2008a) « La jachère, d’une signification à l’autre »

(Sigaut François et Morlon Pierre), Pour la Science, décembre, 374 : 94-99.

La jachère retrouvée

(Éléments pour une histoire du mot jachère)

 

Pierre Morlon, François Sigaut

 Éléments pour l’« accroche »

Dans le langage commun, en jachère veut dire laissé à l’abandon, inculte. En agriculture, depuis la réforme de la Politique agricole commune européenne en 1992, le mot jachère désigne aussi bien un champ de colza dont la récolte est destinée à des industries non alimentaires (« jachère industrielle »), qu’une végétation de « mauvaises herbes » que l’agriculteur n’a pas le droit de détruire au printemps et en été. Mais, pour les cultivateurs et dans les textes techniques agricoles jusqu’au début du 20e, jachère désignait tout autre chose : un ou des labours destinés à éliminer les mauvaises herbes, la terre qui recevait ces labours et la période pendant laquelle on les effectuait. Riche d’enseignements, l’histoire de cet incroyable écart invite les « scientifiques » et autres lettrés à l’humilité. Il y a 2 siècles, le virulent débat sur la jachère a mobilisé des types d’arguments toujours d’actualité : le recours à la notion de nature ; la durée nécessaire en agriculture pour évaluer une nouvelle technique ; les enjeux sociaux des choix techniques et les non-dits des argumentaires purement « techniques ».

Jachérer, jachère

« La meilleure préparation pour le blé est la jachère, surtout dans les terres très tenaces » (Moll, 1838) ; « Jachère se dit d’une terre qu’on laisse une année sans la semer pour la disposer à produire du froment par des labours qu’on lui donne pendant ce temps » (Duhamel du Monceau, 1758).

Pendant mille ans, pour les cultivateurs, la jachère était, non pas un abandon plus ou moins temporaire, mais une technique active dont la fonction était de préparer la terre avant le semis d’un bled à l’automne, en la divisant finement pour assurer la germination et l’enracinement du bled et en la nettoyant des mauvaises herbes qui le concurrenceraient. Le mot est sans doute d’abord un verbe. Gacherare, ghaskerer, gascherer (du bas-latin gascaria, Scheler, 1862 ; Larive & Fleury, 1900 ; Quemada, 1983 ; Dauzat et al., 1986 ; Rey, 1992, 2005), c’est labourer : plus précisément donner le premier d’un ensemble de labours (façons, oeuvres, cultures) dont le second s’appelle binage : « terras nobis restituet in eo statu in quo recipiet eas, videlicet gacheratas et binatas » (« il nous rendra les terres dans le même état où il les a reçues : jachérées et binées »), dit un bail de 1255 cité par Delisle (1965) ; « Ghaskerer, binner et semer, id est arare, aratrare et serere », dit à la fin du 17è siècle le linguiste Du Cange dans son Glossaire du latin du Moyen Age. Jachérer a toujours gardé ce sens : « Jachérer. Labourer des jachères, c’est donner le premier labour à une terre qu’on a laissé reposer » (Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), « Jachérer. Labourer des terres en jachère » (Larousse, 1880).

Le substantif jachère désigne trois choses.

C’est d’abord ce labour, culture, œuvre ou façon : « …la troisieme partie demeure sans semer, que l’on appelle jachere, qui est toujours la premiere façon ou le premier labour » (De Rosny, 1710). Donc une action. « La première et la plus importante opération que l’on puisse faire subir à ces terres est la jachère » (Nicolle, 1893). Garola (1894) dit d’elle : « Voici comment il convient de l’exécuter ». Et l’équivalent anglais de jachère, fallow, a été défini comme « combined tillage operations for cleaning land » (« combinaison d’opérations de travail du sol pour nettoyer la terre [des mauvaises herbes] », Robinson, 1962). Chaque labour était suivi, quelque temps après, de travaux plus légers (hersage, arrachage manuel des mauvaises herbes, etc.), qui étaient conceptuellement et économiquement inclus dans la façon, oeuvre ou culture.

