures aussi nettes que possible. Peut-on en conclure qu’un certain développement de la métallurgie a été une condition nécessaire à celui de l’arboriculture ? Je n’ai pas la réponse, mais je crois que la question vaut d’être posée.

Une autre question, plus anecdotique, est celle du sécateur. Il fait son apparition, semble-t-il, au début du XIXe siècle2. Ce qui est étonnamment tardif, si on tient compte du fait que les « ciseaux de jardin » (à deux mains) et les échenilloirs, basés sur le même principe, sont beaucoup plus anciens. À l’article « Sécateur » du NCC (vol. xiii), Bosc nous apprend que cet instrument a été inventé pour remplacer la serpette, mais qu’il est plus coûteux, d’un maniement plus lent, et qu’il a le défaut de comprimer les tiges coupées. Les sécateurs ne conviennent guère que pour tailler les rosiers ou les groseillers, ajoute-t-il ; et il conclut : « ils fonctionnent fort bien entre les mains des belles, mais non entre celles des jardiniers ». Le sécateur et les femmes, voilà un thème de recherche assez inattendu.

 

* * *

 

Après les arbres, venons-en aux fruits eux-mêmes. Et ici, la première question qui se pose est évidemment celle de savoir ce qu’on entend par « fruit ». Du point de vue des botanistes, la question est réglée depuis longtemps, mais pour l’usage courant, cela ne résout rien. Dire que le grain de blé est un « fruit » n’a de sens qu’en botanique. Cela dit, est-il possible de proposer pour la notion de « fruit » qui nous intéresse une définition qui soit à la fois précise et utilisable dans la pratique ? Tout ce que j’en dirai est que la question figure en bonne place dans la littérature du XIXe siècle, dont je me bornerai à tirer quelques exemples.

 

Voici d’abord, pour mémoire, la catégorie des légumes-fruits. La Maison rustique du XIXe siècle (vol. v, 1845) en donne la liste suivante : citrouille ou potiron, concombre et cornichon, melon, melon d’hiver ou melon d’eau (?), pastèque, tomate, aubergine et fraise. À quoi s’ajoutent, en culture forcée seulement, l’ananas et le piment.

 

Les fruits proprement dits sont presque toujours considérés comme provenant d’arbres ou d’arbrisseaux. Le Nouveau Cours Complet (vol. vii, p. 159) fait état de 1200 « variétés, races ou sous-variétés » différentes, appartenant à 70 espèces, 37 genres et 18 familles, et cela pour la seule Europe. Cet inventaire, que je me suis bien gardé de vérifier, serait dû à André Thoüin, du Muséum. La seule distinction proposée entre tous ces « fruits » est entre les fruits de table, consommés « crus, cuits ou confits au sucre » et ceux dont on fait des boissons comme le cidre.

De Gasparin (vers 1850)3 propose une classification assez hétéroclite en cinq groupes, dont les trois premiers sont d’ordre géographique :

- région I : oranger, citronnier, caroubier, figuier d’Inde (cactus opuntia) ;

- région II : olivier, figuier, jujubier, câprier ;

- région III : vigne, amandier, mûrier, prunier, abricotier, pêcher ;

- amentacées : châtaignier, noyer, noisetier, avelinier ;

- autres : pommier, poirier, cerisier, groseiller.

Une des classifications les plus détaillées que j’ai trouvées est celle d’A. Du Breuil dans l’Encyclopédie de Moll et Gayot (1877, vol. viii). Cet auteur distingue :

- les fruits propres aux boissons fermentées : pomme, poire, raisin, etc.

- les fruits de table, eux-mêmes répartis en sept groupes :

+ à pépins

+ à osselets : nèfle, corme, azerole, etc.

+ à noyau

+ à baie : raisin, groseille, figue

+ en noix

+ en capsule : châtaigne

+ en légume : caroubier

- les fruits oléagineux.

 

On voit bien l’intérêt et les limites de ces divers essais de classification. Leur intérêt, c’est de nous donner accès aux diverses façons de voir de chaque époque à travers celles des auteurs. Leurs limites, c’est d’être basées sur des critères hétérogènes, qui ne peuvent donc pas donner de résultats véritablement cohérents. Cela dit, il me semble que ces classifications sont intéressantes par leurs faiblesses mêmes. Je n’en ai cité que trois, il y en a bien d’autres, qui mériteraient une étude plus détaillée.