C’est aussi la terre qui, ayant reçu ce premier labour, reçoit les suivants : une jachère est une terre qu’« il faut tant de fois labourer & relabourer, que la terre soit toute en pouldre s’il est possible » (Estienne, 1565, chap. 9, Esmotter, puis labourer de seconde façon). Dans la seconde partie du Roman de la Rose (fin 13e siècle), Jean de Meun exalte la procréation pour perpétuer l’espèce humaine, et prend le stylet, le marteau et la charrue comme allégories des outils que les hommes ont reçu pour payer à Dame Nature le tribut qui lui est dû. Dans son texte, la jachère est à la charrue ce que l’enclume est au marteau et la tablette au stylet : il faut sans cesse et sans se lasser labourer, battre ou tracer. « Un champ ne peut donc être appelé la jachère que lorsqu’il a reçu le premier labour, lorsqu’il a été jachéré » (Bodin, 1856)

C’est enfin la période où on effectue ces labours. « Il ne faut donc pas confondre la jachère avec la friche, les sols infertiles, les terres abandonnées sans culture et envahies par les mauvaises herbes, les roseaux ou legazon. Au contraire durant la jachère, on consacre tous ses efforts à la préparation complète du sol » (Diffloth, 1929 : 212).

Jachère et fertilité

Dans la rotation, laisser une terre en jachère c’était ne pas semer pendant une année afin de faire ces labours, qui redonnent à la terre sa fertilité perdue : « Pour miex fructefiier plus tart, / De si au tierc an ou au quart / Laist on bien se terre a gaskiere » (« Pour qu’elle fructifie mieux plus tard, on laisse bien sa terre en jachère tous les trois ou quatre ans »), dit Adam d’Arras (fin 13e siècle). Quels mécanismes sont-ils mis en jeu ?

Le premier est explicite dans tous les textes sur la jachère : chaque façon détruisait les mauvaises herbes germées et ramenait à la surface d’autres graines pour les faire germer à leur tour, et ainsi réduire le stock de graines présent dans le sol - ce que les agriculteurs appellent aujourd’hui faux-semis. Olivier de Serres (1605) recommande de jaschérer dès la moisson, « telle primeraine et avancee culture […] bannissant de bonne heure, les herbes, & plantes malignes, […] reïterant le labourage à mesure qu'on verra rebourgeonner les herbes sur le gueret, dont il en sera entièrement deschargé ; afin que net en perfection, puisse estre capable de recevoir les semences » ; et Bellepierre de Neuve-Église (1761) : « ...jacheres, pour dire, sol entiérement épuisé par les récoltes ou devenu mauvais par la quantité d’herbes sauvages & destructives qu’il a produit [...]. Tous les Auteurs s’accordent assez volontiers sur la méthode de labourer la terre qui doit rester en jachere […] On fera ensuite passer successivement la herse pesante & la mediocre, afin de bien ameublir la terre & arracher les mauvaises herbes ». C’est donc en éliminant les mauvaises herbes, tout en préparant le lit de semence pour faciliter la germination et l’enracinement du bled (et aussi en permettant l’apport et l’enfouissement de fumier), que la jachère redonne à la terre sa faculté de produire. C’est ainsi qu’Heuzé écrit en 1862 : « Elle [la jachère] est aussi nécessaire sur les exploitations (...) où la terre, fatiguée par des récoltes salissantes, est très-enherbée ». Le pâturage entre deux façons contribuait à détruire les mauvaises herbes, tout en alimentant des moutons à une saison où il n’y avait pas d’autre fourrage.

La période de jachère inclut forcément l’été, quand la force du soleil dessèche les mauvaises herbes déracinées. La Salle de l’Étang (1764) insiste sur le fait que pour les cultivateurs, au sens strict du terme, la jachère désigne un temps de labours « continué pendant les deux saisons du printems & de l’été », une période de labours seulement en automne et hiver, avant un semis en mars, n’étant pas une jachère. Cette technique largement répandue en Europe n’avait ce nom que dans une petite région entre Normandie, Ile de France et Wallonie (fig. 1 = ). Ailleurs, elle s’appelait guéret (du latin vervactum = labour ou jachère) ou l’une de ses variantes (garat, garach, varette, warect, ...) ; versaine (du latin vertere = retourner) ; sombre et sommard (du gaulois samo = été, cf. allemand Sommer, anglais summer) ; terre à soleil ; estivade ; cultivage ou cotive ; maggese (de maggio, le mois de mai ; maggiere = donner le premier labour) ; braak et Brache dans les parlers germaniques (brechen = rompre, Brachmonat désigne le mois de juin)... Tous ces termes indiquent qu’il s’agit de terres labourées (rompues, versées, cultivées) à la saison estivale (Sigaut, 1975, 1995).

Il existe un autre mécanisme par lequel la jachère redonne de la fertilité à la terre : les labours provoquent la minéralisation (transformation en composés simples, comme les nitrates) de la matière organique du sol, libérant ainsi des éléments minéraux pour les plantes cultivées : « Les façons répétées peuvent jusqu’à un certain point compenser la pénurie d’engrais, en déterminant une nitrification abondante des réserves azotées du sol ; ils permettent par la suite de comprendre comment nos prédécesseurs, souffrant habituellement du manque d’engrais, trouvaient un avantage à conserver la jachère » (Dehérain, 1892). Mais, pendant longtemps, on en observa les effets sans les comprendre, car on ignorait tant les mécanismes de la nutrition des plantes, élucidés entre la fin du 18e siècle et celle du 19e - le nom de Liebig et la date de 1840 sont restés dans l’histoire, mais cela fut plus progressif - que ceux de la biochimie du sol, comme la nitrification (oxydation de l’ammoniaque par des microbes), démontrée en 1877 par Schloesing et Müntz (voir Payne, 1990 ; Morlon, 1998). Au 18e siècle, l’Anglais Tull croyait que, par de toutes petites bouches situées sur les racines, les plantes se nourrissent directement de minuscules particules de terre ; il en déduisait que pulvériser la terre en multipliant les labours rendait inutile tout apport d’engrais. La jachère extrait ainsi du sol les éléments nutritifs qu’il contient. Mais extraire n’est pas remplacer : comme Bosc l’a affirmé dès 1813, la minéralisation ne crée pas les éléments nutritifs, elle suppose au contraire leur présence préalable.« Ce système ne commence à être possible qu'autant que la terre qui y est soumise possède déjà des avances de fertilité telles que les plantes puissent y puiser, dès le début, l’aliquote des principes nutritifs nécessaires à leur consommation » (de Gasparin, 1851). Cet effet peut durer un certain nombre d’années, mais à long terme la jachère contribuait à l’épuisement des sols si l’on ne restituait pas les éléments prélevés. Les rotations avec jachère, qui exigeaient des apports extérieurs d’éléments nutritifs, n’étaient pas « durables »... mais c’est seulement à l’époque où elle disparaît que le progrès des connaissances et des méthodes permet de s’en rendre compte !

On profitait enfin des labours de la jachère pour apporter et enterrer l’engrais (fumier) ; ou on y parquait, la nuit, des moutons ayant pâturé des prairies pendant la journée, ce qui était un autre moyen pour opérer cet apport (transfert) de fertilité : « On obtient de plusieurs manières les engrais extérieurs : 1° des bestiaux nourris sur des pâturages sont amenés la nuit sur des terres en culture, et y laissent une partie de leurs déjections ; c'est le parcage » (de Gasparin, 1851 : 210-211). Mais attention ! Il faut distinguer deux choses totalement différentes : le parcage, pratique de fertilisation coûteuse en travail, et la vaine pâture, pratique d’alimentation du bétail au moindre coût. En effet, si, lorsqu’ils sortent d’une parcelle, les animaux ont le ventre aussi rempli que lorsqu’ils y sont entrés, le bilan des éléments pour cette parcelle est négatif : il y a restitution partielle et non apport. Si, en revanche, on parque la nuit sur un champ nu du bétail ayant pâturé ailleurs de jour, il y a transfert vers ce champ de nutriments prélevés sur les espaces pâturés ; il en est de même si on apporte au bétail du fourrage récolté ailleurs.