Que la notion de fruit soit problématique (en dehors de l’usage strict des botanistes), cela n’a rien de surprenant. Quel rapport y a-t-il entre ananas et glands, entre noisettes et tomates, entre câpres et abricots ? Il me semble que cette question n’a de sens que si on y introduit celle des différents usages qui peuvent être faits des différentes parties de chaque fruit.

Dans le cas des cucurbitacées, par exemple, on a utilisé : l’enveloppe, comme récipient (gourde) ; la pulpe ; les graines (séchées ou grillées, à grignoter) ; les graines encore (pour l’huile), et j’en oublie peut-être. À l’inverse, les variétés actuelles sont très spécialisées. La plupart d’entre elles ont été sélectionnées depuis longtemps pour un seul usage. Et l’évidence de cet usage unique tend à nous dissimuler l’importance de ceux qui ont plus ou moins disparu. Dans un article ancien4, j’avais signalé l’intérêt de dissocier les produits animaux (viande, lait, peaux, toisons, travail, etc.) des espèces zoologiques qui sont censées les fournir. Il serait peut-être utile de tenter quelque chose d’analogue avec les fruits.

 

* * *

 

Cependant, les fruits sont beaucoup moins polyvalents que les animaux. L’exemple des cucurbitacées que je viens d’évoquer est peut-être exceptionnel ; il ne s’appliquerait ni aux cerises ni aux noisettes. Je crois que les distinctions pertinentes se situent à la fois plus en amont – récolte, culture, domestication – et plus en aval – modes de consommation.

 

La liste serait longue, par exemple, des fruits qui sont restés très longtemps à l’état sauvage, pour n’être vraiment domestiqués qu’au XVIIIe ou au XIXe siècle. Aux exemples classiques – fraise, mûre (Rubus), myrtille – il faut ajouter la greffe de variétés cultivées sur des arbres sauvages, dont parle Royer dans son Catéchisme. Inversement, on a trouvé récemment des vestiges qui feraient du figuier une des plus anciennes espèces domestiquées du Proche-Orient, antérieure aux céréales. De toute évidence, la « domestication » des espèces fruitières offre un éventail de situations particulièrement ouvert, ce qui peut nous aider à remettre en cause bien des idées reçues.

 

La question des techniques de récolte est rarement posée, et pour cause : jusqu’à une date très récente, la plupart des fruits étaient simplement cueillis à la main. Il y avait bien quelques exceptions : les myrtilles, qui se récoltent à l’aide d’un peigne, comme parfois aussi les olives ; les noix, que l’on gaule ; les prunes, qu’on fait tomber en secouant les branches de l’arbre, etc. Mais ces exceptions ne changent pas grand-chose au fait massif que contrairement aux céréales, les procédés pour récolter les fruits ont toujours été rudimentaires et n’ont pas donné lieu à des innovations mécaniques de quelque importance avant le XXe siècle.

 

Un autre contraste avec les céréales s’observe en ce qui concerne la conservation. Les céréales se conservent mieux à l’état de grains qu’après transformation (en farine, en gruaux, en pâte, en bouillie, en pain…)5. Avec les fruits, c’est l’inverse. Leur conservation à l’état frais demande des précautions coûteuses, plus coûteuses en général que leur transformation immédiate. Et rien n’illustre mieux ce contraste que l’exemple des boissons fermentées. Partout dans le monde (sauf en Europe depuis le Moyen Âge), les bières6 sont des boissons qui ne se conservent que quelques jours, et que donc on fabrique au fur et à mesure des besoins, par petites quantités à la fois ; et la fabrication de la bière est alors ordinairement une tâche féminine, qui fait partie des compétences de la mère de famille au même titre que la cuisine ou les autres activités dites domestiques. Dans ces conditions, c’est la matière première (grains, tubercules) qui est conservée, pas le produit. Dans le cas de la vigne et du vin, c’est exactement le contraire : on conserve le vin, pas le raisin7. D’où une organisation de la production complètement différente. La fabrication du vin est une activité saisonnière. Toute la récolte de l’année doit être traitée en quelques semaines, ce qui dépasse complètement les possibilités de l’économie domestique. Je n’ai pas de documents qui me permettraient de le prouver, mais je crois vraisemblable que la fabrication du vin a toujours été une tâche masculine, voire, si on peut dire, industrielle, dans la mesure ou le traitement de la vendange et plus encore la conservation du vin ont toujours dû exiger un matériel spécial et relativement lourd.