La jachère, « repos » de la terre, et la lutte pour l’individualisme agraire

 Sur des céréales semées à la volée, les labours et hersages pour détruire les mauvaises herbes interdisaient la présence de toute végétation produisant une récolte : la terre en jachère ne produisait pas de grain, ce qui était crucial à une époque où famines et disettes étaient fréquentes. Des lettrés urbains n’ont vu de la jachère que cet effet : la terre « se repose » car elle ne « travaille » (ne produit pas de grains) ; par contre elle « récupère des forces », de la fertilité. Ce concept de repos s’appuyait sur une étymologie erronée : « le mot vient du Latin Iaceo, qui signifie estre couché » (Nicot, 1606). Or la terre « se repose » aussi lorsqu’elle est en friche (prairie en rotation), ce qui entraîne, pour ces lettrés, la synonymie, et donc la confusion, déjà établie au milieu du 16e siècle, entre jachère et friche. D’où une différence d’acception entre groupes sociaux : « Ces façons […] s’appliquent, 1° aux terres que l’on prépare à blé et qu’on nomme guérets dans le pays, mais que les propriétaires désignent sous le nom de jachères, et qui servent de préparations aux orges d’hiver et de printemps, comme aux blés ; [...] ; 3° aux chaumes d’avoine et autres terres qu’on laisse habituellement en friches et qu’on appelle pâtures [...] : ce sont des friches peu productives que les propriétaires appellent aussi jachères, vaines pâtures, etc. » (Royer, 1839).

Pour les propriétaires terriens - par ou pour qui étaient écrits les traités d’agriculture - l’absence de production de grains impliquait l’absence de rente payée par les preneurs, « qui doivent grain quant eles sont kierkies et nient quant eles sont a gaskiere » (« qui doivent du grain quand elles portent une récolte, et rien quand elles sont en jachère », Le Rentier d’Artois, 1298). Absence déterminante lorsque, inspirés par l’exemple des enclosures anglaises, certains veulent clore leurs propriétés en supprimant les servitudes collectives de parcours et de vaine pâture, ce que Marc Bloch (1930) a appelé « la lutte pour l’individualisme agraire ». Ils combattent comme « improductives et ruineuses » toutes les occupations du sol soumises à ces servitudes. C’est à cette époque qu’apparaissent les « explications » de la jachère par la « paresse » des cultivateurs ou, historiquement, par le manque de main-d’œuvre pour travailler de grandes étendues de terre… ce qui est évidemment absurde, tant la jachère exigeait de travail : à la même époque (et, parfois, dans les mêmes textes), un des arguments donnés pour remplacer la jachère par des prairies temporaires était que ces dernières demandent beaucoup moins de travail !

Yvart fut le plus prolixe et le plus acharné des adversaires de la jachère, « cette pratique, qui fut toujours celle des sauvages et de tous les peuples nomades, déshonore encore aujourd'hui les contrées qui sont le moins avancées vers l'instruction et la civilisation » (1809, 1822). Certains de ses arguments – et donc ceux, opposés, de ses contradicteurs - méritent d’être cités, tant ils éclairent des débats actuels, sur au moins trois points : l’appel à la notion de nature, les enjeux sociaux des choix techniques et les non-dits des argumentaires purement « techniques », la durée nécessaire pour conclure à la validité d’une technique en agriculture.

Yvart affirme que la pratique de la jachère va « contre le vœu bien évident de la nature », « la jachère n'est donc pas dans la nature, et l'on n'a jamais vu la terre se dépouiller elle-même de toute espèce de végétation pour se reposer. ». Ce à quoi Moll (1877) répliquera : « Non, la jachère n’est pas dans la nature; mais un champ de blé, de colza, d’avoine n’est pas non plus dans la nature ».