 

Cette question de la saisonnalité, en relation avec celle de la conservation, me paraît fondamentale. Peut-être existe-t-il sous l’équateur des régions où le climat est assez uniforme pour que des fruits y mûrissent toute l’année. Mais cette situation, qui correspond au mythe du paradis terrestre, est sans doute plus imaginaire que réelle. Le cas le plus fréquent est que la maturité des fruits se produit en un laps de temps limité, si limité en fait que faute de moyens pour les récolter, pour transporter et pour conserver la récolte, on est souvent contraint à en abandonner une grande partie. C’est ce que je suis tenté d’appeler l’abondance inutile.

Comment rendre utile l’abondance ? C’est toute la question, surtout dans le domaine des fruits, mais pas seulement. Elle y est simplement – comment dire ? – plus apparente qu’ailleurs. Or ce n’est pas une question facile, parce qu’elle ne se pose plus aux citadins que nous sommes. Depuis deux siècles, l’appertisation, les appareils frigorifiques, les transports rapides, l’atmosphère contrôlée, les emballages sous vide, etc., ont si complètement changé la donne qu’il nous faut faire des efforts considérables pour nous replacer par la pensée en des temps où tout cela n’existait pas.

L’abondance inutile a, sinon disparu, au moins perdu beaucoup de sa visibilité. A l’opposé, quelque chose a bien disparu qu’on pourrait appeler le très grand luxe de la rareté. On pense bien sûr aux ananas cultivés à Versailles ou aux figuiers du château de Sans-Souci à Berlin. Je ne crois pas pouvoir mieux faire, pour illustrer ce point, que citer (voir ci-après en annexe) deux brèves descriptions, l’une par Arthur Young à la fin du XVIIIe siècle, l’autre par Paul Arène à la fin du XIXe. On y verra que dans la région de Nice ; un hectare d’orangers représentait alors une véritable fortune.

Cette conclusion n’est guère originale. Mais à la suite du bref survol auquel je me suis livré dans la littérature du XIXe siècle, c’est celle qui me paraît s’imposer. L’histoire des fruits a son intérêt propre, je n’en doute pas. J’en suis venu à penser que dans une perspective comparative, elle a aussi celui de conférer une visibilité particulière à des problèmes qui sont d’un ordre plus général, comme ceux de la saisonnalité ou de l’abondance inutile.

 

François Sigaut Le 19 juin 2008

 

 

 

ANNEXE

 

Arthur Young, Voyages en Italie et en Espagne pendant les années 1787 et 1789. Paris, Guillaumin & Cie, 1860.

 

Accompagné de M. Green [le consul britannique à Nice], nous avons visité des jardins auxquels l’irrigation donne une luxuriance remarquable ; mais leur principal produit, et c’en est un magnifique, provient des oranges et des citrons, les premières surtout. On cultive quelques bergamotes par curiosité. Nous vîmes entre autres le jardin d’un noble, il n’avait pas deux acres et donnait trente louis d’or par an, rien qu’en oranges, sans compter les légumes de toutes sortes que l’on y récoltait. Telle est la perversité de notre nature, que la grande valeur de ces produits serait justement ce qui me ferait rejeter ces jardins, s’ils étaient soumis à l’exploitation de la noblesse de Nice. Un acre de jardin forme un objet important dans le revenu d’un noble, que l’on dit à son aise, s’il a de 150 à 200 liv. par an. Ainsi ce qui chez nous est considéré comme une récréation, devient ici une source de revenu : idées absolument incompatibles. C’est comme une chambre bien meublée qu’on loue à un étranger ; les oranges sont vendues si bien qu’on n’en conserve pas une pour soi. Un certain laisser-aller dans la consommation est un des profits du jardin, un système qui la défend anéantit tout le plaisir de posséder. On peut certainement vendre les oranges aussi bien que des grains ou du bois ; mais alors qu’on les fasse croître loin de la maison. Cette partie ouverte de notre demeure, que nous appelons un jardin, devrait être entièrement libre et ne présenter que des idées de plaisir, aucune de profit.

 

N.B. Le journal du Voyage en Italie d’A. Young commence en septembre 1789 à Nice. L’extrait ci-dessus est daté du 17 septembre 1789, il se trouve pp. 4 et 5 de l’édition de 1860. Il est probable que Young comptait un louis pour dix livres, ce qui ferait un total de 300 livres pour 2 acres, un peu moins d’un hectare. Une évaluation exacte reste à faire, mais ces chiffres suffisent pour établir qu’à la fin du XVIIIe siècle, une centaine d’orangers constituaient une [petite ?] fortune.

 

Paul Arène, « Le Canot des six capitaines », dans La Gueuse parfumée, Paris, Charpentier, 1876.

 

Saint-Aygous n’était pas précisément rentier. Il n’exerçait aucune des paisibles industries que ses concitoyens exercent. Il n’avait pas de moulin à huile, il ne salait pas d’olives, il ne séchait pas de figues, il ne menuisait pas de cannes avec la palme des dattiers, il ne distillait pas de liqueur locale en macérant au soleil des baies de myrte dans de vieille eau-de-vie, il ne combinait pas de cette exquise saumure noire, le pey-sala, bouillie d’imperceptibles petits poissons triturés qui, jadis, sous le nom de garum, faisait se pourlécher les babines romaines, il ne pressurait pas de tomates comme fabricant de jus de tomates, ni les étrangers comme propriétaire de villas…

Saint-Aygous, pour fortune, possédait au quartier de la Badine un tout petit clos précédé d’un tout petit pavillon.

Dans le pavillon s’arrêtaient, du matin au soir, les passants encouragés par une enseigne accueillante ; dans le clos, cent-dix orangers épanouissaient leurs fleurs au soleil et mûrissaient leurs fruits à la brise marine. Chaque jour, une vieille femme, armée d’une courge creuse taillée en longue cuiller, versait au pied de chaque oranger, avec une religion toute chinoise, l’humble mais féconde offrande laissée au pavillon par les passants de la veille !

Et voyez les mystères du circulus : le parfum des fleurs ne semblait que plus doux, la saveur des fruits plus exquise. Les cent dix orangers, à dix francs par pied et par an, rendaient, tant en fruits qu’en fleurs, onze cent francs, la vieille femme une fois payée. ; et tandis que dans le Nord, avec des lieues de forêt, un homme peut se trouver pauvre, Saint-Aygous, avec ses cent dix orangers et son pavillon, portait des souliers de toile en tous temps, des pantalons blancs, des vestes courtes, et se promenait de la ville au Bigorneau, un parasol sous le bras et coiffé d’un chapeau manille baissé sur les yeux et relevé sur la nuque, ce qui, dans Antibes et tout le long du littoral, est l’apanage de la richesse.

 

N.B. Ce texte est cité dans l’étude sur « La vie et les œuvres de Paul Arène », par Charles Maurras publiée dans une réédition d’un autre roman de Paul Arène, La Chèvre d’or (Paris, Plon-Nourrit & Cie, s.d. [1897], pp. 10-11). J’ignore si Paul Arène avait lu Arthur Young ; en tous cas, à près d’un siècle d’intervalle, les situations décrites paraissent étonnamment semblables.

 

1 Ces deux titres seront par la suite cités par leurs initiales : NCC pour le Nouveau Cours Complet d’Agriculture théorique et pratique […] ou Dictionnaire raisonné et universel d’Agriculture (Paris, Déterville, 16 vol., 1821-1823) et EPA pour l’Encyclopédie Pratique de l’Agriculteur, sous la dir. de L. Moll et E. Gayot (Paris, Firmin Didot, 13 vol., 1859-1877).

2 Du Breuil (EPA, vol. xii) en attribue l’invention à un certain marquis Bertrand de Molleville, mais sans donner de date.

3 Dans son Cours d’Agriculture, dont j’ai utilisé la 3e édition (6 vol., 1850-1863) ; la première édition du premier volume est datée de 1843.

4 « Un tableau des produits animaux… », Production pastorale et société, 1980, n° 7, pp. 20-36.

5 Ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a des produits transformés qui sont aussi destinés à une conservation longue (le riz étuvé, le boulgour, le biscuit de mer, etc.). Mais leur usage n’est pas universel.

6 J’emploie le terme au pluriel parce que l’ensemble des boissons fermentées produites à partir d’une céréale (riz, orge, froment, seigle, maïs, mil…) ou d’une plante à tubercules (manioc, igname…) est d’une extrême diversité. Ce qu’il faut savoir, c’est que dans cet ensemble, les bières dites « de garde », susceptibles de se conserver de plusieurs mois à plusieurs années, sont une exception propre à l’Europe.

7 On peut certes conserver les raisins par séchage, comme les figues, les dattes, les prunes, etc., mais c’est un autre sujet.