Yvart fonde son argumentation agronomique sur deux théories.

La première est l’exploitation complémentaire des différentes couches du sol par des systèmes racinaires différents. Mais de Gasparin (1841) a montré qu’elle n’est valable que sur le court terme, « on obtient pendant quelques années des récoltes abondantes, mais elles ne tardent pas à diminuer » (voir aussi Boussingault, 1844).

La deuxième est la théorie de l’humus. Ne distinguant pas les différents éléments nutritifs - en particulier ceux provenant de l’air (carbone et indirectement azote) de ceux provenant du sol phosphore, potasse, etc.) - elle conduit à affirmer l’existence de « cultures restituantes » suffisantes à elles toutes seules pour maintenir la fertilité perpétuelle de la terre : « Quel est en effet le moyen que [la nature] emploie pour rendre propre à la culture un terrain que l'insatiable avidité de l'homme, jointe à son ignorance, est parvenue à stériliser ? N'en doutons pas, c’est en le couvrant insensiblement de végétaux dont les débris annuels et successifs forment ce terreau qui est la base essentielle de toute végétation. Eh bien, confiez à cette terre épuisée des semences d’une valeur peu élevée, qui, dans leur premier âge , soutirant de l’atmosphère une grande partie de leur nourriture, en exigeront d’autant moins de la terre ... ». Or, si ce par quoi Yvart recommande de remplacer la jachère est susceptible d’entretenir les stocks de carbone et d’azote dans le sol, cela n’est pas vrai pour les autres éléments que des siècles de cultures sans restitutions avaient épuisé (Boulaine, 1992). Suivant en cela Thaër (1809), Boussingault (1844) raconte : « On nomma récoltes-jachères les produits récoltés sur la sole qui serait restée improductive. Les pois, les fèves, les vesces, furent d’abord les seules plantes dont la culture remplaçât la jachère. Cependant, on ne tarda pas à s’apercevoir que les récoltes-jachères occasionnaient une très sensible diminution sur le produit des grains ; pour remédier à cet inconvénient, il fallut avoir recours à un surcroît d’engrais ; mais comme l’engrais est presque toujours en quantité limitée dans un établissement, il s’ensuivit, ou qu’il fallut réduire la surface cultivée, ou bien lui affecter une certaine surface de prairies. (...) L’introduction du trèfle dans la culture ordinaire vint apporter de grandes modifications au système des récoltes-jachères (…) Il ne fallut que quelques années d’expérience pour se convaincre que le trèfle ne présente pas exactement les avantages exagérés qu’on lui attribuait. On reconnut qu’en faisant revenir ce fourrage tous les trois ans sur la même sole, on s’exposait à le voir manquer ». « Pour qu’elle [la jachère] ait été conservée pendant des siècles, il fallait qu’elle eût quelques avantages », conclut Dehérain en 1892.

Au-delà des théories, Yvart s’appuie sur des résultats de terrain (« des faits ») obtenus par des propriétaires éclairés, résultats qui posent deux questions : sur quelle durée ont-ils été obtenus, sont-ils reproductibles sur le long terme ? Sont-ils reproductibles partout et dans toutes les conditions économiques ?

Selon lui, c’est par « ignorance », « paresse », « incurie », « routine et préjugés » que les cultivateurs n’adoptent pas les techniques qui conduisent à ces résultats. Il ne veut pas voir que c’est par manque de moyens ou de sécurité sur le long terme qu’ils n’apportent pas d’engrais, par exemple - ce que reconnaissent d’autres adversaires de la jachère, tels Bosc (1813), qui dit de la jachère « alternée » qu’elle « suppose excès d’ignorance ou excès de misère », et avant lui Lavoisier : « En considérant tous ces avantages, vous êtes étonnés, Messieurs, de ce que ce système de culture [anglais] ne s'est point introduit plus tôt en France, de ce qu'il n'est connu que dans un très petit nombre de provinces, de ce qu'il n'est point adopté partout. Mais vous oubliez qu'il exige des avances très considérables, et que les cultivateurs des campagnes sont hors d'état de les faire » (1788b) ; « ce n’est qu’au bout de huit à dix ans d’une exploitation dispendieuse qu’on peut commencer à ressentir l’influence des améliorations qui ont été faites, et ce terme excède déjà celui de la plupart des baux » (1787 et 1788a).

Yvart fut comparé à un autre adversaire de la jachère, l’Anglais Arthur Young, dont les Voyages... dans le Royaume de France (1792) eurent une grande influence. Young se croit sincèrement l’avocat du progrès en agriculture ; mais Allen & O Grada (1988) ont montré à l’aide des chiffres mêmes qu’il avait recueillis au cours de ses voyages, qu’il n’y avait aucune différence significative de performance entre les agricultures qu’il tenait pour avancées et celles qu’il considérait comme arriérées. Le « progrès » d’Arthur Young n’est donc pas un progrès en termes de résultats physiques (production, rendements) mais seulement… un progrès de la rente foncière, ce qui n’est pas du tout la même chose (Sigaut, 1995b).

Yvart pratique l’amalgame en affirmant que les mots jachère, friche, lande sont synonymes. Parce qu’il a beaucoup publié, un véritable « matraquage », son influence a été considérable sur le plan du vocabulaire. Ses affirmations, et donc l’acception très large du mot jachère comme « terrain non cultivé », ont été reprises par des auteurs de dictionnaires, tels Bescherelle, (article jachère du Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, 1856) ou P. Larousse (article Jachère du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle), qui le copient mot à mot quoique que sans le nommer.

On ne peut manquer d’être frappé, chez nombre d’auteurs, par la force du préjugé quasiment raciste selon lequel seuls les lettrés de la ville ont l’intelligence des choses et le bon emploi des mots - même ceux de la pratique agricole ! C’est ainsi qu’au XIXe siècle, des agronomes qui donnent au mot jachère son sens originel de suite de labours mais constatent l’opposition de cette acception avec celle d’abandon de la terre, attribuent automatiquement l’erreur aux cultivateurs. C’est sans doute le même préjugé tenace qui, beaucoup plus récemment, a conduit le Trésor de la Langue Française à ne rechercher que dans les textes littéraires les exemples et donc le sens de ce terme technique. Démarche radicalement opposée à celle d’un Diderot dans l’Encyclopédie...

La jachère est morte, vive la jachère !

Au 19e siècle, la diversification des rotations (plantes sarclées et prairies artificielles), jointe au semis en ligne et à l’invention de nouveaux outils (extirpateurs, scarificateurs) permit de mieux limiter la prolifération des mauvaises herbes tout en produisant chaque année. Les engrais chimiques permirent des apports de fertilité indépendants du recyclage et des transferts par les bestiaux. En France, la pratique de la jachère s’éteignit petit à petit, mais le mot est resté. Depuis la réforme de la PAC de 1992, il n’est plus, en agriculture, qu’un terme administratif désignant des terres retirées de la production alimentaire, incluant aussi bien des champs de « colza-diester » (« jachère industrielle », expression qui désigne aussi d’anciennes usines abandonnées...) que des terrains couverts de végétations spontanées que les agriculteurs n’ont pas le droit de détruire et qui peuvent favoriser la multiplication des mauvaises herbes, « la jachère […] menaçait de réduire à néant des années de lutte contre les adventices concurrentes des plantes cultivées » (Grandval et al., 2003, cf. Gasquez, 1994 ; Rodriguez et Mamarot, 1994), à l’exact opposé de ce que la jachère fut pendant des siècles.

A LIRE : La troublante histoire de la jachère. Pratiques des cultivateurs, concepts de lettrés et enjeux sociaux. Pierre Morlon et François Sigaut, Quae / Educagri Editions, 2008, 325 p.